Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
« Qu'est-ce que la
Méditerranée ? Mille choses à la fois, non pas un paysage, mais d'innombrables
paysages, non pas une mer, mais une succession de mers, non pas une
civilisation, mais des civilisations entassées les unes sur les autres. Voyager
en Méditerranée, c'est trouver le monde romain au Liban, la préhistoire en
Sardaigne, les villes grecques en Sicile, la présence arabe en Espagne, l'islam
turc en Yougoslavie.
C'est plonger au plus profond des siècles jusqu'aux constructions mégalithiques de Malte ou jusqu'aux pyramides d'Egypte. C'est rencontrer de très vieilles choses, encore vivantes, qui côtoient l'ultra-moderne à côté de Venise, faussement immobile, la lourde agglomération industrielle de Mestre, côté de la barque du pêcheur, qui est encore celle d'Ulysse, le chalutier dévastateur des fonds marins ou des énormes pétrolières. C'est tout à la fois, s'immerger dans l'architecture des mondes insulaires et s'étonner devant l'extrême jeunesse de très vieilles villes ouvertes à tous les vents de la culture et des profits qui depuis des siècles surveillent et mangent la mer. » Fernand Braudel La Méditerranée ne connaît pas de frontières, elle est le prolongement des côtes européennes et africaines. Elle est un pont entre les peuples et un mur entre les Etats. Elle représente l'espoir des uns et le désespoir des autres. En surface des corps inanimés flottent, en profondeur des pipelines sont immergés. Au nord, des infrastructures touristiques, au sud des rivages vierges à défricher et une jeunesse en jachère à mobiliser. Tandis que les uns se noient, les autres se prélassent. La Méditerranée a une couleur mais personne ne sait laquelle. Elle change en fonction du soleil. Elle n'a pas de ligne, elle se confond avec le ciel. Un ciel à trois étages (la trinité) pour les uns et un seul étage pour les autres (l'unicité). Entre ciel et terre, il n'y a pas d'intermédiaire. Entre la mort et la vie, il n'y a pas de pont. Entre le vieux continent et la jeune Afrique, un cimetière à ciel ouvert. Les idéologies nous font croire à la magie des mots pour « masquer » la réalité des maux. « L'Etat de droit et des droits de l'homme sont d'abord une idéologie. Mais que celle-ci est d'autant plus dangereuse du fait que ses affidés ne la reconnaissent pas comme telle ; ils la perçoivent seulement comme l'expression du bien naturel » nous dit Eric Delacroix. La démocratie, un miroir aux alouettes pour les uns et un cheval de Troie pour les autres. La démocratie suscite des convoitises sans les satisfaire. Quand on parle des droits de l'homme, il s'agit évidemment de l'homme occidental, les autres ne sont pas des êtres. Ce sont des bestioles qui polluent la Méditerranée. Des corps inertes flottent en surface, le pétrole et le gaz coulent à flux continu sans interruption en profondeur. Des conduites qui ne souffrent d'aucune corrosion. Elles sont là pour l'éternité. Dans la profondeur des eaux, une histoire tumultueuse. Sur les rives, des Etats « en berne » des peuples « en éveil ». Les deux faisant appel aux morts pour résoudre les problèmes de vivants, des vivants cherchant une place parmi les fantômes. La mort n'a jamais enfanté la vie. Les vieux veulent vivre, les jeunes veulent mourir. Ironie de l'histoire, les pays envahisseurs d'hier sont devenus des pays envahis aujourd'hui. Le phénomène migratoire est le fait marquant de ce 21ème siècle. Au nord, des pays évolués au niveau de vie élevé. Au sud, une démographie galopante et une gestion chaotique des ressources maintenant les populations dans la pauvreté et le sous-développement. Deux Méditerranées qui se regardent, l'une plus bleue que l'autre, deux civilisations qui s'affrontent, un paradis plus « vert » que l'autre. Au milieu, une barque de fortune où s'entassent de milliers de jeunes qui chavire, au nord un vieux continent qui se dépeuple et qui se cramponne à la vie ; au sud une économie jeune qui se noie dans un verre d'eau. La