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Alger et la tentation des gratte-ciel : un rêve moderne ou une impasse urbaine ?

par Toufik Hedna*

Depuis des siècles, l'urbanisme algérien s'est construit sur une logique d'adaptation au climat et aux modes de vie locaux. Les Médinas et les Ksour, avec leurs ruelles étroites, leurs façades en pierre et leurs cours intérieures, permettent de se protéger de la chaleur tout en favorisant la cohésion sociale. Ce modèle a traversé les âges, témoignant d'une intelligence architecturale pensée pour durer. Pourtant, aujourd'hui, une rupture radicale s'opère. L'Algérie semble céder à la tentation des gratte-ciel, ces géants de verre et d'acier qui dominent les skylines des métropoles occidentales et asiatiques. Mais cette mutation s'inscrit-elle dans une dynamique de progrès, ou est-elle une simple fascination pour une modernité importée, déconnectée des réalités locales ?

Les gratte-ciel incarnent, dans l'imaginaire collectif, une forme ultime de puissance et de prospérité. À Dubaï, à Shanghai, à New York, ils sont devenus des symboles de réussite économique et d'innovation. Alger, en quête d'un renouveau architectural, veut aujourd'hui rivaliser avec ces grandes capitales en lançant des projets ambitieux.

La Great Mosque Business Tower, prévue pour culminer à 385 mètres près de la Grande Mosquée d'Alger, ambitionne de devenir le plus haut gratte-ciel d'Afrique. D'autres tours sont envisagées du côté de Bab Ezzouar et de la baie d'Alger, promettant de redessiner le paysage de la capitale. Mais derrière cette ambition se cachent des interrogations profondes. Ces projets sont-ils véritablement conçus pour répondre aux besoins des Algérois, ou sont-ils des monuments à la gloire d'une modernité superficielle ?

Un mirage social et économique

Au-delà de leur coût pharaonique, ces gratte-ciel risquent aussi d'aggraver les fractures sociales. Conçus pour des bureaux de luxe, des hôtels ou des résidences huppées, ils restent inaccessibles à la majorité des Algérois. Au lieu d'un développement inclusif, cette verticalité pourrait accentuer la gentrification, éloignant encore davantage les classes populaires des centres urbains. Alger a-t-elle vraiment besoin de tours d'affaires et d'appartements de prestige, quand des milliers de familles peinent à se loger ? Alger n'est ni New York, ni Dubaï. Son climat méditerranéen, son réseau urbain ancien et ses infrastructures limitées ne se prêtent pas facilement à une urbanisation verticale de grande envergure. Contrairement aux pays du Golfe, où l'entretien des tours est assuré par des fonds gigantesques, l'Algérie peine déjà à assurer la maintenance de ses immeubles existants. Les coupures d'eau, les pannes d'électricité et l'engorgement des routes sont des réalités quotidiennes. Ajouter des gratte-ciel à cette équation revient à aggraver la pression sur un système urbain déjà fragile.

Un gouffre énergétique en pleine crise environnementale

Les chiffres donnent le tournis. Si l'on compare la Great Mosque Business Tower d'Alger au Burj Khalifa, on se rend compte de l'ampleur des ressources nécessaires pour faire fonctionner un tel édifice. À Dubaï, le Burj Khalifa consomme environ 179 MWh d'électricité par jour, soit l'équivalent de la consommation de près de 9.000 foyers. Sa climatisation seule engloutit 503 MWh quotidiens, tandis que son approvisionnement en eau dépasse 1,3 million de litres par jour. En appliquant ces chiffres à l'échelle de la Great Mosque Business Tower, qui ferait environ deux fois moins de hauteur, les estimations restent vertigineuses : sa consommation électrique quotidienne atteindrait environ 90 MWh, soit autant que 4.500 foyers algériens réunis. La climatisation, indispensable dans un climat méditerranéen où les températures dépassent régulièrement les 35°C en été, exigerait 250 MWh par jour, dans un pays où le réseau électrique est déjà sous tension durant les périodes de forte chaleur. Quant à l'eau, élément crucial pour l'entretien des infrastructures, l'alimentation des sanitaires et la climatisation par évaporation, la tour nécessiterait pas moins de 650.000 litres d'eau chaque jour, alors que l'Algérie fait face à des pénuries chroniques d'eau potable. Mais au-delà des chiffres, un autre facteur majeur est ignoré : l'adaptation climatique. Contrairement aux Ksours et Médinas conçus pour résister aux fortes chaleurs, les gratte-ciel enferment la ville dans une dépendance totale à la climatisation. Chaque degré supplémentaire dans ces tours se traduit par des mégawatts engloutis pour refroidir des façades vitrées inadaptées au climat méditerranéen. Ce modèle, importé sans réflexion locale, va à l'encontre des principes bioclimatiques qui ont façonné l'architecture algérienne depuis des siècles.

