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Crise d'identité scientifique: Confession d'un maître assistant de catégorie B

par Mehdi Souiah *

Ce texte est le fruit d'une très modeste expérience acquise dans l'effort d'enseigner la sociologie à des populations étudiantes très variées, cela soit dit en premier, car ce que je m'apprête à révéler ne relève en aucun cas d'une étude sérieuse ayant pour objet de faire l'autopsie de l'université algérienne.

Le constat est le suivant : les étudiants algériens souffrent d'une «crise identitaire». Certains pensent que c'est «général», les étudiants n'en sont pas les seuls concernés. Seulement, je sais aussi que le recours à la généralisation a pour but de relativiser, voire de minimiser l'ampleur de l'écueil. On essaie de mettre tout dans la même fosse, et cela permet de faire le deuil d'une identité à jamais perdue.

 Certes, le deuil est libérateur, mais à quel prix ? Y recourir serait-il l'unique moyen, non pas de mettre un terme à cette crise, mais pour l'empêcher de refaire surface ? Autant le dire tout de suite, cela ne peut pas marcher, tout simplement parce que l'homme est un animal identitairement défini. «L'être est, le non-être n'est pas», comme l'affirmait Parminède au Ve siècle d'avant notre ère. Donc, ce qui peut paraître comme quête n'est en fait que la construction d'une nouvelle identité. Certes, je n'ai pas la prétention ni les compétences de traiter d'une telle question, je vais seulement parler de cette frange de la société qu'on appelle «étudiants». Et donc qui sont-ils ?

On pourrait trouver une réponse dans les textes de D. Guérid. Dans L'exception algérienne, il explique de manière détaillée comment l'université en est arrivée là. «Sous l'effet du nombre, dit-il, il s'est produit comme un passage de la quantité à la qualité et ce sont désormais de nouvelles manières d'être, de penser et d'agir qui s'installent. C'est un nouveau système de normes et de valeurs qui s'impose 1». Une nouvelle figure de l'étudiant apparaît, se distinguant en tout point de celle de «l'étudiant classique» : il est majoritaire et nombreux ; «il vient plutôt de l'intérieur du pays et il est de langue arabe et de culture islamique.

L'opposition [entre les deux figures] est présente également dans les pratiques pédagogiques et dans le rapport au savoir? 2». Mais il y a aussi, et c'est sur cela que je veux m'exprimer dans ce texte, une autre résultante, un mal dont souffre l'étudiant majoritaire, à savoir une crise identitaire que je spécifie de «scientifique».

Alif

Qu'est-ce qu'une «crise identitaire» ? Et comment peut-elle être scientifique ? Telle que l'explique Cl. Dubar, une crise identitaire réside dans une «perturbation» des relations stabilisées entre des éléments structurants de l'«activité», celle de l'identification, c'est-à-dire «le fait de catégoriser les autres et soi-même »3. Si l'on analyse attentivement la définition que donne Dubar à ladite crise, on arrivera au fait que l'identité elle-même n'est que l'affirmation, par l'être, la pensée et l'agir, de l'appartenance, qu'elle soit sociale, culturelle, professionnelle ou autre. Quant à l'identité scientifique, elle n'en fait pas l'exception.

 Mais avant d'aller plus loin, il faudrait savoir quels sont les éléments structurants de l'activité qui permettent à l'étudiant de s'identifier à une sphère «scientifique». Le choix de la filière est déterminé par une conviction, qui est l'aboutissement d'un processus de socialisation, par lequel passe chacun des étudiants. Là encore, il faut relativiser : cette crise identitaire n'est pas vécue de la même manière par tous les étudiants, et ce pour la raison que tous n'ont pas eu le même parcours scolaire : donc, leur socialisation ne s'est pas accomplie de la même façon. Ceux qui en sont les plus atteints sont ceux qui n'ont pas choisi leurs filières. Elles leur ont été imposées, soit parce que leur moyenne au bac n'était pas suffisante pour leur permettre de choisir, soit parce que la branche dans laquelle il était inscrit au lycée rétrécissait sa carte de choix, etc. Le bachelier se retrouve donc malgré lui inscrit en licence de lettres arabes, de droit ou bien de sociologie. Certains abandonnent au cours de la première année, d'autres, vainement la plupart du temps, tentent un transfert vers une autre discipline. Mais la majorité, il faut bien le noter, y reste.

 La crise identitaire résulte donc de ce mal, de cet «être étudiant sans l'être», une tare dont l'étudiant sait qu'il est obligé de l'endurer tout le long de son cursus, s'il veut s'en affranchir. Un seul souci : la note ; un seul but : le diplôme. Tous les moyens sont bons pour parvenir à ces fins, la mémorisation des cours de l'Ustad ou la solution alternative : «l'antisèche». «Rien n'est plus contraire au «cours normal des choses», constate D. Guérid, c'est-à-dire aux habitudes devenues nature, rien n'est plus déconcertant pour eux que l'examen à livre ouvert.

