Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

L'ivresse du spectacle et l'agonie du réel

par Mustapha Aggoun

À quelques milliers de kilomètres d'un drame insoutenable, là où les bombes éventrent les maisons et où des enfants meurent de faim, dans le silence assourdissant du monde, des feux d'artifice zèbrent le ciel de Riyadh. Ghaza suffoque sous les décombres, ses mères pleurent des corps inertes dans les bras, ses pères creusent la terre de leurs propres mains pour enterrer leurs petits. Mais à quelques heures de vol, sous le crépitement des flashs et les échos d'une musique assourdissante, le monde arabe danse. Il danse, ébloui par les strass et les projecteurs, ivre d'un rêve factice où les paillettes remplacent la justice, où l'opulence masque l'indignité.

Dans les stades ultramodernes de l'Arabie Saoudite, des footballeurs millionnaires font vibrer des foules en liesse. Sur les scènes illuminées, des artistes internationaux enchaînent les performances. À Dubaï, les plus grands couturiers habillent des mannequins aux silhouettes irréelles, tandis qu'au Qatar, les courses de chevaux et les yachts privés s'arrachent à prix d'or. L'illusion est parfaite, la façade est impeccable. Mais derrière cette vitrine scintillante, la réalité suinte, implacable.

Pendant que la Palestine compte ses morts, l'Égypte rêve de la Coupe du Monde, le Maroc parade sur la scène footballistique, le Liban s'accroche à ses festivals et la Tunisie, exsangue, trouve encore le moyen d'organiser des compétitions de chiens de race. Ce contraste est plus qu'indécent: il est un témoignage de l'abdication morale d'une région qui préfère fuir son propre reflet plutôt que d'y faire face.

Au Caire, l'enthousiasme officiel masque mal l'amertume populaire. La grandeur affichée dans les discours s'évanouit dans les ruelles où le prix du pain grimpe plus vite que les espoirs. Que vaut une Coupe du Monde quand les hôpitaux manquent de médicaments, quand la jeunesse, piégée entre la misère et l'exil, ne rêve plus que d'un avenir ailleurs ?

Le Maroc, lui, veut croire à sa métamorphose. Depuis sa demi-finale en Coupe du Monde, il se rêve en terre d'accueil des plus grands événements sportifs. Stades ultramodernes, investisseurs étrangers, montée en puissance sur la scène internationale. L'image est belle, mais elle n'échappe pas à la tragique dualité de cette ascension : d'un côté, les spots braqués sur les réussites, de l'autre, l'ombre de la précarité grandissante. À quoi sert le prestige si les plus modestes ne peuvent plus se loger, si le pays, fier de ses exploits sportifs, laisse dans l'ombre des milliers d'âmes en détresse? Culture du hachich et tourisme sexuel des activités en vogue d'une période pré-coupe du monde.

Le Liban, pays de poésie et de tragédie, continue d'entretenir son éclat culturel. Festivals de cinéma, concours de beauté, défilés de mode… autant d'événements qui tentent d'entretenir l'illusion d'un pays raffiné et cosmopolite. Mais derrière les projecteurs, la décomposition est à l'œuvre. La livre libanaise s'effondre, les salaires deviennent dérisoires, les jeunes fuient par milliers. Peut-on encore s'émouvoir d'une robe haute couture quand la moitié du pays ne peut plus s'offrir un repas complet ?

Et que dire de la Tunisie, ce pays jadis phare du monde arabe, aujourd'hui balloté entre crise économique et naufrage politique ? Dans cette tourmente, les priorités semblent parfois absurdes : des fonds sont trouvés pour des événements mondains, des compétitions de chiens de race, des festivals de films exotiques. Pendant ce temps, le peuple, fatigué et résigné, regarde ses espoirs s'évaporer dans l'indifférence des élites. Mais c'est en Arabie saoudite que l'illusion atteint son paroxysme. Ici, on ne fait pas les choses à moitié. Des millions de dollars sont dépensés pour attirer les plus grandes stars, des festivals où l'alcool coule à flots dans des salons privés tandis que la morale est prêchée sur les plateaux télé. L'Arabie saoudite veut montrer un visage moderne, ouvert, progressiste. Mais derrière les néons et les scènes grandioses, une question demeure : quelle modernité lorsqu'à quelques heures de vol, des enfants meurent sous les bombes? Quel progrès lorsqu'on danse sur les cadavres encore chauds de ses propres frères ?

Dans cette valse macabre, l'histoire retiendra que certains festoyaient pendant que d'autres agonisaient. Elle se souviendra d'une époque où l'argent et le divertissement ont été préférés à la dignité et à la solidarité. Elle jugera ceux qui ont cru qu'un feu d'artifice pouvait illuminer l'obscurité d'une conscience éteinte.

L'amour véritable d'une nation ne se mesure ni à la grandeur de ses événements, ni au nombre de stades construits, ni au faste de ses réceptions. Il se mesure au bien-être de son peuple, à la justice de ses institutions, à la dignité de ses citoyens. On peut tromper les autres un temps, les éblouir avec des spectacles et des paillettes, mais on ne ment pas à une population affamée.

On peut multiplier les festivals, inviter les plus grandes stars, illuminer le ciel de mille feux… mais tant que le monde arabe préférera la vitrine au contenu, l'apparat à la substance, il restera spectateur de son propre déclin. Il continuera de danser au bord du gouffre, inconscient du précipice qui l'attend. Et pendant que certains applaudissent, d'autres creusent des tombes.