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M.
Jean-Pierre Chevènement est un chevronné de la politique. Ancien ministre, il
fut, en 1962, préfet d'Oran par intérim. Dans les années 1970, il incarne, au
Parti socialiste, l'aile gauche. Plusieurs fois ministre, il démissionne deux
fois, avec un certain éclat. La première fois, en 1983, pour protester contre
le tournant libéral en prononçant sa fameuse phrase : «Un ministre, ça ferme sa
gueule ou ça démissionne». La seconde fois, en janvier 1991, pour manifester
son désaccord contre l'implication de la France dans la première guerre du
Golfe. Il en reste un livre «Une certaine idée de la République m'amène à?»
(Albin Michel) paru en 1992. C'est sans doute ses anciennes responsabilités au
ministère de l'Intérieur et des Cultes qui ont conduit Bernard Cazeneuve à songer à Jean-Pierre Chevènement pour présider
aux destinées de la toute nouvelle Fondation pour l'Islam de France.
Omar Merzoug : Vous avez été nommé récemment président de la Fondation pour l'Islam de France. A quelles nécessités concrètes répond votre nomination et quelles sont les missions et les objectifs que s'assigne cette Fondation ? Jean-Pierre Chevènement : J'ai été pressenti par le ministre de l'Intérieur, Bernard Cazeneuve, pour prendre la présidence de la Fondation pour l'Islam de France, Fondation qui doit être reconnue d'utilité publique par décret en Conseil d'Etat. J'ai beaucoup de considération pour Bernard Cazeneuve qui doit faire face à une tâche exceptionnellement difficile dans le contexte créé par les attentats terroristes. Je n'ai pas cru pouvoir me dérober à cette tâche d'intérêt national : il y a en effet, selon l'Institut national d'études démographiques, un peu plus de quatre millions de musulmans en France, en majorité de nationalité française. Si Bernard Cazeneuve s'est tourné vers moi c'est sans doute parce que j'avais pris l'initiative, en 1999, de lancer la Consultation («Istichara») de toutes le sensibilités de l'Islam présentes en France. Je l'ai fait dans un souci d'égalité et de justice : il n'y a pas de raison que les musulmans, certes minoritaires mais qui constituent quand même la deuxième religion de France, ne puissent pas exercer dignement leur culte, dès lors bien sûr que cela se fait dans le respect des principes républicains. Une charte a été adoptée le 28 janvier 2000. Elle rappelle ces principes sans exclusive. Toutes les sensibilités s'y sont déclarées attachées. C'est à partir de cette consultation qu'un de mes successeurs au ministère de l'Intérieur, Nicolas Sarkozy, a créé, en 2003, le Conseil français du Culte musulman (CFCM), souvent décrié mais qui a l'immense mérite d'exister. J'avais auparavant mis au jour une série de dispositions parfaitement légales mais ignorées qui ont permis de régler des problèmes pratiques jusque-là laissés pendants : baux emphytéotiques pour mettre à la disposition des associations musulmanes les terrains nécessaires à la construction de lieux de culte décents, etc.. Il y a aujourd'hui 2.500 mosquées en France et je ne connais pas de grande ville qui n'ait aujourd'hui sa ou ses mosquées. Ce sont des réalisations architecturales souvent remarquables. Le temps de «l'Islam des caves et des garages» est aujourd'hui révolu. Bien sûr, il y a encore des besoins à satisfaire mais le problème le plus important qui n'a pas été résolu est celui de la formation d'imams. S'agissant de leur formation théologique, la Fondation n'a pas à intervenir. C'est l'affaire des musulmans eux-mêmes exclusivement. Mais la Fondation peut intervenir pour favoriser leur formation juridique et la connaissance de la langue et de la société françaises. La Fondation a un but exclusivement éducatif, culturel et social. Elle se veut un pont entre la République et l'Islam qui se connaissent mal l'un et l'autre. Le dispositif retenu est simple. C'est un tripode. Une Fondation reconnue d'utilité