fin du règne du pétrole va creuser la faim dans le monde. Chaque jour, plus d'un milliard de personnes souffrent de la faim, l'urbanisation sauvage et l'exode rural vont précipiter la famine et les premiers pays à être touchés ce sont les économies rentières suivies des pays industrialisés. Le Covid-19 va révolutionner le monde. « Des villes seront détruites et des déserts construits » nous dit la tradition musulmane. Des ruisseaux souterrains coulent sous les déserts. C'est une bénédiction divine. Avec dix milliards d'importations de denrées alimentaires chaque année, la chute drastique du prix des hydrocarbures, l'Algérie du pétrole et du gaz creuse sa tombe sans témoins et enterrée sans linceul. L'heure est au confinement. Avec une densité de cinq habitants au kilomètre carré au sud et deux cents habitants au kilomètre carré au nord, l'Algérie est un bateau qui chavire. Elle délire, son système immunitaire ne répond plus, le respirateur artificiel est en panne de courant. C'est le dernier recours, l'ultime chance de survie pour les victimes du Covid-19 en détresse respiratoire aigüe. C'est la pathologie la plus grave engendrée par le Covid-19. Les poumons n'arrivent plus à oxygéner le corps. En l'absence d'un respirateur artificiel, le patient dépérit et s'éteint. L'Algérie respire avec ses deux poumons : le pétrole et le gaz. Les recettes pétrolières et gazières représentent 98% des revenus en devises du pays et couvrant plus de 75% des besoins des ménages et des entreprises. Une baisse brutale et durable du prix des hydrocarbures, des débouchés ou des réserves serait-elle fatale ou salvatrice pour le pays ? Moralité : « Le poumon d'un pays c'est son peuple, le cœur est sa terre et la jeunesse son cerveau » nous rappelle Nanane-Akassimando. Dans les bouleversements qu'a connus la société algérienne colonisée puis décolonisée, on insiste toujours sur les conséquences de la colonisation rarement sur la phase de décolonisation. Avec la colonisation, l'Algérie s'est trouvée défigurée urbanisée au nord sans industrie créatrice d'emplois, concentrée sur la bande côtière sans agriculture vivrière, centralisée dans la décision, ignorant la population autochtone, et tournée vers la métropole par l'exportation des hydrocarbures et ouverte à l'importation de produits de subsistance. Ce schéma d'aménagement du territoire initié par De Gaulle dans sa politique de pacification sera poursuivi et amplifié par l'Algérie indépendante dans sa politique d'industrialisation et d'urbanisation à marche forcée. La reprise du plan de Constantine en est la preuve évidente. Industrialiser la bande côtière cultivable relativement bien arrosée et se rapprocher de la métropole pour remplir son couffin. Le regroupement des populations dans les villes permettant de mieux les contrôler en est un autre exemple. Le transfert du pouvoir perpétuait indirectement le système de dépendance économique et culturelle vis-à-vis de la métropole. Il s'agissait pour la France d'imposer à l'Algérie indépendante un ordre politique et juridique qui garantisse la prééminence de ses intérêts stratégiques. On peut dire qu'elle a réussi admirablement son pari. En imposant des institutions dont la logique de fonctionnement était radicalement opposée à celle de la société algérienne, et en refoulant l'islam dans le domaine privé pour en faire une valeur refuge des déshérités, le colonisateur préparait en fait la société postcoloniale à l'échec de la modernisation. Une modernisation menée par l'Etat postcolonial sans mobilisation de la nation dans la création de richesses et sans la participation de la majorité dans la prise de décision. Le nationalisme ne s'est révélé qu'un acte illusoire de souveraineté. L'indépendance politique n'avait pas suffi à elle seule à briser les liens de dépendance tissés à travers 132 ans de colonisation. L'Etat centraliste et ostentatoire dérivé du modèle colonial a suscité le régionalisme, les dérives de l'intégrisme de ceux qu'il enferme dans un