Un modèle déjà en déclin ailleurs

Ces défis ne sont pas propres à l'Algérie. Partout dans le monde, l'urbanisme vertical se heurte aux limites écologiques et énergétiques. Ailleurs, des nations qui ont longtemps misé sur les gratte-ciel commencent à revoir leur position, conscientes des coûts insoutenables et des défis environnementaux qu'ils représentent. La Chine, longtemps championne des tours géantes, a interdit en 2021 la construction de nouveaux gratte-ciel dépassant 250 mètres, jugeant ces bâtiments trop chers à entretenir, trop gourmands en énergie et inadaptés aux besoins urbains. Quant à la Jeddah Tower, en Arabie Saoudite, qui devait devenir la plus haute tour du monde avec ses 1.000 mètres, elle est aujourd'hui un chantier fantôme, faute de financements. L'Algérie est-elle prête à assumer les conséquences d'une telle course à la hauteur, ou se lance-t-elle dans une impasse urbaine et énergétique ?

Une alternative plus adaptée

Plutôt que de céder aveuglément à la mode des tours, Alger pourrait opter pour une densification mieux pensée. Miser sur des bâtiments de hauteur moyenne, entre six et dix étages, permettrait de préserver une échelle humaine tout en répondant aux besoins de logement. Ironie du sort : alors qu'Alger s'engouffre dans la course aux gratte-ciel, d'autres pays, pionniers de ces constructions, commencent à les abandonner. Londres, Paris, Amsterdam privilégient aujourd'hui une densification intelligente, combinant bâtiments à taille humaine, énergies renouvelables et espaces publics. Même en Asie, plusieurs métropoles réduisent volontairement la hauteur des nouvelles constructions pour limiter leur impact environnemental et énergétique. À vouloir rattraper un modèle en perte de vitesse, Alger risque surtout de se tromper d'époque. D'autres villes, comme Amsterdam ou Stockholm, ont prouvé qu'une modernisation intelligente ne passe pas forcément par la verticalité, mais par une meilleure gestion de l'espace et des infrastructures. Le développement d'éco-quartiers, intégrant des énergies renouvelables et une mobilité douce, pourrait offrir une réponse plus adaptée aux réalités algériennes. De même, la réhabilitation du bâti existant pourrait être une priorité, permettant d'améliorer l'efficacité énergétique des immeubles sans pour autant raser et reconstruire à grands frais. Les gratte-ciel ne sont pas une fatalité. Ils ne sont pas non plus une garantie de modernité. Ils sont une option parmi d'autres, mais sans réflexion globale sur leur intégration dans le tissu urbain et sur leur impact environnemental et social, ils risquent de se transformer en symboles d'échec plus que de réussite. Avant de rêver d'atteindre les sommets, Alger devrait peut-être commencer par consolider ses fondations. Car une ville ne se mesure pas à la hauteur de ses tours, mais à la qualité de vie qu'elle garantit à ceux qui l'habitent. Cet article s'inscrit dans la continuité de mon essai L'Obsession de la Grandeur - Entre rêve et folie architecturale, où j'explore les enjeux des gratte-ciel face aux défis écologiques et sociaux du XXIe siècle. Un essai qui paraîtra le mois de mai 2025.

*Architecte urbaniste