publique qui n'aura pas d'activités proprement cultuelles mais qui pourra financer des projets éducatifs et cherchera par priorité le dialogue avec la jeunesse ou favorisera la recherche en Islamologie. A côté de cette Fondation dont l'objet est profane, une association cultuelle de la loi de 1905 animée par des musulmans aidera au financement des lieux de culte et à la formation religieuse des imams. Celle-ci est assurée pour trois cents d'entre eux dans le cadre d'accords négociés avec l'Algérie, le Maroc et la Turquie. L'objectif est de faire en sorte que, progressivement, cette formation religieuse puisse être assurée en France, mais cela prendra du temps. Le troisième pied du tripode sera constitué par un ou deux instituts d'Islamologie. Les futurs imams seront incités à suivre leur enseignement, la qualité d'imam devait être reconnue par le Conseil français du Culte musulman. L'idée générale est de favoriser l'émergence d'un Islam de France, tout comme en Algérie, vous avez le souci de favoriser un Islam algérien faisant revivre la tradition de l'Andalousie, comme me l'a expliqué votre ministre des Affaires religieuses, M. Aïssa, que j'ai rencontré en avril dernier avec beaucoup de profit pour moi. Nos situations sont cependant différentes : en Algérie, l'Islam est la religion de l'Etat. La France, quant à elle, est une République laïque. L'Etat n'a aucune compétence en matière de théologie. Contrairement à une idée fausse mais répandue, la laïcité n'est nullement tournée contre la religion. Au contraire, elle la libère. En dehors de l'espace public de débat où les citoyens formés par l'École, recherchent, à la lumière de la raison naturelle, le meilleur intérêt général, toutes les spiritualités peuvent s'épanouir sans contrainte. En tant que religion minoritaire en France, l'Islam n'a rien à craindre de la laïcité bien comprise, tout au contraire. O. M.: Comment cette Fondation sera-t-elle financée ? J-P. C.: La Fondation sera financée par des fonds exclusivement français. Ils proviennent pour l'instant d'une dotation publique et de donateurs privés, grandes entreprises notamment. L'association cultuelle, par contre, pourra bénéficier d'une contribution prélevée sur le marché du halal évalué à environ 5 milliards d'euros. L'initiative revient aux musulmans naturellement sous le contrôle des pouvoirs publics. Une concertation a été engagée par Bernard Cazeneuve dans le cadre de l'instance de dialogue entre les pouvoirs publics et l'Islam de France. Le ministre de l'Intérieur est fortement motivé pour assurer la réussite de cette opération. O. M.: Que répondez-vous à ceux qui disent que la création de cette Fondation signe l'acte de décès du CFCM ou, en tout cas, qu'elle est le constat de son inefficacité et de son impuissance ? Si tel n'était pas le cas, quelles seraient les rapports entre votre Fondation et le CFCM ? J-P. C.: La Fondation n'a nullement vocation à se substituer au CFCM. Le CFCM a l'immense mérite d'exister. C'est l'instance représentative du Culte musulman en France, comme la Conférence des évêques est en charge de représenter l'Eglise catholique et le Consistoire central le judaïsme, ou la Fédération protestante, le protestantisme. Certes, il a pu se manifester des rivalités au sein du Conseil français du Culte musulman. Mais pour avoir été ministre des Cultes de juin 1997 à septembre 2000, je puis vous assurer que je ne connais aucune religion qui ne soit traversée de courants différents et quelquefois antagonistes. Le CFCM n'a que treize ans. Il vient d'instituer une présidence tournante entre les trois principales Fédérations. Combien de temps a-t-il fallu au catholicisme pour s'assurer de ses dogmes et de son organisation ? Des siècles ! Le CFCM a condamné de manière claire et dépourvue d'ambiguïtés les attentats terroristes monstrueux de 2015-2016 qui ont fait 250 morts et blessé 800 personnes. Je n'ignore pas que l'Algérie a été