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Les habitants de Aïn-Témouchent, comme ses visiteurs d'ailleurs, levaient
souvent les yeux vers le ciel pour prier le créateur, espérer un peu de pluie
ou essayer de reconnaître cet oiseau de bois et de toile aux couleurs
flamboyantes qui, dans un vrombissement, tantôt matinal, tantôt tardif, dans la
journée faisait décoller des grappes d'hirondelles, oui des hirondelles il y en
avait encore, en ces temps-là. C'est l'avion de Benchiha
disait-on, il en a plusieurs.
Le terrain se trouvait au bout de la ville, côté nord et la piste d'envol longeait Douar Moulay Mustapha, que les colons avaient baptisé village nègre et que tout le monde, de nos jours, continue d'appeler ?el grabat'. Très peu de ses habitants parcouraient le kilomètre qui le séparait de la cité pour venir admirer le Stampe biplan de voltige qui faisait la fierté de l'aéroclub. Une plaque de direction sur laquelle figure deux demi-ailes, enserrant l'inscription CAAT, était plantée à la croisée des chemins, au niveau de l'ancienne garnison de gardes mobiles coloniale, comme pour dissuader les éventuels curieux car cet aérodrome était, aussi, un terrain militaire; mais nous sommes en 1971, ce dimanche 24 octobre, 3ème jour du mois de Ramadhan et le drame qui va survenir va faire triste date. Ahmed Benchiha que ses élèves appelaient Chef était chef pilote, instructeur bénévole et garant d'une activité improbable pour une si petite ville, à vocation agropastorale, cernée par les vignobles qui faisaient rire ses fêtards lorsqu'on leur faisait remarquer que le long de son grand boulevard on pouvait trouver, encore, un bar entre deux bars. C'était, pour certains, une fierté assumée après la prohibition des premières années de l'indépendance. La ville s'était rendue célèbre grâce au football avec Omar SIKI, la boxe avec Messaoudi, Benaglia, le cyclisme avec Abbès et Negadi et l'athlétisme des Rahoui ? Beaucoup semblent oublier, aujourd'hui, que Aïn témouchent cultivait aussi d'autres activités aussi prestigieuses que le vol à moteur, l'aéromodélisme ou le karting. Si les infrastructures ayant permis ces pratiques sportives, rares dans d'autres régions du pays, ont été préservées c'est grâce à un seul homme, et cet homme s'appelle Benchiha Ahmed, n'en déplaise au fossoyeurs de la mémoire locale car occulter l'existence de ce pionnier des activités éducatives ne peut relever que de l'ignorance si ce n'est de la bêtise, humainement, inconcevable chez tous les élus qui se sont succédé aux affaires de la cité depuis ce tragique 24 octobre 1971. Vers neuf heures, c'était un week-end de Ramadhan, d'habitude on y était plus tôt, nous nous sommes retrouvés sur le terrain, Kaddour Ahmed, Belghomari Ahmed et moi-même pour sortir les avions, les nettoyer, faire le plein de carburant, et attendre notre instructeur. Nous étions, tous les trois pilotes confirmés, mais Si Ahmed nous proposait souvent des exercices particuliers, en double commande, lorsque les conditions météo s'y permettaient. Il fait fort vent, l'idéal pour perfectionner approche et atterrissage, par plus de 20 nœuds de travers. Notre chef arriva dans sa rutilante Renault 16, le soin qu'il apportait à sa voiture comme aux avions, était devenu légendaire. Il était accompagné de son aîné de moins de 10 ans, Mourad. Le chef décida de n'utiliser que le Jodel D120, car disait-il il arrivait, en fin de carrière, et nécessitait une GV (grande visite), ce qui s'avérerait trop coûteux, donc peu probable d'autant plus qu'il sera bientôt remplacé par des piper 28 cherokee, plus modernes que venait d'acquérir les tutelles FASA et DAC-BAL.. autant, donc, l'utiliser au maximum et préserver le D140 Emeraude, avion sanitaire et le PA18 à ailes hautes, le Stampe ayant, probablement, rejoint un musée fantôme. Ain -Temouchent était le mieux nanti parmi la dizaine