nationalisme formel et dans un rituel religieux sans esprit novateur. Si la recherche de l'indépendance fut un principe légitime, les pouvoirs mis en place n'ont pas toujours respecté les aspirations populaires qu'elles impliquaient. La décolonisation a donné naissance à des entités étatiques artificielles dominées par des régimes politiques autocratiques et despotiques sans légitimité historique ou démocratique qu'ils soient monarchiques, militaires, ou policiers veillant jalousement sur leurs frontières c'est-à-dire leur espace de domination politique, économique et culturelle. L'Algérie et la France vivent le passé au présent, elles en sont malades, d'une maladie qui semble incurable. L'Algérie et la France se sont décidées enfin à regarder ce passé ensemble pour exorciser les démons qui les habitent. Il s'agit de sortir de la prison du passé et d'engager les relations sur la route de l'avenir. Un avenir hors de tous réseaux occultes dont les jeunes font les frais. Les Algériens au milieu de la Méditerranée, les Français dans les rangs du terrorisme international produit des oligarchies financières qui avancent masquées dans un monde sans état d'âme où l'argent sale coule à flots. En fait, il s'agissait pour la France d'imposer à l'Algérie indépendante un ordre politique et juridique qui garantisse la prééminence de ses intérêts stratégiques. C'est pourquoi le rapport entre contestation et répression, domination et émancipation est récurrent en Algérie. Dans la tourmente qui enfante de nouvelles sociétés ou qui les étouffe dans l'œuf, les situations semblables créent des jugements semblables. L'obstination de la France coloniale a produit le FLN, l'intransigeance du FLN au pouvoir a donné naissance au FIS. En traitant les « autochtones » de « bougnols », des « moins que rien », (fainéants-nés, des voleurs-nés, des criminels-nés, des menteurs-nés), la France a fait de l'humiliation et de la soumission des techniques de maintien de l'ordre colonial. L'histoire se répète, les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets. « L'histoire est terrible avec les hommes et d'abord elle leur bande les yeux en leur faisant croire que le pire n'est pas pour eux ». La colonisation française a débuté avec le pillage du Trésor d'Alger (La Régence), l'indépendance a commencé avec la disparition des fonds et des bijoux collectés au titre de la Caisse de solidarité nationale sous prétexte de renflouer le Trésor public pour finir par la dilapidation et le détournement de mille milliards de revenus pétroliers et gaziers par les gouvernants condamnant leur propre peuple à une pauvreté certaine. L'ordre colonial français fut une occupation du territoire par « l'épée et la charrue » ; l'ordre étatique algérien serait une appropriation privative du sol et du sous-sol algériens par les «textes et le fusil». Si la violence exercée par la colonisation était légitimée par la mission « civilisatrice » de la France, la violence légale de l'Etat algérien s'effectue au nom du « développement ». La France est partie mais ses intérêts sont préservés. L'élite dirigeante va reproduire les méthodes du colonisateur et parachever sa politique économique et sociale Cette gestion autocratique, anarchique et irresponsable de la société et des ressources du pays n'est, nous semble-t-il, pas étrangère à l'influence et l'attraction de la France sur/par les « élites cooptées » du pays, aujourd'hui vieillissantes pour la plupart, maintenues en activité malgré leur âge avancé et pour la plupart finissent presque tous dans un lit d'hôpital parisien. Elle s'insère parfaitement dans la stratégie de décolonisation du général De Gaulle, engagée dès 1958 à son retour au pouvoir et parachevée en 1962 par la signature des accords d'Evian dont la partie la plus secrète a été, semble-t-il, largement exécutée. Elle a permis à la France d'accéder à la pleine reconnaissance internationale en tant que grande nation (indépendance énergétique), à l'unité nationale retrouvée (menace guerre civile évitée) et au rang de puissance nucléaire (premiers essais concluants au Sahara) et a miné l'Algérie postcoloniale par la dépendance économique (viticulture, hydrocarbures, importations), par la division culturelle (langue, religion, ethnie). En imposant un schéma institutionnel dont la logique de fonctionnement était radicalement opposée à celle de la société indigène et un modèle économique étranger aux réalités locales des populations, le colonisateur préparait en fait la société postcoloniale à l'échec de la modernisation politique et au développement économique. Les services secrets français ont joué un rôle important. Ce n'est pas un pur hasard que la plupart des ambassadeurs qui sont passés par Alger se retrouvent le plus souvent à la tête de ces services. Aujourd'hui, la France a-t-elle perdu pied en Algérie pour que son ambassadeur déclare avoir été surpris par le peuple algérien ? Depuis quand le peuple algérien fait partie de l'équation politique de la France ? « En politique, trahison, lâcheté et hypocrisie sont des religions, c'est pour cela que nous avons de mauvais gouvernants » nous apprend Laurent Denancy. N'en déplaise à certains nostalgiques d'un passé révolu immédiat et lointain. Les années 90 sont présentes dans nos mémoires respectives des deux côtés de la Méditerranée. « A quoi bon des frontières entre peuples qui se tendent la main. C'est s'éloigner au lieu de se rapprocher. C'est agir en sens contraire de l'œuvre pacifique qu'accomplissent les chemins de fer et la navigation. Ces deux agents de l'unité européenne et de l'unité universelle » s'interroge Emile de Girardin. Hier, la citoyenneté française contre le renoncement à l'islam, à présent le droit à la citoyenneté contre l'achat d'un bateau de blé français ! Les jeunes Algériens ne sont plus dupes. Ils sont instruits et ouverts sur le monde. Ils savent que la terre est comme une femme, plus on la laboure, plus elle donne du blé et ils sont décidés de faire de l'Algérie un grenier de l'Europe et un potager de l'Afrique. Que l'argent du sud retourne au sud, le nord en a fait un très mauvais usage avec la complicité du grand Nord. De « L'étoile nord-africaine » à une Afrique du Nord aux cent étoiles, que d'opportunités ratées, que de misère accumulée, que de jeunes disparus. L'histoire avance en reculant. Dans les années 60 on rejeta le discours sur « l'Afrique du Nord française » en estimant au nord comme au sud de la Méditerranée que pour les pays maghrébins, la référence au monde arabe était absolument légitime et de bon sens. Près de soixante ans après, les relations du Maroc avec l'Algérie, de la Tunisie avec le monde arabe se sont certes développés mais à un rythme bien inférieur que les rapports économiques, sociaux et surtout culturels avec l'Europe du Sud. Cela pose le problème des relations postcoloniales entre des nations devenues indépendantes avec leurs anciennes métropoles. Si la colonisation n'a été qu'exploitation économique et oppression politique, ces relations postcoloniales notamment entre les élites dirigeantes n'auraient pas l'importance qu'on leur reconnaît aujourd'hui. C'est dire la responsabilité des élites dans le drame que vit leur jeunesse respective. Lors d'un entretien improvisé avec quelques journalistes à Yaoundé en 2001 rapporté par le Monde de l'époque, Jacques Chirac déclarait « Nous avons saigné l'Afrique pendant quatre siècles et demi. Ensuite, nous avons pillé ses matières premières ; après on a dit : « ils ne sont bons à rien ». Au nom de la religion on a détruit leur culture et maintenant comme il faut faire les choses avec plus d'élégance, on leur pique leurs cerveaux grâce aux bourses. Puis on constate que la malheureuse Afrique n'est pas dans un état brillant qu'elle ne génère pas d'élites. Après s'être enrichi à ses dépens, on lui donne des leçons ». La bourse pour les uns, le supplice pour les autres. Ainsi va le monde emportant avec lui « le printemps et les hirondelles ». *Docteur |
|