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Le
livre de Benkoula Sidi Mohamed El Habib, architecte,
docteur en urbanisme et enseignant au département d'architecture d'Oran, a pour
titre : «Que faire quand on a compris ?
En guise de penser l'urbanisme algérien» (Editions ENADAR, Oran, 2019). Ce livre, je l'ai relu plusieurs fois pour essayer de répondre à la question de l'intitulé. Pour le moment, la réponse la plus simple que j'ai trouvée est de ne pas avoir la prétention de dire : j'ai compris, et de multiplier les questionnements au lieu des certitudes, car celles-ci se sacralisent avec le temps et il devient difficile par la suite de les (re)penser ou les déconstruire. Aussi, j'essaye de comprendre Oran, l'espace de mes inspirations, son évolution, sa société et ses maux en l'analysant en profondeur. En ce sens, toutes les questions sont pertinentes. Communiquer à propos de la ville nécessite de l'observation et de l'enquête. De nos jours, les gens préfèrent l'information immédiate. Du coup, on ne s'attarde pas assez sur le sens des mots qu'on utilise. Ainsi, le livre de Benkoula contient des termes, des réflexions que beaucoup pensent comprendre, mais que très peu sont capables de saisir, réellement. Ainsi, je reviens à travers cet entretien sur certains termes, avec l'auteur lui-même qui a accepté de se livrer à l'exercice de revisiter son propos. «Cet auteur qui dit la chose et son contraire avec la même conviction» (dixit Larbi Marhoum). Espérant que je puisse mieux comprendre, pour mieux faire. Qu'est-ce qu'une «ville» pour vous Monsieur Benkoula ? C'est une vraie question pour moi en plus d'être compliquée. Je crois que beaucoup d'urbanistes auraient du mal, aujourd'hui, à répondre à cette question. Pour ce qui me concerne, je me suis rendu compte que la plupart (Algériens) se projettent dans une certaine ville ancienne sur fond d'idéalité, en écartant tout le reste. C'est comme un syndrome Casbah, on fantasme sur une forme de bâti, une organisation spatiale qui répondait à un contexte particulier, une strate d'histoire qui a ses paramètres propres, et on ne se pose aucune question sur la vie sociale, culturelle, économique, sur la condition de la femme et surtout le statut de l'espace public qui sont pourtant pour nous aujourd'hui de véritables questions à poser. En fait, c'est compliqué de constater que nous engluons dans une image de modernité avec des tas de représentations de médina ou ksar comme image d'idéalité urbaine. La ville en Algérie reste impossible, en partie à cause de la colonisation à laquelle les Algériens reprochent beaucoup de choses et donc n'arrivent pas à la transcender en modérant leur rapport à l'urbanisme européen dix-neuvième. Le déclin de ce dernier ne fait à mon sens, quoique je ne sois pas anthropologue, qu'exprimer le mal que l'Algérien a à gérer son sentiment d'ancien colonisé. Mais ça reste bien sûr lié aussi à la politique menée, l'idéologie imposée et celle qui domine parmi les populations, la tendance économique, etc. C'est pour cela que j'ai fini par penser que la ville est un esprit, et un état d'esprit. Mais surtout il ne faut pas oublier que notre idée de la ville demeure rattachée à celle d'une société, autrement dit chaque société a sa ville, hors aujourd'hui, nous sommes confrontés à des crises partout, de villes et de sociétés. Et l'urbanisme d'État n'a aucune conscience de cette difficulté et la néglige même. Je dirai, in fine, qu'il n'y a plus vraiment de villes parce qu'il n'y a plus de sociétés tout au moins au sens classique du terme. Le gros problème que nous avons vécu c'est qu'on a répété inlassablement qu'on a fabriqué des villes, mais en réalité, on a surtout produit un urbanisme n'ayant aucun enracinement culturel, territorial, un urbanisme de facture approximative, une image de l'Europe, à partir de lectures que la plupart n'ont pas faites. Cet urbanisme ne correspondait à aucun mode de vie algérien, et