C'est que cette modalité rend caduc leur dispositif basé, côté «vertueux», sur la mémorisation, côté «vicieux», sur le copiage. 4» Quant aux enseignants, ils ont fini par être guéris de cette schizophrénie qui leur rongeait délicieusement l'esprit, leur côté attributaire de notes a fini par prendre le pas sur ce «feu» transmetteur de savoir.



Il est vrai que D. Guérid, dans ce qu'il avance, n'a pas tout à fait tort en ce qui concerne la dualité de la société étudiante ; je peux dire qu'elle a bel et bien existé, et d'ailleurs il le décrit fort bien. Mais ce que je constate, c'est qu'elle tend à s'amenuiser, voire à s'éteindre. Et ce n'est pas le modèle de l'étudiant classique qui a du mal à se reproduire, c'est la dualité tout entière. Ceci dit, on peut rencontrer des manifestations de dualités au sein de cette société : par exemple des étudiants issus des parties intérieures du pays par rapport aux métropolitains (j'évite de parler en termes d'urbains et de ruraux car la distinction n'est pas aussi tranchée), ou encore ceux fortement imprégnés de la culture occidentale, qui se répercute sur leurs manières de se comporter, de s'habiller et de parler (le langage sera abordé dans la seconde section) et les autres considérés par les premiers comme étant totalement «out».

Seulement, ces dualités sont insignifiantes si l'on part du principe que tous ces étudiants se fondent dans le même moule, celui de l'étudiant défini comme «majoritaire».

Revenons à présent à cette dualité. Si elle disparaît de plus en plus du milieu estudiantin, c'est tout simplement parce qu'elle a atteint un niveau supérieur, celui des enseignants, et se manifeste en un conflit générationnel et idéologique. En effet, le corps enseignant est un domaine fragmenté, et sur ce point je préfère garder une position «neutre». Je ne prendrai aucune position, aucun parti, tout simplement parce que c'est dans les salles de classe des uns que j'ai acquis une grande portion de mes connaissances. Quant aux autres, j'évite d'en dire du mal parce que j'en fais partie. Enorme est le dilemme qui m'empêche de conduire ma réflexion dans le sens aspiré. Toutefois, il existe un état de fait qui ne dupe personne, comme chez l'étudiant majoritaire : pour l'enseignant majoritaire la compétence intellectuelle passe au second plan. Si l'on prend l'exemple de la préparation des cours, rien n'est plus simple, songent certains, que d'«arracher» quelques pages d'un livre, signé par un piètre compilateur oriental, que l'étudiant est sommé de reproduire à l'identique lors des examens.

Djim

Cette section concerne l'instrument par lequel la science est transmise, à savoir la langue d'enseignement. Réduit à cela, c'est-à-dire à «un moyen de communication», le problème de la langue pourrait paraître simple. Seulement, la réalité montre qu'il est «tout» sauf ceci. Il n'y a qu'à suivre le débat sur l'arabité, qui a été lancé tout juste après le match de Khartoum par les intellectuels algériens et égyptiens. C'est fascinant de voir comment un simple instrument (procédé logique et technique) de communication peut se transformer en un enjeu politico-identitaire, et on se rend compte finalement que cela se résume à peu de choses.

Une langue «morte», l'arabe, qui ne vit qu'à travers ses dérivés, les dialectes (l'algérien d'un côté et l'égyptien de l'autre), qui, tout en faisant abstraction de ces derniers, devient objet de querelles incessantes. L'arabité se trouve alors soumise à une surenchère qui caractérise les querelles des cours d'école, à savoir «qui mérite de porter le titre d'arabe», «qui l'est avant qui», «pourquoi on l'est et les autres ne le sont pas», etc. A-t-on vraiment besoin de justifier notre arabité ? Et notre identité alors ?

 Dans la conclusion de l'un de mes textes, j'avais insisté sur le fait que l'échec de l'école algérienne se manifeste par son incapacité à faire de l'arabe littéraire une langue d'enseignement et de l'instaurer comme «langue du peuple». Même si on n'ose pas toujours le dire, l'arabe classique n'est «parlé nulle part dans le monde arabe [?]. La langue parlée est celle du peuple? 5». Et qu'on le veuille ou non, les chansons de cheb Bilel ou les textes de Lotfi Double Canon inspirent plus que les manuels de philo ou les cours du prof de langue arabe6. Le constat est plus que flagrant à l'université. On a tort, il m'est avis, de dire que l'étudiant majoritaire est arabophone, car, en fait, il n'est ni arabophone ni francophone. Les étudiants parlent tous le même langage (a-identitaire), une base d'arabe dialectal garni de vocables d'arabe classique ou de français, et ce selon les filières et selon l'origine sociale.

