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Trois faits, ces derniers jours, en rapport avec la prise en charge des cancers, m’ont interpellé. Le premier est l’intervention sur la Chaîne III d’un éminent oncologue, le deuxième est un article de presse relatif aux pannes récurrentes des appareils d’imagerie médicale et, enfin, le troisième, la réaction de l’Association ‘El Amel’ suite à la déclaration du professeur responsable de la radiothérapie au CMPC.
L’oncologue, lors de l’entretien, relève, ce que l’on sait déjà, les défaillances du système de santé, notamment dans le cadre de l’entretien du matériel médical, comparativement au secteur privé. L’on note, aussi, l’amélioration quantitative des ‘accélérateurs’ (30). Cependant, ce que je retiens, c’est le retard d’enregistrement des médicaments innovants, validés depuis 5 ou 6 ans, aux Etats-Unis et en Europe. Le coût de cette chimiothérapie est de l’ordre de 40.000 euros par patient. Le deuxième est cet excellent article sur la panne des équipements où je retiens, essentiellement, «le casse-tête de la maintenance du côté des gestionnaires, une tâche ardue, des problèmes financiers et surtout administratifs et des procédures lourdes». Enfin, l’Association ‘El Amel’ dénonce, et à mon avis à juste titre, les propos tenus par le Professeur de la radiothérapie qualifiant d’excellente la prise en charge des cancers. Ces trois interventions, à elles seules, soulignent les difficultés persistantes relatives à la prise en charge des cancers, freinant la réalisation du Plan national cancer 2015-2019. Mais faut-il affirmer que seuls ces problèmes techniques sont à l’origine du retard ? Répondre par l’affirmative, c’est ignorer que le PNC (Plan national cancer) doit être un plan avec une vision stratégique dans le cadre du développement et de la modernisation continue du système de santé. Cela implique qu’il soit endossé par les plus hautes autorités de l’Etat et que celles-ci mettent à sa disposition toutes les conditions morales et matérielles pour sa mise en oeuvre. Qu’il me soit permis de rappeler brièvement ce qu’est le PNC 2015-2019 et les conditions de sa réalisation. Le PNC disposait de trois atouts majeurs pour sa réussite : 1. Son élaboration est conforme aux recommandations de l’OMS de 2002 (cf. Programmes nationaux de lutte contre le cancer). Ainsi, le PNC propose des solutions aux carences constatées par l’OMS (Manque d’approche systémique d’ensemble et d’une organisation insuffisante). 2. L’autre recommandation de l’OMS est «la nécessité d’une volonté et d’un engagement politique». C’est ainsi que le PNC est adossé, politiquement, par le président de la République qui charge, pour son élaboration et sa réalisation, le Professeur Zitouni, ancien ministre de la Santé, connu pour son attachement à la Santé publique. Ce dernier ne ménagera aucun effort, parcourant l’ensemble des CHU et des structures publiques pour la vulgarisation du PNC et la mobilisation de tous les personnels de santé et les associations de malades. 3. Le président de la République octroie, pour la réalisation du Plan, 178 millions de dinars. Cette enveloppe financière doit être utilisée d’une manière rationnelle qui promeut l’efficience. Pour cet objectif, les concepteurs du PNC insistent sur «une démarche pour se prémunir contre tout accident financier». Je rappelle que ce Plan définit trois axes stratégiques. Pour chaque axe, sont fixés des objectifs, des actions et des mesures, et un focus est précisé. (Cf. Contribution de l’auteur sur ‘Le Quotidien d’Oran’ 2016. Pour revenir à l’objet de ma contribution que sont les trois faits cités plus haut, je retiendrai trois focus du PNC : - L’axe 4 relatif à l’interdisciplinarité de la prise en charge thérapeutique - L’axe 2 relatif au dépistage du cancer du sein - L’axe 8 relatif à l’optimisation et la rationalisation des ressources financières La prise en charge thérapeutique est pluridisciplinaire. Cela veut dire que le traitement d’un cancer est constitué de segments thérapeutiques, que ces segments s’imbriquent entre eux selon des protocoles validés. Toute disjonction d’un segment, du fait de la décision unilatérale d’un médecin, du libre choix du malade, ou de la difficulté du malade à accélérer l’un des segments, se traduit par l’échec de toute la thérapie, où la tentative de son rattrapage par des procédés lourds est souvent inefficace. Dans la pratique, il est exigé que toutes les spécialités concernées, d’une même structure ou de plusieurs structures (publiques ou privées) se réunissent à la même table, autour du dossier du malade et de décider par consensus, sur des bases scientifiques, mais tenant compte des possibilités techniques objectives, quant à la conduite à tenir sur le plan thérapeutique. C’est ce que l’on appelle les réunions de concertation pluridisciplinaires (RCP). J’ai insisté sur ce focus en apprenant la déclaration du Professeur de radiothérapie au CMPC : «Les patients sont envoyés en radiothérapie tardivement». Cela suppose-t-il que des RCP ne se tiennent