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Hamza, le rouleur perpétuel

par Sid Lakhdar Boumediene

Pour certains, la répétition, le geste mécanique et le temps qui passe avec la régularité du grain de sable dans un sablier est la destinée qu'ils n'ont jamais pensé qu'elle en soit autrement. Nous connaissons tous des métiers qui font faire à une personne les mêmes actes, tous les jours, au même lieu, depuis le premier jour de leur carrière jusqu'au premier de celui de leur retraite.

Comme le labeur dans l'inoubliable scène de Charlie Chaplin dans «Les Temps modernes», ajustant les boulons, entièrement concentré sur chacun d'eux qui passe sur un tapis roulant.

Ce sont les stakhanovistes de chaque génération. Ils tissent la trame de la vie sociale, avec une conscience instinctive, sans jamais défaillir ni se distraire par autre chose qui pourrait les éloigner de leur travail.

Nous pourrions tous en citer des dizaines, j'en choisirais un qui était si singulier pour rester dans notre mémoire. Je ne connais plus son nom et je l'appellerai Hamza, comme je le fais souvent pour redonner à ces personnages d'antan une âme toujours présente.

Ils portaient à cette époque le nom de rouleurs. C'était dans les classes des lycées oranais, comme il devait y en avoir dans tous ceux de l'Algérie. Nous attendions Hamza au moment où les aiguilles de nos montres ou celles accrochées au mur nous l'indiquaient. Nous savions, à la minute près, que nous entendrions ses pas se diriger vers la porte de la classe. C'était pour nous le moment de la seule opportunité d'un petit bavardage car à cette époque le silence était la norme. Puis il tape trois coups rapides à la porte. Jamais Hamza ne se serait annoncé avec un ou deux coups, cela semblait être pour lui une atteinte grave dans le protocole de sa vie réglée comme la pendule du mur. Il nous souriait, se dirigeait vers le professeur et ouvrait un grand carton à dessin d'où il retirait la feuille d'appel. Une fois signée il disait toujours merci, au-revoir. C'était là aussi une incontournable politesse même s'il savait qu'il allait revoir ce professeur cinq ou six fois dans la journée. Hamza savait qu'il devait, impérativement, terminer sa ronde à l'heure et 58 minutes. Pas une de plus, pas une de moins, c'était l'heure de la pause pour changement de classes ou de professeurs. Et le voilà qui refaisait un tour jusqu'à l'heure et 58 minutes suivantes.

Dans la cour ou devant le bureau du surveillant général qui centralisait les feuilles d'appel, on le voyait répondre poliment à des professeurs. Ils engageaient la conversation avec lui avec le zèle de montrer leur sympathie mais on voyait bien qu'elle était fabriquée à l'intention de ceux dont on veut maintenir le rang subalterne.

Comment peuvent-ils passer leur vie à exécuter le même travail, sans jamais exprimer le moindre agacement, ennui ou découragement ? Beaucoup semblent ne jamais avoir le rêve de se projeter dans une autre activité, d'autres ont la certitude que leur compétence ne peut être suffisante pour un autre avenir et ceux qui aiment leur travail qui leur apporte sécurité et honneur. Hamza était, bien entendu, plus âgé que nous mais pas autant pour que nous soyons sûrs de sa disparition qui nous ferait beaucoup de peine.

Dans les deux cas, nous sommes sûrs que Hamza ne se présenterait jamais à la porte de l'éternité sans frapper ses trois coups. Ces coups si célèbres à l'annonce du début d'une pièce de théâtre que tous les Algériens ont souvenir avec le célèbre Au théâtre ce soir. Il était à lui seul une pièce de théâtre dans nos vies de lycéens.

L'informatique a tué le métier de rouleur par l'appel directement fait sur ordinateur. Hamza, les chemins du paradis seront désormais tes couloirs à toi. L'heure et 58 minutes ne te fixeront jamais plus la limite de ton chemin de gloire.