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Le tribalisme, pas un simple héritage

par Mustapha Aggoun

Il est des fléaux que certaines sociétés traînent derrière elles comme un fardeau maudit, des chaînes invisibles qui enserrent l'esprit et emprisonnent les cœurs dans des logiques archaïques. Parmi ces vestiges d'un autre âge, l'esprit tribal demeure une plaie béante, un poison insidieux qui empoisonne la pensée, pervertit le jugement et obstrue la marche vers la lumière du progrès. C'est un constat glaçant, une désolation accablante : malgré les avancées, malgré les batailles menées pour ériger des sociétés fondées sur la justice, la raison et le mérite, malgré les siècles écoulés et les révolutions intellectuelles qui ont bousculé l'ordre établi, il subsiste cette gangrène du tribalisme. Comme une ombre qui refuse de s'effacer, il hante nos sociétés, s'immisce dans les esprits et dicte encore trop souvent les décisions, les alliances, les haines et les amitiés. Ce tribalisme, loin d'être un simple héritage du passé, s'accroche avec une persistance effrayante, contaminant même ceux qui, par leur savoir et leur culture, auraient dû en être les premiers exorcistes. Quelle tristesse de voir des esprits éduqués, formés à la rigueur intellectuelle, cédant à la tentation du clan, du sang, du nom ! Quelle amertume de constater que, dans des cercles où l'on devrait prôner la pensée critique et la raison, on s'abandonne encore à ces réflexes primitifs où l'identité tribale prime sur la valeur humaine et morale !

Le tribalisme, c'est la paresse intellectuelle érigée en doctrine. C'est la soumission à une logique qui nous précède et nous dicte qui aimer, qui haïr, qui suivre et qui rejeter, sans autre fondement que l'appartenance à un groupe préétabli. C'est une prison mentale qui empêche de voir plus loin que les limites du clan et qui enferme chacun dans un univers étriqué où la vérité est relative et où la justice se plie aux intérêts communautaires.

Ceux qui se réfugient derrière cette armure tribale croient souvent y trouver une force, une identité, un refuge contre l'adversité du monde. Ils se bercent de l'illusion d'une loyauté indéfectible, d'un soutien infaillible. Mais à bien y regarder, que leur apporte réellement cette allégeance aveugle ? Rien d'autre qu'un repli sur soi, une stérilité intellectuelle et morale. Car un esprit enchaîné à la tribu est un esprit qui renonce à la nuance, qui se détourne de la quête de la vérité et qui abdique toute autonomie de pensée. C'est cette soumission volontaire qui est le vrai drame du tribalisme. Ce n'est pas seulement une barrière sociale ou politique, c'est un frein à la réflexion, un obstacle à l'émancipation des consciences. Lorsque l'on décide non plus en fonction du juste et de l'injuste, du vrai et du faux, mais en fonction d'une appartenance tribale, on signe l'arrêt de mort de toute forme de progrès. Qu'est-ce qui fait qu'une nation avance ? Qu'est-ce qui fait qu'une société s'élève ? Si ce n'est la capacité de ses membres à transcender les particularismes, à construire un avenir commun sur la base de principes universels ! Partout où le tribalisme règne, c'est le chaos qui s'installe : corruption, clientélisme, népotisme, injustice. Là où il aurait fallu du mérite, c'est l'appartenance qui décide. Là où il aurait fallu de l'intégrité, c'est la loyauté au clan qui prime. Là où il aurait fallu des idées neuves, ce sont les vieilles alliances qui dictent les choix. Le tribalisme n'est pas un simple archaïsme, c'est une malédiction qui condamne au sous-développement, à l'instabilité, à la médiocrité. Il est l'un des poisons les plus mortels pour une société qui aspire au progrès. Car un peuple qui choisit de diviser ses enfants entre « nous » et « eux », entre « les miens » et « les autres », ne construit rien d'autre qu'un château de sable, voué à l'effondrement à la moindre tempête. Mais le plus grand malheur, ce n'est pas seulement que le tribalisme persiste dans les esprits simples, c'est qu'il trouve encore des complices parmi ceux qui auraient dû être ses pires adversaires : les intellectuels, les penseurs, les leaders. Ceux qui, au lieu d'élever la pensée, se font les promoteurs d'une vision étriquée du monde. Ceux qui, au lieu de dénoncer ces dérives, les encouragent par leur silence, leur complaisance ou pire, leur instrumentalisation du tribalisme à des fins personnelles.

C'est là la véritable trahison : lorsque des hommes et des femmes qui ont eu le privilège de l'éducation, de l'ouverture au monde, de la connaissance, choisissent malgré tout de succomber à l'appel du clan. Parce qu'il est plus facile de flatter les instincts grégaires que d'éveiller les consciences. Parce qu'il est plus rentable de jouer la carte du communautarisme que de défendre l'intérêt général. Mais tout n'est pas perdu. Il existe encore des voix qui s'élèvent, des âmes courageuses qui refusent de plier sous le poids de la tradition aveugle. Il existe encore des esprits libres qui osent penser autrement, qui osent défier la fatalité, qui osent rêver d'une société où l'on est jugé non pas sur son appartenance, mais sur sa valeur, son talent, son engagement.

Un dernier appel : choisir l'émancipation

Briser les chaînes du tribalisme, c'est choisir l'émancipation. C'est refuser d'être défini par une appartenance imposée. C'est revendiquer le droit à la pensée libre, à l'action juste, au choix éclairé. C'est oser s'affranchir des dogmes hérités, questionner l'ordre établi, se détacher des loyautés aveugles pour bâtir une nouvelle éthique, celle du mérite, de la justice et de la vérité. Il est encore temps. Mais il faut du courage. Le courage de s'opposer, de déplaire, de bousculer. Le courage de dire « non » là où tout le monde attend un « oui » docile. Le courage de choisir la raison contre l'instinct, la justice contre le favoritisme, le peuple contre la tribu. Car si nous continuons à faire du tribalisme notre boussole, alors nous ne ferons que tourner en rond, piégés dans une boucle infinie de médiocrité et de régression. Mais si nous avons l'audace de briser le cercle, alors peut-être pourrons-nous enfin avancer, libres et dignes, vers un horizon plus grand que nous-mêmes.