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Sous l’aile de l’avion, des barques de pêcheurs, minuscules. Au loin, sur une mer d’huile, Beyrouth se révèle comme une ville éparpillée, en cascade, du haut de sa Montagne qui l’adosse au profond Orient imaginaire. Comme un collier déchiré du cou d’une femme par une longue histoire de passions et de cris. Chaleur lourde mais le mythe fonctionne : on arrive dans ce pays avec des images. Chacun les siennes. Car la ville est une capitale d’images, une matrice de chants et de mémoires d’horreurs. D’abord les guerres, longues. Celles qui ont déchiré la ville et le pays, maison par maison, quartier par quartier. Les Beyrouthins se divisent en deux, sur ce souvenir : ceux qui en parlent et qui vous montrent les murs criblés de balles et ceux qui n’en parlent pas, parce qu’ils ne s’en souviennent pas ou ne le veulent plus. La transmission ne se fait pas d’ailleurs entre générations. On protège les enfants des nouvelles époques par l’amnésie organisée, me dit une amie. On aime, cependant, montrer du doigt, la cartographie invraisemblable des quartiers, selon les dieux et les confessions et les «familles» ; ligne verte ou de démarcation et quartiers fermés. Discrètement, la géographie est répartie selon l’équilibre muet qui fait la culture de l’Orient telle qu’on l’imagine. Frontière entre l’arme et le harem, le pouvoir et le livre, le saint et la danse, l’amour et l’arbre. Les quartiers de Beyrouth, selon les siens, sont flottants : ils muent. On vous le dit avec nostalgie, en montrant les vieilles maisons achetées, décrépites, détruites et souvent remplacées par les immenses buildings. Cela donne cette ville en couches verticales, entre vieilles habitations et façades dures en verre et «silicone». Kitch et transcendance. Les quartiers ont, cependant, des noms qui ressemblent à des fanaux : l’un devient un lieu des folies libanaises nocturnes, mais garde son prénom de rue des «garages», là où on réparait pneus et voitures. C’est le très «in» quartier Saint-Michel, traduire : Mar Mikhael. D’autres quartiers, autrefois lieux du luxe libanais et de ses bourgeoises entrent, désormais, dans la catégorie «down». Traduire en baisse de cotation et de fréquentabilité, vestige de l’âge d’or, des années 70, ou plus anciens. On n’y va plus pour habiter les nuits mais pour des évocations légères. On peut remonter aussi vers El Ashrafia (Noblesses/Hauteurs), ou descendre vers le quartier des Arméniens, curieuses incarnations paradoxales du véritable esprit du Liban. Ou se promener vers Badaro, près des lignes, dans des ruelles qui changent de vocations, à vue d’œil. Le symbole de cette mémoire des murs reste la fameuse Maison jaune, dit aussi (entre autre) Beit Beyrouth. Vieille bâtisse, du début du XXème siècle, sur la ligne de démarcation, qui servait aux snipers des guerres. Vérolée par les tirs, la maison est restée en l’état, destinée à la vocation d’un musée, par sa façade, depuis 2013 avec l’assistance française. On peut y contempler le passé, la guerre, le mur. Plus bas, entre la fameuse place des Martyrs, minuscule lieu où se regroupent la colère des manifestants, et la Méditerranée, on retrouve à gauche le «Front de mer» beyrouthin, avec ses pêcheurs, ses joggeuses, au culte du corps poussé à l’extrême, les vieux qui regardent la mer comme une horloge et des pêcheurs à la ligne qui espèrent presque l’immobilité de l’univers. Au dos de ce monde, les immeubles en verre, puis l’empire ‘Hariri et Fils’. Le holding Solidere est puissant, achète quartiers et mord sur la mer : avec le remblais des immeubles détruits puis reconstruits avec merveille, en pierres vieillies, le groupe a conquit une partie de la mer. Cela donne Zeytouna Baie. Marinade de luxe et de yachts. Avec un bémol : un homme résiste et refuse de vendre à l’empire sa carcasse, le fameux hôtel Saint-Georges. Il affiche une grosse pancarte «Stop solidere» juste au-dessus des piscines de la jet-set. Beyrouth étant petit, le tout se passe, à quelques centaines de mètres, entre la Mosquée Hariri, frontière verticale entre Beyrouth Hariri et le Beyrouth qui ne l’est pas. Il y a deux décennies, c’était la guerre des hôtels entre factions armées ; aujourd’hui la bataille de l’immobilier déclenche une autre guerre des hôtels. Une guerre qui tue le temps, pas les gens. Beyrouth est un corps, entre le raffinement et la «silicone Valley» sur le corps des femmes et des hommes. Le culte est poussé jusqu’à l’endettement des familles qui préfèrent emprunter de l’argent que de retomber dans la misère des apparences. Cela donne des excès avec ces seins refaits pour des anniversaires de lycéennes, et des spectacles de luxe invraisemblable, mêlant sexe, jaguars, lèvres et restaurants aux mets recherchés, comme des orgasmes servis avec onction. La ville ne tue pas le corps, comme dans nos villes. Et le mythe veut que si la ville est vivante c’est parce quelle est au carrefour des croyances et cela