Leur difficulté à s'exprimer est telle qu'ils n'arrivent pas à extérioriser leurs idées et, du coup, on se contente de recevoir sans rien rendre en échange. Cette communication «unilatérale» force l'enseignant à accorder plus d'importance au texte qu'il va dicter qu'à la stratégie explicative du cours, c'est-à-dire au débat et au jeu de questions/réponses favorisant l'assimilation de l'information, car le silence des étudiants se transforme très vite en «bruit» (une perturbation aléatoire qui intervient dans la communication de l'information).

 Mais à bien réfléchir, il se pourrait qu'il y ait une autre analyse à cela. Le fait qu'on n'a pas encore acquis un savoir-faire didactique, le seul modèle qu'on reproduit est celui de la medersa ou du kûttab (un système qui met l'enseignant en position de «maître absolu de sa matière», et cela dès l'école primaire, et réduit l'enseigné à un simple récipient creux qu'on remplit et qui redevient tout aussi creux et vide dès qu'on a passé les examens), et l'on assiste à un phénomène décrit par Jacques Berque.

 

En effet, ce dernier écrit à propos du théâtre arabe que «La tradition arabe ignorait l'expression théâtrale, parce qu'elle ne pouvait lui consentir un langage. Qui dit théâtre dit public, qui dit public dit parler compris de tous 7». Le théâtre comme l'enseignement obéissent à la même règle, à savoir une «mise en scène efficace» dans le premier, une fiction, dans le second, d'un texte, d'une composition théorique. Et ils aspirent au même but : «saisir l'attention du public».

 A maintes reprises, je me suis rendu compte que lorsque je faisais le cours dans la langue académique (non sans bégaiement, je dois l'avouer), il se produisait comme une déconnexion entre l'enseignant que je suis et le public, c'est-à-dire les étudiants, une situation à laquelle il est aisé de remédier par le biais d'une anecdote, d'un exemple, parfois même d'une blague, relatés hors du cercle hermétique de l'académisme linguistique (c'est justement ces multiples parenthèses qui me permettent de maintenir le contact avec mes étudiants, car rien n'est plus démoralisant, voire anéantissant pour un enseignant que cette «impression de parler à des sourds»).

 Je pourrais justifier ce que j'avance par le fait qu'il existe un marché des biens linguistiques. Tout discours, qu'il soit théâtral, scientifique ou autre, obéit aux lois de l'offre et de la demande : «Il n'est compris que ce qui est socialement accepté», disait Pierre Bourdieu. Ainsi, un cours prononcé entièrement dans l'arabe classique n'est suivi que de manière partielle par l'étudiant, non pas parce que les étudiants sont incapables de comprendre ce qui est dit dans la langue classique, mais plutôt parce le discours présenté dans cette forme n'entre pas dans le cadre de leur attente : leur demande de parler dans une langue habituelle, celle de leur environnement social.

Et je conclus par un contre-avis

C'est un topo bien pessimiste de la situation actuelle qui nous est dressé. Ce qui est normal si l'on prend une figure idéal-typique, celle de l' «étudiant classique» comme modèle. Seulement, il faut se méfier des idéaux : le modèle classique de l'étudiant est le produit d'une conjoncture. Et on a tort, à mon avis, de continuer à le considérer comme la plus haute valeur dans l'échelle évaluative des étudiants, car même cette échelle est devenue obsolète, dans la mesure où plusieurs paramètres ne sont pas pris en considération. [L'agir].

 C'est vrai que nos étudiants ne lisent pas assez, du moins au goût de l'étudiant classique, mais passent plus de temps devant leurs ordinateurs. La somme de connaissances qui leur parvient par le biais d'Internet, la somme d'informations récoltées durant une heure de connexion est plusieurs fois supérieure à celles assimilées dans une séance de TD. [La pensée] Ils savent qu'une requête lancée sur la toile est plus efficace que de perdre un temps précieux à feuilleter des dictionnaires difficilement accessibles. [L'être] L'étudiant actuel veut être différent du modèle classique qu'on s'obstine à vouloir reproduire. On a affaire à une nouvelle version : un étudiant, certes majoritaire, mais qu'il est impossible de reporter au modèle classique. C'est une quête inutile que de vouloir générer un être hors de son contexte historique. Au lieu de cela, adaptons-nous, adaptons nos instruments et notre système éducatif à cette nouvelle version de l'étudiant, qui, peut-être, qui sait, se révèlera plus efficace que l'ancienne.

 * Centre universitaire de Relizane

Footnotes:

1 D. Guérid : L'exception algérienne (la modernisation à l'épreuve de la société), Casbah, Alger, 2008, p. 289

2 Ibid.

3 Cl. Dubar : La crise des identités (l'interprétation d'une mutation), PUF, Paris, 2000, p. 10

4 D. Guérid : op. cit. p. 291

5 L. Addi : «Arabité et identité : réponse à D. Labidi», in Le Quotidien d'Oran du 07 janvier 2010

6 Cf. M. Souiah : «Chronique d'une langue en mouvement», in Le Quotidien d'Oran du 22 janvier 2005

7 J. Berque : Les Arabes d'hier à demain, éd. Seuil, Paris, 1969, p.215