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Voilà un jeune
homme assis dans le bus qui n'est nullement dérangé de voir des personnes âgées
debout. Aussi, cet assistant débutant qui contredit faussement son maître.
Bref, un comportement qui ne reconnaît pas les différences entre individus et
où tout le monde est mis sur le même pied d'égalité.
C'est l'égalité des statuts. La différence ne se fait plus entre le métèque et le citoyen écrivait Platon en l'an 380 avant J-C. Une société qui refuse la différence entre le riche et le pauvre, le travailleur et le paresseux, l'intelligent et l'idiot. Une société égalitariste où toute émergence dans les statuts sociaux est considérée comme une infraction à la norme. C'est ainsi que toute émergence sociale est considérée comme suspecte. Si l'égalité est le produit de la modernité, l'égalitarisme ne l'est pas, il est justement son contraire. L'égalité s'applique aux droits et aux devoirs de tous au regard de la loi. L'égalité est une valeur dominante des sociétés modernes écrivait A. Tocqueville. C'est ainsi qu'on parle d'égalité des sexes, d'égalité des chances, d'égalité devant la justice, etc. L'égalité, pour citer la première Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, commence par : «Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits». Si l'égalité permet à chacun de disposer des mêmes droits en échange des mêmes devoirs, elle est un facteur incontournable de l'État de droit et la condition absolue d'une organisation sociale donnant à chacun ses chances en fonction de ses mérites. L'égalité n'est pas l'objet de cette contribution ici, nous nous intéresserons à l'égalitarisme. L'égalitarisme est une idéologie politique qui prêche l'égalité des individus en matière économique et sociale. C'est le refus de la différence en vue d'un nivellement par le bas. En voulant nier l'ordre naturel du monde, les égalitaristes suppriment les particularités propres à chaque individu. La société est composée d'individus qui se ressemblent. Aussi, l'égalitarisme repose sur une redistribution égale de l'ensemble de la richesse à l'ensemble des individus. Le travail source de mérite et valeur cardinale de la société perd tout intérêt en tant que moyen pour le citoyen d'améliorer ses conditions de vie et produire son statut social. Le travail et la compétence ne sont pas un enjeu social. La société égalitariste génère un monde dans lequel ceux qui produisent plus de richesses se voient privés de la différence au profit de ceux qui en créent moins. Par conséquent, moins un individu génère de richesse, plus son gain personnel lors de la redistribution est élevé. Rien ne sert d'être plus compétent que les autres ni de travailler plus que les autres. La paresse se trouve récompensée et exclut toute possibilité d'améliorer sa situation sociale par le travail. Ce qui conduit à une diminution de la richesse de la nation ainsi qu'à la paupérisation de la société. En Algérie, il nous semble que l'égalitarisme est le produit d'au moins deux facteurs : le premier sociologique qui nous renseigne sur la nature de la famille dont la structure particulière favorise l'égalitarisme. Le second impute au pouvoir politique post-indépendance son rejet de la bourgeoisie locale montante. 1. La structure familiale En suivant Frédéric Le Play (1806-1882) dans son analyse, chaque structure familiale met en jeu des rapports humains qui reflètent une conception spécifique de la liberté et de l'égalité. Emmanuel Todd poursuit dans le même sens lorsqu'il écrit que la relation entre frères détermine le rapport de l'individu à l'égalité. En ce qui nous concerne, Emmanuel Todd décrit la structure familiale dans les pays arabes comme étant de type communautaire endogame. Cette structure se caractérise par les traits suivants : - Famille élargie où cohabitent les fils mariés et de leurs parents. - Les biens sont hérités de façon égalitaire entre les frères, les filles héritent la moitié. - Mariage fréquent entre les enfants de deux frères (endogamie). - Autorité moins forte et égalité. Le groupe familial est renfermé sur lui-même et développe un fort idéal de fraternité. La coutume règle les tensions qui peuvent naître au sein des membres de la famille. Ces tensions sont davantage réglées par le consensus. C'est pour cette raison que la conséquence politique d'une telle structure est la résistance à la construction de l'Etat. Cette structure sociale n'a pas besoin d'Etat. Celui-ci est vu comme une structure étrangère qui veut s'imposer par ses propres règles. L'Etat puissance publique avec son arsenal juridique est refusé. Les règles établies par l'Etat sont soit contournées, soit transgressées. L'ordre domestique se substitut à l'ordre public dans le sens où souvent l'intervention d'un agent de l'ordre public est perçue comme une intrusion dans la vie privée et soulève des heurts qui souvent se transforment en émeutes. Addi Lahouari de son côté plaide pour une famille élargie dont la configuration dépend des ressources matérielles et du capital culturel. Cette famille se présente «soit en famille composée de plusieurs ménages avec unité de résidence et de lieu de consommation, soit en réseau familial structuré autour d'un ménage