permet des équilibres. Curieuse loi : les monothéismes s’annulent et s’équilibrent, parfois, en se rencontrant. Ou se tuent les uns les autres. Mais le corps change d’un quartier à un autre, selon les dieux ou les cieux. Passons. L’espace est un lieu de fantasmes qui mélangent le désir, la caricature des fortunes nouvelles nées d’un puits de pétrole, le luxe affolant. Beyrouth est une femme, un arbre, un plat, un mur et un lieu étrange pour l’Algérien habitué à un pouvoir centraliste Maître des lieux et de l’histoire. Ici, l’Etat n’existe pas. Seulement une discrète gouvernance, fondée sur le statu quo, en attendant le consensus. Il n’y a plus de présidence, de «pouvoir». Et cela se ressent sur les services publics, l’électricité, l’eau (spectacle de camions-citernes qui rappellent les années 90 algériennes), les routes, les équipements. Mais la ville survit avec ces formules invraisemblables : parcmètres «privés», gardiennages soupçonneux aux entrées des ambassades et des villas des dignitaires libanais, débrouillardises et commerces. Le Phénicien n’a pas peur de parier le tout, de perdre le tout mais de revenir chercher la fortune encore, explique un ami. L’absence de pouvoir laisse la place à l’entreprise facile, la liberté d’agir, de créer, dessiner, inventer et rire, durant des festivals d’escaliers, de livres ou de danses. Cela fait de la ville la plus belle matrice d’images sur l’Orient mais aussi la plus trompeuse. LES DIEUX PAR QUARTIERS Question obsédante pour l’Algérien : qui gouverne ? Le fameux confessionnalisme. A la fois vécu comme camisole mais aussi comme bouclier. «C’est ce qui nous sauve de l’arrivée de Daech ici, peut-être» pense un éditeur. Le confessionnalisme est un art savant de jongleurs : quartiers, rentes, puissances, réseaux. Sunnites, chiites, chrétiens, druzes, arméniens, palestiniens… etc. Le mot «réseaux» est la clef de l’espace mental local, dit-on. Il permet clientélisation, protection, accès à l’espace public, services, assurances et identification. «Si tu veux une bourse d’études pour ton fils, tu y vas frapper à la porte du seigneur des tiens» explique l’ami. Le confessionnalisme assure la régence, par défaut, du pays entre communautés. Cela a des pannes et se traduits par des messages à la libanaise : attentats. Mais cela fonctionne à la fois pour stabiliser le pays et aussi pour le prendre en otage. Et pour le moment, l’absence d’un Etat se traduit par l’essentiel : une crise de ramassage des ordures qui dure depuis des mois. Beyrouth en souffre, car il y a guerre des poubelles entres entreprises, parts de marchés, décharges saturées et chantage à l’odeur et aux fermentations. Depuis quelques mois, un esthétisme communiste séduit beaucoup de monde : marches, manifestations à la place des Martyrs. «Toute la gauche, l’extrême gauche et les jeunes oppositions s’y retrouvent» nous dit-on. Le communisme au pays du yacht taillé dans un cèdre ? Non, c’est surtout un esthétisme d‘opposition par défaut : les jeunes qui rêvent de sortir du confessionnalisme, y viennent pour chercher quelque chose de mieux que le poids des ancêtres et des «guides» communautaires. C’est donc la mode politique du moment mais cela ne semble pas faire bouger les choses : le confessionnalisme assure la stabilité par sa dictature. Comme nos régimes et avec la même équation de chantage. Damas est à 60 km, à vol d’oiseau, et cela fait peur mais crée aussi, étrangement, une étrange quiétude qui ressemble à du fatalisme raffiné. La proximité de la mort, dans la mémoire de la ville, rend la mort un peu fréquentable. Cela aboutit à cette troublante orientalisation : mort, extrémismes, fanatismes, haute bourgeoisie des vieilles dames élégantes croisées dans les beaux restaurants, insolentes beautés et armes à feu, Daech et manucure. Le corps est un culte comme dit plus haut : lu sur un mur une pancarte vantant l’organisation internationale des reines de beauté. Revers aussi : au bas des immeubles, les visages fermés et sans profondeurs des «bonnes». Reconnaissables à la nationalité : philippines ou autres asiatiques. Yeux tristes ou simplement regards hébétés. La chronique des temps, ici, rappelle, parfois, le sort triste fait à ces esclaves et comment la peau peut-être un drapeau en berne. La main-d’œuvre est, aussi, syrienne en ces temps de guerre pour la Syrie, ancienne force occupante. La ville est une lente ascension aussi. Des milliers de mythes mêlant prophètes et sirops raffinés. L’été, quand il fait chaud, les Beyrouthins grimpent la Montagne où ils ont des maisons. Tout étant à portée de main, le matin, ils redescendent travailler. La mer est un collier. Une mer d’histoire. Beyrouth est toujours au bord de l’éternité ou de la guerre. Et c’est ce qui pousse les gens à y vivre, intensément, et inégalement. A la corniche le flot de la mer semble embrasser la main d’une femme rêveuse. La Méditerranée en devient, alors, belle et agitée par un désir. Demain il va pleuvoir. |