beaucoup plus durement frappée par ce terrorisme odieux dans les années 1990. Vous êtes sortis de l'épreuve mais nous savons que, pour la France, des temps difficiles sont encore à venir. Je reviens au CFCM : celui-ci s'est doté d'un conseil théologique. Ce conseil pourra donner un certificat aux imams afin de s'assurer qu'ils ont reçu une formation adéquate. Les autorités françaises et algériennes travaillent dans un excellent esprit de coopération afin que les vraies valeurs de l'Islam : justice, pardon, souci des plus faibles, soient mieux identifiées par les Français. Le CFCM doit y contribuer. Il n'y a donc pas de concurrence entre lui et la Fondation dans laquelle il est représenté, tant au Conseil d'administration qu'au Conseil d'orientation. Je m'attacherai à ce que l'ensemble de ces institutions puissent travailler dans un esprit d'étroite coopération. O. M.: La plupart des imams qui officient en France viennent de l'étranger. L'Algérie envoie, bon an mal an, une centaine d'imams, le Maroc fait de même. Ces imams sont payés sur les budgets nationaux de ces pays. Si l'on devait refuser les imams venus de l'étranger, comment pourrait-on assurer les offices ou même entretenir les mosquées existantes ou en créer de nouvelles ? Pour le seul mois de ramadan 2016, le ministère algérien des Affaires religieuses a dépêché cent imams. Si l'on devait se passer de ces procédures, comment assurerait-on les offices des prières ? L'Institut al-Ghazali de la Grande mosquée de Paris est financé par l'Algérie, si l'on devait former des imams entièrement français, où trouverait-on les financements ? J-P. C.: Vous avez tout à fait raison. Il n'est pas question de rompre nos liens. Nous faisons la différence entre l'Islam malékite traditionnel au Maghreb et le Salafisme violent. Il est normal que la France veuille se protéger d'influences qui favorisent le développement d'un terreau propice à l'émergence de petits groupes terroristes. Mais nous considérons l'Algérie comme un pays ami. Ce sont les terroristes qui veulent créer un «choc de civilisations» dont nous serions tous victimes et dont les musulmans de France feraient particulièrement les frais. Nous savons que la ligne de fracture entre les extrémistes de tout poil et la masse de ceux qui aspirent à la paix et au progrès traverse la société algérienne comme elle traverse la société française. Nous devons apporter ensemble une réponse efficace et à la hauteur. C'est un défi de civilisation que nous devons relever ensemble. Le pape, que je cite rarement, a dit «Au cœur du monde il y a le Dieu Argent. C'est là qu'est le premier terrorisme». Cette réflexion est beaucoup plus profonde qu'il n'y paraît. Nous souffrons tous d'une globalisation devenue folle. Le terrorisme n'est qu'une des manifestations du désordre mondial. A cet égard, la France et l'Algérie peuvent faire beaucoup pour apporter des réponses politiques justes et proportionnées -je pense bien sûr à quelques grands dossiers de politique étrangère? O. M.: Vous avez déclaré sur Europe 1 que «la laïcité a pour but d'épanouir la spiritualité, elle n'est pas dirigée contre la religion ; la laïcité est mal comprise aujourd'hui», comment entendez-vous la laïcité et peut-être éviter qu'elle soit brandie par les uns contre les autres dans une atmosphère parfois de «guerre de religions» ? JP. C.: La laïcité est souvent mal comprise. Elle découle de la «liberté d'opinions, y compris religieuses» qui a été proclamée en France, en 1789, par la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen. La France a hésité jusqu'en 1906 pour trouver la bonne formule : la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Auparavant, il y avait eu la tentation d'une religion civile sous la Révolution, puis ensuite avec Bonaparte, le Concordat de 1801 qui mettait l'Eglise en tutelle. Les républicains français ont beaucoup réfléchi et ils ont pris leur temps avant de séparer