principal (en général celui des parents) mais réparti en plusieurs lieux de résidence». Là aussi, nous dit Addi (2005), cette structure familiale permet d'amortir «les conséquences sociales des profondes mutations qui se sont opérées avec la généralisation de l'échange marchand et l'urbanisation. En diminuant le volume de demandes de logements, en prenant en charge les vieilles personnes et les infirmes de la parentèle, en assurant la nourriture et le gîte aux enfants adultes souvent mariés et sans emploi, la famille a facilité la tâche de l'État en matière de questions sociales au lendemain d'une guerre qui a laisse des milliers de veuves et des dizaines de milliers d'orphelins». On constate qu'au sein de ce type de structure familiale la solidarité n'encourage pas le «compter sur soi». Chaque membre de la famille préfère rester dans le giron familial. Son destin est lié au destin de la famille. Cette ambiance familiale rassurante incite à l'égalitarisme. Façonnés par cette ambiance, les membres de la famille élargie et notamment les adultes en âge de travailler imaginent le «dehors» à l'image de la famille qui les prend en charge. 2. Centralisation et exclusion de la bourgeoisie montante C'est à partir de la charte de Tripoli (1962) que l'option socialiste se précise. Cette charte conçoit l'industrialisation menée par un Etat entrepreneur en éliminant la bourgeoisie locale considérée comme «incapable de promouvoir la construction du pays et le défendre contre les visées impérialistes». On y lit «La bourgeoisie est porteuse d'idéologies opportunistes dont les caractéristiques principales sont le défaitisme, la démagogie, l'esprit alarmiste,le mépris des principes et le manque de conviction révolutionnaire, toutes choses qui font le lit du néo-colonialisme.» ou encore, «La vigilance commande, dans l'immédiat, de combattre ces dangers et de prévenir, par des mesures adéquates, l'extension de la base économique de la bourgeoisie en liaison avec le capitalisme néocolonial.» Cette option en vogue dans les pays socialistes conçoit l'industrialisation pour une société imaginaire sans conflits (Addi). Une société mythique composée d'individus séduits par des chefs héroïques qui les dirigent. Les idéologues de cette charte font fi de l'histoire du monde occidental qui a produit l'industrialisation. L'industrialisation en Europe a été un processus historique qui a permis à la bourgeoisie d'accéder au pouvoir. En Algérie, on veut industrialiser sans la base sociale qui porte l'industrie. La bourgeoisie encore en formation est exclue, elle est considérée comme une classe parasite qui exploite le peuple et pis encore, elle est même suspectée d'avoir des liens avec ce que le pouvoir de l'époque appelait «impérialisme». On retient de l'époque le discours officiel qui appelait à «dégraisser les bourgeois» (Ndaouboulhoum echahma). C'est dans ce sens qu'un ensemble de mesures furent prises : nationalisations des hôtels, cinémas, commerces? A partir de 1966, le code des investissements va laminer les bases matérielles de la bourgeoisie. Ce code précise les conditions de développement du secteur privé national. Parmi ces conditions imposées au secteur privé national, on peut citer: l'interdiction d'investir dans les secteurs stratégiques et vitaux, et l'obligation de ne pas concurrencer les secteurs économiques de l'Etat. La Charte nationale de 1976 a renforcé cette volonté des pouvoirs publics à repousser le privé algérien qualifié de «bourgeois exploiteurs», cette désignation a empêché le secteur privé déjà affaibli à s'étendre en dehors du secteur de la sous-traitance. L'histoire récente de l'économie algérienne est marquée par cette méfiance doctrinale (Liabes, 1989) vis-à-vis du privé national et étranger. Cette perception excluant le secteur privé est aujourd'hui profondément enracinée dans l'inconscient populaire. La fortune est suspecte. De ce fait, nous traînons à ce jour cette idéologie dans notre subconscient social. La réussite sociale n'est pas acceptée au nom d'un égalitarisme. L'égalitarisme que la société traîne depuis l'indépendance, s'oppose à l'intelligence, à la capacité de travail et à la volonté de réussir. D'un point de vue philosophique, l'égalitarisme repose sur la croyance fausse en la possibilité de créer «un homme nouveau» par voie autoritaire. C'est la suppression de la seule égalité véritable : l'égalité devant la loi. C'est pour cela que l'égalitarisme favorise l'émergence d'une élite au pouvoir qui croit tout savoir, «veut tout réglementer, on en revient toujours à Orwell et sa description dans 1984 de la dictature socialiste». Ces pouvoirs qui prêchent l'égalitarisme, ne reconnaissent pas les sociétés avec leurs contradictions, ils leur substituent la notion de peuple composé d'individus égaux et ayant les mêmes attentes. Notes : Addi L. In A. Thiebaut et M. Ladier, «Famille et mutations socio-politiques. L'approche culturaliste à l'épreuve», Ed. de la Maison des Sciences de l'Homme, Paris, 2005 Rocherieux J., «L'évolution de l'Algérie depuis l'indépendance», Sud/Nord 1/2001 (no 14), p. 27-50 Todd E., «La troisième planète : Structures familiales et systèmes idéologiques», Le Seuil, 1983. *Professeur, Université de Tlemcen |