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Une élite francophone et le syndrome du colonisé consentant

par Mustapha Aggoun

L'Algérie a toujours été un territoire où les batailles ne se livrent pas seulement sur le terrain politique ou économique, mais aussi dans le domaine des idées. Depuis la colonisation, une partie de l'intelligentsia francophone s'est retrouvée piégée dans une relation ambivalente avec la culture française, oscillant entre fascination et rejet, entre critique légitime et aliénation assumée. Aujourd'hui encore, certains intellectuels francophones algériens se distinguent non pas par leur capacité à analyser les défis du pays avec lucidité et honnêteté, mais par leur propension à valider les clichés et préjugés qui nourrissent un regard condescendant, voire hostile, de la France sur l'Algérie. Ils sont les relais involontaires ou complaisants d'une rhétorique qui vise à faire croire que l'Algérie est condamnée à l'échec, à l'arriération, à la violence et au repli identitaire, reprenant parfois des thèses qui ressemblent, à s'y méprendre, à celles des idéologues colonialistes.

Loin d'être une simple posture critique, leur discours s'aligne souvent sur celui d'intellectuels français qui n'ont jamais accepté la perte de l'Algérie et qui continuent d'instrumentaliser le passé pour asseoir une vision raciste et paternaliste. Michel Onfray, Alain Finkielkraut, Éric Zemmour et bien d'autres construisent une narration où l'Algérie est toujours vue comme un fardeau, un contre-modèle civilisationnel, un espace d'échec intrinsèque. Leur rejet de l'immigration algérienne en France s'inscrit dans cette même dynamique : les Algériens sont stigmatisés comme des éléments perturbateurs, incapables de s'intégrer, porteurs d'un héritage culturel perçu comme inassimilable.

Or, ce qui est troublant, c'est que certains intellectuels algériens francophones s'inscrivent inconsciemment dans cette mécanique de dénigrement. Kamel Daoud, Boualem Sansal , Mohamed Sifaoui et d'autres ont trouvé un écho en France non pas parce qu'ils proposent une lecture originale et enracinée de la réalité algérienne, mais parce que leurs analyses confortent un certain regard occidental. Daoud, en dépeignant les sociétés arabo-musulmanes comme fondamentalement hostiles à la modernité et à la liberté individuelle, a alimenté un discours essentialiste qui sert précisément ceux qui voient dans l'Algérie un repoussoir. Sansal, avec sa dystopie *2084*, n'a fait que recycler les obsessions islamophobes d'une certaine intelligentsia française.

Là où le malaise devient plus profond, c'est dans le contexte de tensions actuelles entre la France et l'Algérie. À chaque crise diplomatique, à chaque contentieux mémoriel, on observe une offensive médiatique où certains intellectuels francophones algériens jouent, volontairement ou non, le rôle d'auxiliaires du discours dominant en France. Lorsqu'Emmanuel Macron remet en cause l'existence même de la nation algérienne, lorsqu'il parle d'une rente mémorielle, où sont ces intellectuels pour rappeler l'histoire de la résistance, l'histoire d'un peuple qui a payé un prix immense pour arracher son indépendance ? Lorsqu'en France se déploie une campagne médiatique visant à criminaliser l'immigration algérienne en l'associant systématiquement à la délinquance et à l'insécurité, où sont ces voix pour dénoncer ce racisme structurel ?

Au contraire, certains trouvent encore le moyen de détourner la critique vers l'Algérie elle-même, comme si la responsabilité du climat de haine actuelle reposait, avant tout, sur le pays et non sur une dynamique française où l'Algérie est toujours perçue comme une obsession à exorciser. Les attaques répétées contre les jeunes issus de l'immigration, la montée d'un discours politique où l'Algérien est présenté comme une menace, tout cela s'inscrit dans une continuité historique qui dépasse largement la simple conjoncture politique. Mais face à cette réalité, plutôt que de dénoncer ce racisme d'État, certains préfèrent faire écho à la thèse de la « victimisation » des Algériens, reprenant les éléments de langage de ceux qui veulent justement nier les discriminations et les injustices qui frappent encore aujourd'hui les descendants de l'immigration.

Il y a là un paradoxe tragique : ces intellectuels, souvent prompts à dénoncer le manque de liberté en Algérie, deviennent muets lorsqu'il s'agit de s'attaquer aux injustices systémiques en France. Ils jouent le rôle de dissidents éclairés face à l'Algérie mais n'osent pas dénoncer le racisme institutionnel français avec la même virulence. Cette asymétrie est un indice de leur aliénation : critiquer l'Algérie leur vaut une reconnaissance immédiate, tandis que critiquer la France les exposerait à une mise au ban du cercle médiatique parisien qui les a consacrés.

L'Algérie mérite mieux que ces figures qui, sous couvert de modernité et d'universalité, ne font que perpétuer une vision héritée du mépris colonial. Il est urgent de promouvoir une pensée souveraine, enracinée, décomplexée, qui ne refuse ni la critique ni le débat, mais qui se refuse à jouer le rôle de faire-valoir d'un système qui n'a jamais accepté notre indépendance. Car aujourd'hui encore, l'Algérie ne se bat pas seulement pour sa souveraineté politique, mais aussi pour sa souveraineté intellectuelle, contre ceux qui voudraient la voir éternellement soumise à un regard extérieur qui ne lui pardonne ni son passé de résistant ni son ambition de dignité.