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Pardonne-moi, Ghaza...

par Mustapha Aggoun

Pardonne-moi d'atten-dre la fête, alors que tes rues sont en deuil. Pardonne-moi de voir mes enfants rire, courir, s'élancer dans la lumière de l'Aïd, alors que les tiens s'enfoncent dans l'ombre de la mort.

Ici, les petits s'impatientent devant leurs vêtements colorés, déballant leurs surprises dans des éclats de joie.

Là-bas, les tiens n'ont plus de surprises, si ce n'est celle d'un missile qui s'abat sans prévenir, d'un mur qui s'effondre sur leur innocence. Ici, on leur serre la main avec tendresse. Là-bas, on serre leur petit corps inerte, trop froid, trop tôt.

Les pères ici rentrent chez eux, le regard attendri, les bras chargés de paquets dorés et gâteaux sucrés. Là-bas, les pères ne rentrent plus. Ou bien, ils rentrent les bras vides, le dos courbé sous le poids d'un enfant qu'ils n'entendront plus jamais rire.

Les mères ici parfument leurs enfants, ajustent leur belle tenue, nouent les ceintures avec délicatesse. Les mères de Ghaza n'ont plus d'enfant à habiller. Elles n'ont plus qu'un tas de vêtements brûlés et des souvenirs qui hurlent dans leur poitrine.

Les enfants du monde musulman jouent sous des guirlandes scintillantes, sautent dans des manèges, courent entre les étals animés des marchés festifs. Les enfants de Ghaza courent aussi... mais c'est sous la pluie de bombes, entre les immeubles éventrés, entre les corps sans vie de leurs amis, de leurs frères, de leurs sœurs. Pardonne-moi, Ghaza... Pardonne-moi d'avoir encore un toit, une table, une famille complète autour de moi, pendant que tu creuses, encore et encore, des tombes trop petites pour des enfants qui ne devraient pas mourir. Pardonne-moi si je mange du pain chaud, sirote du thé à la menthe, alors que tes enfants ont faim, que tes mères n'ont plus de larmes à verser, que tes vieillards regardent le ciel en se demandant pourquoi Dieu tarde à leur offrir une autre forme de délivrance.

Et eux..., nos frères riches. Eux, les rois et les princes, drapés dans leurs étoffes immaculées, baignés des parfums les plus rares, marcheront sur les tapis de leurs palais, la tête haute et le cœur vide. Ils se féliciteront d'avoir jeûné, d'avoir prié, d'avoir accompli leur Ramadan dans la plus pure tradition.

Ils souriront, satisfaits, devant les banquets regorgeant de mets somptueux, devant leurs fils et leurs filles éclatants de santé et d'insouciance. Leurs palais résonneront de rires, de musiques, des appétits à la gloire d'un monde qui tourne à leur avantage.

Ils se couvriront de blanc, symbole de pureté, comme si ce blanc pouvait masquer leur traîtrise. Comme si leurs parfums pouvaient couvrir l'odeur de la mort qui flotte sur Ghaza. Comme si leur faste et leur arrogance pouvaient effacer l'image de tes enfants en haillons, de tes mères éplorées, de tes pères anéantis.

Pardonne-moi, Ghaza, d'appartenir à ce monde-là, à ce monde sourd et aveugle, à ce monde qui compte les jours de fête sans compter tes martyrs. Pardonne-moi d'écrire quand il faudrait crier. Pardonne-moi de pleurer quand il faudrait agir. Pardonne-moi de t'aimer sans pouvoir te sauver.

Pardonne-moi, Ghaza... Si tu le peux.