d'aéroclubs que comptait le pays. C'est Belghomari qui, le premier, grimpa dans le Lima Zoulou (7T-VLZ), en compagnie de notre instructeur, les deux autres avions étant rangés dans leurs hangars. Après quarante minutes de vol et quelques tours de pistes, plus ou moins, agités, une fois obtenue la satisfaction du chef pour la maîtrise du sujet, ce fût mon tour de prendre les commandes. Deux ou trois tours de pistes par vent de travers et nous montâmes à 1.500 mètres. Quand le chef nous demandait de grimper toujours plus haut c'est qu'il nous réservait une figure peu habituelle. L'altitude choisie atteinte, il coupa carrément le moteur, sans prévenir et me cria « hélice calée!!! procédure... redémarres-moi ce moteur?! » Les réflexes ayant pris le dessus je me mis en piqué face au vent et entrepris de secouer le manche d'avant en arrière jusqu'à ce que l'hélice reparte dans une révolution effrénée... «cabre... cabre... cabre... badin... contact... ok? combien on a perdu ?» - 700 mètres. «Parfait, c'est bien on rentre.» Kaddour Ahmed était un jeune homme plutôt timide, studieux et doué au commandes d'un aéronef. On se rejoignait les week-ends pour parfaire notre formation et surtout engranger le maximum d'heures de vol, nous avions déjà dépassé le volume requis pour prétendre à une carrière professionnelle et notre mentor y veillait, avec beaucoup de conviction. Le destin en a décidé autrement, en cette journée d'automne. Les deux Ahmed, le maître et l'élève, accomplirent deux tours de piste comme pour tirer la révérence, puis s'élevèrent en spirale vers plus de hauteur. On abandonnait toujours la tâche du moment pour admirer les figures de voltige que nous offrait notre instructeur lorsqu'il lui prenait de nous épater. Je m'adossais donc à la Renault 16 pour suivre le spectacle, loin de me douter qu'il serait le dernier. Un pincement me noua l'estomac lorsque je vis le Jodel se mettre face au nord, nous prenions toujours le promontoire de sidi Kacem, comme repère pour des figures de précision. C'est ce que me confirma la trajectoire du monomoteur lorsqu'il entama sa première boucle, ou peut-être un 180 rapide, mais ce fut, bel et bien, dans un looping qu'il s'engagea. Une des figures les plus stressantes pour la cellule de l'avion et aussi les pilotes, l'appareil n'étant pas conçu pour ce genre d'exercice. Mourad ne ratait rien de la scène. L'apogée et le passage sur le dos furent impeccables mais la ressource semblait laborieuse; en piqué le Jodel peinait à se remettre à l'horizontale et l'énorme vitesse du vent relatif empêchait le nez de l'avion de pointer de nouveau la direction de Sidi Kacem. Je n'ai pas senti les doigts de Mourad se planter dans mon bras lorsque je vis une aile se détacher du fuselage, puis la deuxième, puis les deux Ahmed éjectés et chuter presque en même temps que le moteur. Pendant quelques secondes tétanisés nous continuions à suivre du regard effaré mon instructeur et mon camarade dans leur chute pour venir s'écraser à quelques centaines de mètres, là où se trouve, aujourd'hui, la nouvelle gare routière qui ne porte pas leurs noms. Je ne me rappelle pas avoir entendu crier Mourad, peut-être l'ai-je serré contre moi. Aucun doute, je savais ce qu'il était advenu des deux pilotes. Je savais qu'il n'y avait plus rien à faire et que nul ne pouvait leur venir en aide; et pourtant je me suis mis à courir vers le téléphone, oubliant Mourad, bousculant El Hadj Kambouche le gardien terrorisé qui gesticulait dans tous les sens hors d'haleine en criant: « Ahmed est tombé... Ahmed est tombé...! » De la fumée s'élevait derrière la rangée d'oliviers à quelques centaines de mètres. Je me suis mis à courir dans sa direction quand je me suis aperçu que Mourad me suivait, je me suis ravisé et retournais vers la tour où se trouvait le téléphone en traînant l'enfant. A l'époque, il fallait