dépendait fortement du chemin de grue et d'autres technologies de construction comme le coffrage tunnel qui est revenu en force ces dernières années. On a cru qu'avec un modèle de logement qui concentre beaucoup de choses, les aléas de la politique sans projet de société, la maîtrise d'ouvrage hermétique à l'innovation, le rôle de l'exécutant du maître d'œuvre, la malhonnêteté des entreprises qui gravitent autour d'un hypothétique bénéfice à faire, des services municipaux qui n'ont aucune vision de la ville, une économie qui échappe au contrôle d'État de toute façon faible, on pouvait fabriquer un Algérien «nouveau», libéré des archaïsmes précoloniaux, mais surtout, on a voulu faire croire qu'on peut faire des villes à partir d'éléments techniques d'urbanisme algérien comme le logement. C'est très difficile pour moi de dire ce que peut être une ville en Algérie parce que je me rends compte que depuis l'indépendance, on a fabriqué un véritable embrouillamini urbain où le populaire, je veux dire l'aspect populaire, osons dire rural, est la seule certitude que je peux y avoir. Comment définiriez-vous l'identité d'un lieu ? Je ne sais pas si l'identité d'un lieu se définit ou si c'est encore une fois un héritage de représentation qui veut que nous définissions absolument pour pouvoir nous définir de ce qui est défini. Mais ce qui est certain comme dans le cas du Mzab tel que André Ravéreau nous l'a rapporté, la définition d'un lieu dans le sens du dévoilement de son caractère protéiforme peut passer par plusieurs siècles pour un résultat qu'au regard de la technologie actuelle, nous sommes capables de ne pas le considérer à sa juste valeur. Je relève, cependant, que dans la question deux termes m'intéressent : identité et lieu. Anciennement parlant, le lieu (locus, local) n'avait de sens que pour les populations qui l'habitaient depuis longtemps. Les Mozabites ont apprivoisé à mon sens plus qu'approprié le caractère particulièrement aride du lieu, celui-ci a fini par marquer de manière substantielle l'identité des populations mozabites. Et bien que je me méfie du terme identité, dans le cas mozabite, il recouvre un sens double d'appartenance et d'égalité. Les Mozabites appartenaient à une société qui était égale au lieu qu'ils habitaient. C'est-à-dire qu'aujourd'hui, est-ce que c'est possible d'être mozabite en dehors du Mzab ? C'est en suivant ce mode de penser que j'ai déduit l'existence de sociétés-du-lieu lesquelles, il faut le dire, ont disparu. J'ai déjà affirmé que les Mozabites se sont coupés du legs des anciens et qu'ils n'en ont gardé que l'image d'une tradition figée et étouffée, voire désormais incapable de régénérer en fonction du lieu. Je dirai que le fait de ne plus habiter dans l'urgence, comme le signifiait Ravéreau, un lieu aride, est la cause principale de l'érosion des «traditions vivantes» (dixit Hassan Fethy). L'identité je la conçois dans le sens de l'égalité. Être égal au lieu veut dire pour moi en vivre dans une relation de respect et de reconnaissance. Aujourd'hui, nous savons très bien que l'identité que nous avons en tête fait partie d'une idéologie globale absurde d'État. Elle sert à dresser les gens les uns contre les autres. C'est surtout un moyen d'exclusion. Les plus avancés sur les questions de l'identité sont les anthropologues de l'urbain plus que les sociologues. Certains évoquent très bien la question du non-lieu qui est à mon sens une réalité planétaire n'excluant aucunement les populations reconnues telles que du lieu. Aujourd'hui, comme je l'ai affirmé quelque part, nous n'avons à faire qu'à des groupes-hors-lieu, c'est-à-dire que le lieu n'est plus une matrice de liens. Quelle est selon vous la différence entre l'espace urbain et l'espace rural ? Ou quelle est la relation entre les deux ? Est-ce qu'il est question aujourd'hui de différence quand tout est urbain ? Il faut avoir en tête que Bourdieu se posait déjà la question s'il y avait lieu de