pas régulièrement ? Ceci est un vrai problème lorsque l’on sait que dans les pays développés, aucune prise en charge d’un cancer ne se fait sans l’avis de la RCP. A la décharge du Professeur de radiothérapie, je reconnais qu’il est difficile de changer les mentalités et les habitudes. Je ne le sais que trop bien, étant personnellement l’un des initiateurs des RCP, au CHU d’Oran et particulièrement les RCP par vidéo-conférences avec Tindouf, Adrar, Naâma et El Bayadh. Après l’enthousiasme du début, l’on a senti l’essoufflement. Le deuxième focus que je souhaite aborder est le dépistage du cancer du sein. Dans ce domaine, l’on ne peut que se féliciter de la prise de conscience, au sein de la population, des associations de la société civile, et même de certains institutions et organismes publics et privés, de l’importance du dépistage. Mais l’on ne peut que se soucier de la manière dont il se fait. Chaque association ou corporation fait sa propre campagne de dépistage. C’est ce que l’on appelle «le dépistage sauvage» qui fait courir, selon la littérature scientifique, le risque de taux élevés de «faux négatifs» et la mauvaise orientation du patient, mais aussi un risque d’inégalité d’accès et ce, même dans les pays développés. C’est d’ailleurs pourquoi ces derniers privilégient «le dépistage organisé». Il faut savoir qu’en France, ce type de dépistage a été institutionnalisé, en 2004, dans le cadre du PNC 2003-2007, doté d’un budget annuel de 250 millions d’euros. Malgré cela, seuls 51% des Françaises ont eu accès en 2015, selon le Professeur Israël Nisson, président du Collège national des gynécologues français qui dénonce, en même temps, «le dépistage sauvage» de moindre qualité, sachant qu’en cas d’une mammographie ou une échographie normale, une deuxième lecture est indispensable par un radiologue expérimenté. «Le pink washing» est particulièrement à dénoncer, s’agissant d’organismes s’associant au dépistage pour améliorer leur image. Pour être complet, signalons que le dépistage des cancers du sein a ses détracteurs, basant leurs arguments sur les faux négatifs, les cancers apparaissant entre deux consultations de dépistage ou encore les conséquences psychologiques. La remise en cause du dépistage vient surtout des USA où l’on considère que le rapport coût/bénéfice n’est pas à la hauteur des attentes. Mais retenons une étude canadienne récente (BMJ) basée sur 9.000 cas qui démontre une réduction significative de la mortalité. En Algérie, le dépistage contribuera, surtout, à faire baisser le taux de mastectomies, mais faut-il aussi que la radiothérapie suive dans l’immédiat. Conscient de ce gain, nous avons initié, des confrères et moi-même, un projet, à Oran, de création d’un Centre de dépistage et de diagnostic du cancer du sein. Malheureusement, pour des considérations autres que scientifiques et d’intérêt public, ce projet n’a pas abouti. J’aborderai, maintenant, la prise en charge thérapeutique des cancers, particulièrement la radiothérapie et la chimiothérapie, suite aux déclarations, dans les médias, d’une radiothérapeute et d’un oncologue. La première déclare, contre toute logique, qu’il n’y aurait pas de problèmes à la radiothérapie, selon l’Association ‘El Amel’. Cette affirmation est contredite par les réalités du terrain. Il suffit pour s’en convaincre de poser la question aux patients. Quant au second, il se désole «du retard de l’enregistrement des médicaments innovants, validés aux USA et en Europe», tout en donnant le coût exorbitant de 40.000 euros par patient. A ce niveau, je pose la question qui risque de fâcher et dont la réponse nécessite un débat pour dégager un consensus. Aucun pays, des plus au moins nantis, n’ont pu faire l’économie de ce débat, et qui peut opposer, à première vue, l’éthique à l’économie. En effet, il n’existe, nulle part au monde, un médecin qui ne souhaiterait pas disposer des techniques les plus pointues et des molécules les plus innovantes, de même qu’il n’y a aucun patient qui ne souhaiterait en bénéficier pour sa guérison, voire sa survie. Mais, malheureusement, tant pour les uns que pour les autres, le degré de possibilité est lié intimement, à la capacité financière de chaque pays et le niveau d’organisation de son système de Santé. Chaque étape de la prise en charge des cancers nécessite un coût élevé avec, comme dit précédemment, des techniques de plus en plus précises, et une thérapie de plus en plus onéreuse. Ainsi, de par son coût, la prise en charge des cancers grève le budget de l’Etat et celui des Caisses de sécurité sociale, surtout pour les pays à faible revenu, ou à revenu intermédiaire, où la masse financière mobilisée pour cette prise en charge est au-dessus de leurs possibilités. Ainsi, en Algérie, dire que l’on peut offrir aux patients le même niveau de soins que dans les pays développés relève du populisme. Qu’en est-il, effectivement, de la réalité ? Pour le traitement par radiothérapie, il est certain qu’un pas quantitatif a été fait avec 30 «accélérateurs» et probablement 35 à la fin 