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J'ai raison !

par Sid Lakhdar Boumediene

Il n'y a rien de plus difficile à appréhender que l'existence de la raison et de l'irrationnel, étymologiquement son contraire. Car ils n'ont pas de matérialité visible (pléonasme !) puisqu'ils sont de l'ordre de l'esprit. Et celui-ci est justement ce qui distingue l'être pensant aux autres créatures vivantes.

Toute la journée, nous entendons «il a raison», «c'est raisonnable», «il réfléchit avec raison», «il agit raisonnablement» et nous pourrions citer bien d'autres variations qui évoquent la raison.

Revendiquer que ses actions et affirmations naissent d'une pensée rationnelle est un réflexe de tout moment, une base de conversation quotidienne entendue comme une confirmation de validité d'une opinion. Et c'est là le souci, que ce soit une validation de la pensée juste et comme une sentence irrévocable.

On peut s'imaginer combien est encore plus surprenante l'expression «j'ai raison» ! La belle affaire, que la vie serait simple, si nous évoquions aussi facilement la raison pour valider une certitude que personne ne peut remettre en question.

Depuis l'antiquité, la philosophie n'a cessé de réfléchir sur ce concept très évasif. Comme à mon habitude, je vais m'éloigner des grandes références philosophiques à ce sujet pour aller au plus simple. Mais qu'est-ce la raison, d'une manière simple ?

Deux portes d'entrées simples et usuelles s'offrent toujours à nous, le dictionnaire et l'étymologie. Logiquement la définition du dictionnaire découle directement de l'étymologie. Du latin rationem, c'est la faculté de calculer, dans le sens de choisir le chemin le plus adapté. En quelque sorte de choisir la position qui est conforme à ses propres sentiments ou opinions.

J'agis donc rationnellement si je suis en conformité avec le souci de préserver mes intérêts, de n'importe quel ordre soient-ils.

Oui mais voilà, la traduction de l'origine étymologique ne peut être aussi facilement prise dans son sens littéral. Les définitions sont aussi nombreuses que les dictionnaires et encore plus tortueuses par la philosophie, c'est pour cela que je l'écarte souvent dans mes écrits. Elle nous est indispensable mais sa nature est de poser beaucoup plus de questionnements que d'apporter des vérités. C'est d'ailleurs son rôle éminemment instructif.

Non seulement la traduction est relative aux personnes et doctrines mais le temps finit par créer une distorsion encore plus grande selon les lieux et les cultures. Il y a ainsi dans le mot raison une relativité si complexe qu'il n'y a aucune certitude de la vérité lorsque je dis «j'ai raison !».

La raison est-elle la protection de mes intérêts que décide pour moi la société ? Il faut indéfiniment soumettre l'emprise collective à la liberté de trouver le chemin moi-même.

La raison est-elle dictée par la loi qui est l'expression commune des intérêts collectifs dans une démocratie ? C'est certainement une excellente voie qui a mis des millénaires à s'imposer. Mais là encore, mes intérêts sont-ils conformes à la décision majoritaire ? Ma raison est-elle la raison commune ?

Mais alors, au-secours ! Je ne m'en sortirai jamais pour arriver un jour à dire : «J'ai raison !» avec la certitude qu'elle est une vérité que j'assume et que je brandis sur un ton si affirmatif à la face des autres ?

Eh bien non, la raison n'existe pas comme la vérité non plus. L'objectif de l'être humain est une quête perpétuelle de toujours les éprouver, les surveiller et ne pas hésiter à les remettre en question. La raison est la vérité du moment que ressent l'individu pour agir selon ses intérêts, pas celle de toujours.

La civilisation humaine a trouvé une approche qui semble être la meilleure pour ne pas être trop loin de cette vérité sans la certitude de l'atteindre. La validité d'une vérité scientifique ou tout simplement du discours quotidien demandent un processus argumentaire, des références et une preuve par l'expérimentation pour l'une et par l'expérience pour l'autre. Et lorsque tout cela a été fait, rien n'est définitif et peut être régulièrement remis en cause.

Ceux qui ont l'amabilité et la patience de me lire savent que je conclus très souvent de la même manière en invoquant l'instruction et l'éducation.

C'est elle et seulement elle qui construit une vigilance de toujours, avoir un discernement sur les choses pour éviter la rigidité des pensées définitives qui nous sont imposées. Le scientifique comme celui qui affirme à une table d'un café «j'ai raison !» savent au plus profond d'eux-mêmes, si nous supposons qu'ils ont reçu tous les deux une instruction et une éducation, que c'est un effet de langage. (Boire un café en simulant une fausse querelle à haute voix n'est pas contraire à l'état d'instruction).

Mais j'ai oublié un dernier point pour situer la relativité de la raison que je vais invoquer, avec un grand humour provocateur, soit la très célèbre réplique de Michel Audiard dans un film. Je vais l'utiliser en dérivation, «Lorsque les gens de 60 kilos parlent aux gens de 120 kilos, les gens de 60 kilos disent aux gens de 120 kilos qu'ils ont raison».

Franchement, vous voyez combien il est parfois aventureux de prétendre «j'ai raison !» avant d'évaluer la puissance de la même affirmation chez un autre. C'est ce qu'on appelle le conformisme de la raison, non ?