passer par une opératrice, dès qu'elle prit l'appel je lui ai crié: « Appelez ambulance... pompier... police, c'est un accident d'avion ici à l'aéroclub. Dès que j'ai raccroché le téléphone s'est mis à sonner, ma tête était en feu et nous restions là, tous les deux hébétés, Mourad répétant papa, papa, sans qu'aucun son ne sorte de sa bouche. Je décrochais enfin, la voix d'une femme criait Ahmed...! Ahmed...! Passez-moi Ahmed où est-il? Je suis sa femme... Ahmed... appelez-le... aujourd'hui encore je ne sais d'où j'ai puisé la lucidité pour lui annoncer qu'il y avait bien eu accident mais qu'on n'en savait pas encore la gravité et que Mourad se trouvait, avec moi, et qu'il allait bien. La suite s'est déroulée comme dans un mauvais film. La nouvelle allait se répandre comme une traînée de poudre et mes parents allaient paniquer. Je ne sais plus comment je me suis retrouvé à courir vers le centre-ville, il fallait que ma famille me voit, elle sait que je devais voler ce jour-là. Passé la garnison j'ai aperçu mon père haletant, le visage défait par une course désespérée. Un concert de klaxons est venu interrompre nos retrouvailles, c'était le CRT, équipe locale de football qui rentrait d'un déplacement victorieux. Saïd gaucher était l'une de ses vedettes et voilà que son frère Kaddour Ahmed vient de périr dans l'accident, car nul besoin de confirmer le décès des deux pilotes. La nuit fût si longue et peuplée de cauchemars, je revoyais les morceaux d'aile planer comme de vulgaires feuilles mortes que le vent sustentait à cette saison. Le lendemain, la cité en plus de la léthargie ramadanesque s'emmura dans un silence morbide. Dès la mâtiné les premiers avions atterrirent sur la piste même qui a servi, au dernier décollage du Jodel D120. Tous les responsables de la DAC étaient là, tous les pilotes du pays qui ont connu Benchiha étaient là, les enquêteurs de l'aviation civile aussi, Il jouissait d'une telle estime. Les obsèques eurent lieu en présence d'une foule sans précédent. Ain-Temouchent venait d'enterrer deux de ses meilleurs enfants? Qui s'en est rappelé depuis. Que n'a t-on pas honoré de mémoires historiques, sportives, culturelles, mais qui s'est rappelé de celui qui a préservé les six ou sept hectares de terrain, avec sa piste d'envol de 720 mètres, la meilleure piste de karting du pays avec ses engins, les avions, les hangars des rigueurs du temps et même du vandalisme. Quelle ville de ce pays pouvait se targuer de posséder son propre avion sanitaire pour évacuer, à titre gracieux, ses malades moins de dix ans après l'indépendance. Un seul homme aura eu ce mérite mais pas les honneurs, pas même à titre posthume, car de son vivant il n'était pas homme à s'exposer aux feux de la rampe. Cet homme c'était Ahmed Benchiha, il lui suffisait de susciter l'estime de ses pairs, il était la référence dans le milieu aéronautique. Les écoles, lycées et collèges de la ville devraient se rappeler la bienveillance de ce pilote émérite, car autodidacte, qui organisait des manifestations aériennes avec baptêmes de l'air gratuits pour leurs élèves, un bon nombre de ces derniers qui n'ont pu quitter le plancher des vaches pour la première fois de leur vie que grâce à Benchiha, pourraient en parler aujourd'hui. Mais la cité et ses élus... comment peut-on occulter la contribution d'un homme au rayonnement de sa ville. J'ai souvent demandé à Hakim, son autre fils, de me permettre d'accéder aux archives de la famille pour sortir son défunt père de l'anonymat, dans lequel on l'a injustement confiné. En fils de son père, comme sa sœur, ils m'ont semblé préférer la dignité aux honneurs. Quant à Mourad et Hadja, les autres enfants Benchiha, ils ont quitté ce bas monde, au printemps de leurs vies, sans avoir à souffrir l'ingratitude de leurs semblables. *Ancien pilote |
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