le domaine de la vie spirituelle et l'espace civique. La laïcité n'est dirigée contre aucune religion et permet l'épanouissement de la spiritualité en dehors de l'espace public de débat, commun à tous les citoyens. Dans cet espace commun, chacun est invité à faire prévaloir sa raison dans la recherche du meilleur intérêt général plutôt que l'affirmation de sa foi où, bien sûr, il peut très bien trouver la source de ses motivations. L'affirmation du sens de la laïcité ne doit pas être confondue avec le problème des mœurs et de l'intégration à la société française, évidemment souhaitable, alors que le terrorisme djihadiste ne se cache pas de vouloir exploiter les faiblesses et les fractures de notre société. Les attentats ont créé une tension qui jusqu'ici a été surmontée par le peuple français qui est un vieux peuple républicain, attaché à ses principes et à son mode de vie. Mais il faut comprendre le «ressenti» de beaucoup de nos concitoyens. Le port du burkini à 30 km de Nice, moins d'un mois après l'attentat du 14 juillet, n'a pas été interprété par beaucoup de Français comme un signe de piété. Nous sommes déjà en campagne électorale. L'un des candidats a proposé de l'interdire. Est-ce la bonne voie ? Pour ma part je ne le crois pas. Il ne faut pas répondre à une provocation par une réglementation tatillonne qui, à mon avis, n'a rien à voir avec la laïcité. Il faut répondre intelligemment par le combat des idées, la lutte contre l'obscurantisme, la spiritualité. Il ne faut pas tomber dans le piège de la provocation. C'est ce que souhaite Daech qui ne se cache pas de vouloir créer en France une guerre civile. Non seulement la laïcité n'exclut pas la spiritualité mais elle est le meilleur rempart contre les guerres de religions puisqu'elle permet leur coexistence, sous le toit de principes républicains. O. M.: Vous avez prononcé un mot qui a fait couler beaucoup d'encre, celui de «discrétion», pourriez-vous lever les équivoques qui s'attachent à ce terme ? J-P. C.: Le conseil que j'ai donné -tous les citoyens doivent faire l'effort de s'exprimer à la lumière de la raison naturelle dans l'espace commun de débat [qui définit la République]- s'adresse à toutes les religions et pas seulement aux musulmans. Chacun doit faire un effort pour privilégier le commun par rapport à l'affirmation de la Révélation qui lui est propre. C'est la condition du «vivre ensemble». Je vous ai dit que je n'étais pas favorable à l'interdiction du burkini. Cela ne veut pas dire que je l'approuve ! Ce maillot de bain n'a d'ailleurs rien d'Islamique. Il a été inventé en 2003 par un créateur de mode australien. Pour ma part, je n'ai encore rencontré aucun théologien qui le recommande. Par contre, s'agissant de la nourriture halal, c'est à mon initiative comme ministre de la Défense qu'a été systématiquement proposée à partir de 1990 une barquette halal aux soldats français de confession musulmane, s'ils en exprimaient le désir. Il y a donc un juste équilibre à trouver. Dans une société où l'Islam est minoritaire, l'Etat républicain doit permettre autant que possible aux Français de confession musulmane de respecter les prescriptions de leur religion, mais en même temps ceux-ci doivent faire l'effort de se plier, autant que possible, aux mœurs et coutumes de la société d'accueil, dans leur intérêt même, comme l'ont fait avant eux toutes les vagues d'immigration qui se sont succédées en France depuis la fin du XIXe siècle. Cet équilibre doit être recherché avec pragmatisme et bon sens. Je le dis parce que je suis profondément attaché à l'amitié entre la France et l'Algérie. Certains veulent mettre l'accent sur ce qui peut nous diviser. Pour ce qui me concerne, je préfère mettre l'accent sur ce qui nous réunit. Tel est, je le crois, l'intérêt commun de l'Algérie et de la France. Le dialogue implique le respect de l'autre. Le chemin est quelquefois ardu, mais il n'y en a pas d'autre. |