2018. Cependant, il faut savoir que l’Algérie est très loin des besoins, au vu de l’incidence croissante des cancers dont 50 à 60% nécessitent une radiothérapie. La norme internationale est de 1 appareil pour 200.000 habitants. Selon la DIRAC (Directory of radiotherapy center) dépendant de l’ONU, il y a, de par le monde, une grande disparité dans la répartition des équipements. A titre d’exemple, pour la France, il y a 1/292.000 Hb, pour l’Allemagne, 1/270.000 Hb, le Japon, 1/127.000 Hb, l’Inde, 1/3.400.000 Hb, le Nigéria, 1/1.730.000 Hb. Donc, l’on constate que l’Algérie est très loin de la norme et il est très difficile de rattraper, à moyen terme, le retard, sachant qu’un accélérateur coûte entre 400 et 500 millions de dinars et que l’entretien est complexe, coûteux et, surtout, nécessitant des techniciens performants sur place. J’aborde, maintenant, sans tabou, le problème crucial de la chimiothérapie, surtout dans son volet économique. La chimiothérapie, ces deux dernières décennies, a beaucoup évolué de par l’apparition de traitements innovants, de «thérapies ciblées». Certains traitements sont une véritable révolution donnant un sérieux espoir de guérison, encourageant la recherche, dans ce domaine. Beaucoup d’Etats développés investissent dans cette recherche pour ne pas la laisser du domaine exclusif des laboratoires pharmaceutiques. Ainsi, la France a mobilisé d’importantes ressources financières pour la recherche, 732 millions d’euros y sont consacrés dans le PNC 2009-2013. Au Congrès annuel de l’ASCO ( American Society of Clinical Oncology), le plus grand rassemblement mondial d’oncologues, (le prochain aura lieu en juin 2018 à Chicago), une multitude d’études mettant en évidence les médianes de survi améliorées, souvent de manière minime, sont présentées par des promoteurs industriels pharmaceutiques comme de réelles avancées. C’est dans ce congrès que les laboratoires démontrent leur puissance commerciale, dans le domaine de la cancérologie et qu’apparaissent les conflits d’intérêts. Des études démontrent que les laboratoires engrangeront, en 2020, 114 milliards d’euros, doublant leur chiffre d’affaires, en 6 ans, grâce aux nouvelles thérapies anti-cancéreuses. Les évolutions de thérapies, de plus en plus coûteuses, peuvent mettre à court terme, en danger, les équilibres financiers des budgets de Santé, particulièrement pour les pays à faible revenu, entraînant une prise en charge de moindre qualité pour les patients, pas seulement dans le traitement des cancers, mais aussi d’autres pathologies cliniques. Cet aspect économique pose la question éthique : Peut-on fixer une limite aux dépenses contre le cancer ? Deux cancérologues américains, les docteurs Titi Fojo et Christine Grandyc posent, en 2009, la question de manière encore plus brutale : Combien vaut la vie ? A ces questions, quelle attitude doivent adopter les médecins face aux thérapies de plus en plus coûteuses ? Quel est le prix à payer pour prolonger de quelques mois la vie d’un malade atteint d’un cancer métastatique ? Ces questions peuvent sembler «cyniques». Pourtant, elles sont au centre des réflexions en économie de la santé, dans les pays industrialisés. La France, qui est le premier pays européen pour l’utilisation de thérapies ciblées, a entamé une réflexion, surtout devant les restrictions budgétaires et les déficits de la Sécurité sociale. Celle-ci a déboursé 15,21 millions d’euros pour les produits anti-cancéreux. La Grande-Bretagne a mis au point un système drastique d’évaluation du rapport coût/bénéfice des molécules en cancérologie. Il y a dix ans, a été institué le système «qualy» fixant la valeur d’une année de survie à 50.000 euros. Au-delà, le médicament n’est pas remboursé. Je cite des exemples qui devraient interpeller, non seulement les pouvoirs publics, les acteurs de la Santé, mais toute la société algérienne. En conclusion, nous voyons bien que les problèmes qui peuvent freiner la réalisation du PNC ne sont pas, seulement, techniques, mais aussi politiques, économiques et sociétaux. Même si le plan n’est réalisé qu’en partie, l’on se doit d’analyser tous ces facteurs, pour mieux appréhender le PNC quinquennal suivant. Notamment au vu de son coût, réfléchir à de nouvelles sources de financement pour que cela ne se fasse pas au détriment d’autres pathologies, celles-ci guérissables, mettant en cause l’équité de l’accès aux soins. La mesure importante qui doit l’accompagner est la redynamisation de la réforme hospitalière et notamment la contractualisation et la révision profonde de la gestion hospitalière, pour une plus grande autonomie. L’âme de cette réforme est la régionalisation et la hiérarchisation des soins. Le PNC 2015-2019 énonce que «la mise à niveau doit permettre la réhabilitation et la hiérarchisation des soins». Le corps médical qui fait preuve d’un engagement sans faille ne doit pas, à lui seul, assumer la réussite ou l’échec du système de Santé. Le combat pour la vie concerne toute la société. C’est un combat citoyen. *Professeur - Ancien chef de service |