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![]() ![]() ![]() ![]() L'épreuve
d'entrée en 6ème existe en Algérie dans une différente forme que celle d'avant
et dont les gens de ma génération s'en souviennent. Un grand pas dans la vie
car à cette époque vous basculiez de la petite école à l'immensité du lycée. Hé
oui, à cette époque nous n'avions pas le collège. Le lycée démarrait dès la
6ème. Mais comme il faut bien que l'histoire de cette chronique commence, allons-y
!
Le matin du grand jour, tout le monde vous embrasse et vous encourage comme si vous alliez monter à l'échafaud. La famille entière, les voisins et la ville, jusqu'aux territoires de la famille, de Saïda à Tlemcen, avaient été prévenus. La nature humaine et les codes familiaux nécessitaient que l'attention, les félicitations et les craintes soient partagées alors que c'était en vérité le dernier de leur souci. Mais cela n'était accessible à la compréhension qu'à un âge plus avancé. En guise d'encouragement, c'était en fait une énorme pression qui se posait lourdement sur les épaules d'un enfant de dix ans (ou environ). En gros, on vous faisait comprendre que l'honneur de la famille était en jeu. C'est dire si on ne vous laissait aucun autre choix que celui de réussir. Ma grand-mère, présente ce jour-là, m'embrassa comme les autres et me tendit un morceau de sucre. Il était censé améliorer les performances cognitives (un mot bien savant). On apprendra plus tard les vertus des sucres rapides pour les performances. Moi, j'aurais aimé plutôt que ses vertus aillent jusqu'à me dévoiler le sujet de mathématiques. Et ils étaient nombreux, semble-t-il, à nous faire porter cette lourde mission de briser une fatalité familiale qui les faisait arrêter aux portes du certificat d'études, très peu avaient cette chance d'y parvenir. C'était le seuil ultime pour l'accession au titre prestigieux qui pouvait en faire les intellectuels de la société. Ce qui nous faisait rire à ce moment allait nous prouver plus tard que c'étaient eux, les héros du courage et de la soif d'apprendre. Les temps étaient difficiles et n'accédait au lycée qu'une fraction très marginale de la société algérienne. Et lorsque nous consultons les sujets d'épreuves du certificat d'études, on est convaincu que c'était nous les illettrés. Et si c'est parfois exagéré par certains en globalisant, je peux attester par mon ancien métier que cela est absolument certain du point de vue de la maîtrise de la langue française. C'est eux qui étaient les valeureux car ils s'étaient acharnés à posséder ce niveau si prestigieux du certificat d'études vu le double handicap auquel ils étaient confrontés, soit le niveau d'instruction inexistant de leurs parents (instruction et intelligence sont deux notions différentes) et une indigence financière qui les amenaient à entrer le plus tôt possible dans le salariat. Et voilà, en ce fameux matin, le petit garçon face à une montagne de responsabilité, celle de gravir les impressionnantes marches du lycée. Il faut imaginer que les petits enfants, brutalement, allaient se retrouver avec des élèves qui avaient parfois 7 ans de plus. Les fameux terminales, ceux dont les moustaches trônaient déjà sur leur visage et qui pour certains, fumaient, dansaient avec les filles et allaient boire un verre après la surprise party, un mot devenu désuet et qui a disparu. Une grenadine à l'eau, bien sûr, car ils étaient encore trop jeunes pour autre chose. Mais allez croire aux roublardises et mensonges des futurs bacheliers ! Mes chers amis, j'ai eu, comme tout le monde ou presque, ma 6ème. Et à cet instant, je redoutais qu'on me donnât un autre morceau de sucre pour récompense. J'ai eu 5 francs, la grosse pièce qui était si lourde qu'elle vous en trouait la poche. La pièce qui vous faisait croire que vous étiez le roi d'Oran. Gare aux filles, j'avais les moyens de payer des « piroulis ». Je venais d'escalader le sommet de la montagne, celle que contemplaient nos anciens sans en avoir les moyens du rêve. En réalité, à travers nous, c'étaient eux qui avaient enfin atteint ce sommet car ils avaient payé très cher avec leur âme et les considérables efforts pour nous y faire accéder. Le petit sucre avait disparu lors du Brevet et, surtout, lors de l'examen du baccalauréat. Nous n'aurions jamais accepté de nous faire humilier avec un comportement de petit enfant. Mais avec le temps, je me demande si, très discrètement, hors de la vue des autres, nous n'avions pas pris ce morceau de sucre. Mon souvenir me dit que non, ma connaissance de l'humain avec la maturité me dit que ce n'était pas à exclure. J'avais donc ma 6ème et à ma grande honte, les youyous furent entendus jusqu'à Saïda et Tlemcen, nous l'avons déjà dit, aussi sincères que les compliments des rivales dans un mariage pour le concours caché de la plus belle robe. Je ne suis pas tout à fait certain que 5 francs aient été la valeur de cette pièce si lourde mais en tout cas, elle les valait bien pour permettre de supporter la honte ! |
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