société rurale dès lors que les supposés ruraux ne vivaient plus uniquement de la terre, et des terres qu'ils possédaient. L'opposition monde urbain/monde rural, déjà, n'avait pas beaucoup de sens du temps de Marx et ses acolytes alors qu'elle a requis un sens insensé pour un ex-ministre comme Temmar qui n'avait pas l'air de saisir les enjeux profonds des territoires torpillés par les programmes nationaux d'habitations. Il n'y a qu'à se déplacer à travers le pays pour se rendre compte que les villages ne le sont plus et que l'activité urbaine capitalistique domine partout. Le modèle urbain de la maison, on le rencontre dans les régions les plus reculées. Même architecturalement, les villages comme les douars ont quasiment perdu les modèles de constructions qui les caractérisaient. Ce qui reste, ce sont les restes du butin colonial ou bien des douiret dans un état de taudis, des douars. Le souvenir du monde rural, serait peut-être les koubba de wali. Non moi je dis que le monde est urbain de plus en plus et penser en terme de différence entre rural et urbain est dépassé. Merci Bourdieu pour les architectes et urbanistes Comment concevez-vous dans les grands traits l'urbanisme à l'heure actuelle ? Déjà, c'est un fait planétaire qui suscite des confusions colossales. En Algérie, on l'a réduit à des outils d'urbanisme qui ont été efficaces, notamment dans des périodes de perturbations politiques toujours possiblement dangereuses comme du temps de Boumediene, mais n'ont pas abouti sur la production d'un urbanisme de qualité. On a tendance à négliger aujourd'hui que l'Algérie des années 1970 était sous l'effet de l'urgence qui a déterminé le choix de la planification urbaine, lequel correspondait à l'autoritarisme peut-être nécessaire de l'État de l'époque. L'Algérie des années 1970 était encore dans l'ombre des conditions qui ont enclenché la guerre d'indépendance, c'est-à-dire un monde rural dominant et misérable qui pouvait se révoltait à tout moment, comme il l'a fait contre l'ancien colonisateur français. L'objectif du pouvoir, c'était de s'en débarrasser. De se débarrasser définitivement du danger du monde rural, et je pense, c'est ce qui a été fait en grande partie, depuis. Aujourd'hui, par contre, on est en plein sujet Jacques Berque ; c'est-à-dire, nous avons partout des «villes rurales» infestées de ce que Bourdieu appelait le «traditionalisme désespéré». Le monde rural qui signifie primairement archaïsme sous couverture religieuse, réside en ville. Quelque part, j'ai écrit que les Algériens sont aujourd'hui, en ville, partagés entre une image de religion désespérée et une modernité niée et espérée. En somme, on a cru résoudre un problème pour en fabriquer un autre plus grave par manque de stratégie territoriale. Quelle approche faites-vous de l'espace public ? L'espace public est surtout fictif, et nettement plus démocratisé que l'espace public urbain où se côtoient des tas d'espaces publics qui restent chez nous masculins et fondamentalement privés, puisque les femmes ne les ont pas encore investis. En fait, j'ai souvent affirmé et parfois écrit que dans la culture musulmane, il n'y a que des espaces privés et d'autres prolongements qui sont liés au caractère misogyne des Etats, des pouvoirs politiques sous couvert de dictature religieuse. La religion sert de couverture sociale pour stopper empêcher le changement. La religion se confond effroyablement avec le statu quo très recherché et maintenu au nom de traditions anti-progressistes. L'espace public dans le net est en train de remettre en cause beaucoup de choses, y compris la tradition qui a servi aux mollahs au ligotage de la société et dans de nombreux cas à son confinement dans l'obscurantisme. Aujourd'hui, il est intéressant d'observer les rapports qui lient les trois espaces : espace fictif, espaces urbains, espace social, qui constituent cet ensemble que nous appelons comme par fatalisme : espace public. *Architecte |