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Pour un humaniste, l'idéal libertaire et l'idéal
démocratique, au sens de partage des richesses matérielles et immatérielles,
s'interpénètrent mutuellement.
1. De toutes les violences qui agitent le corps social algérien, l'observateur avisé ne peut relever que cupidité cynique et misère culturelle structurelle. Les quelques réflexions ponctuelles et conjoncturelles, émises, ici et là, à ce sujet, en l'absence d'études académiques, demeurent, à notre avis indispensables à qui veut saisir l'articulation du politique et du sociétal dans des communautés néo-féodales. Mépris et oppression, ce couple déglingué, domine les mœurs de notre microcosme politique. Il est un phonème qui submerge tous les bruits de la vie active, et dynamise tout le concert d'égoïsme et d'ascension sociale : le phonème carriérisme. De là, cette lancinante dépression morale, fortement exprimée, par le pessimisme de ces désillusionnés, de ces blasés de harraga. Cette dépression, éminemment, casuistique, interpelle notre sordide égoïsme. Tout au plus, les agitations manichéennes générées, malgré tout, par cette dramatique situation, ont déteint sur fond de répressions judiciaires. Ce qui s'illustre dans ce microcosme politique, c'est moins sa schizophrénie avérée, pathologie souvent sujette au delirium, que son plaisir animal, à l'égard de cette large frange inculte de la société. La cupidité politique reste, nous semble-t-il, l'origine et la cause des grandes perditions sociales (cf. Harga). Dans nos institutions officielles, scolaires, culturelles, s'est institué ce sentiment de certitude, d'infaillibilité, ce désir de dominer, plutôt qu'aimer, douter, améliorer. C'est le temps de l'orgueil, de l'argent, de l'excès ou intempérance. Les expressions dithyrambiques, ces emphases de l'optimisme béat, inculquées dans les esprits, avec un zèle et une singularité démoniaques, par les prédicateurs de l'ordre établi, sont contredites par la dure réalité de tous les jours. La conscience d'être dans la superstructure socio-politique, confine aux hommes liges du moment, cette frénésie religieuse, s'extériorisant par des génuflexions, des soutiens et autres signes de soumission, qui rappellent, au séculier indigène, que la bêtise humaine est réifiée par le pouvoir politique. J'ai, des fois, au bout des lèvres, cette assertion du fascinant Comte Maurice de Talleyrand, ce diable boiteux : «Dans le pouvoir, dit-il, tout est grand, sauf la porte d'entrée.» Notre régime politique a érigé, en un demi-siècle, par toutes sortes de machiavélismes, la servilité, c'est-à-dire la culture de la servitude, au rang de dogme central, contrairement à la lutte de libération qui avait puisé dans d'autres contentements, son énergique acceptation pour s'opposer au joug colonial. 2. L'embellie financière actuelle et ses effluves embaumés, a une saveur pantagruélique, et donne à cette curée de corvidés, cette parure de la table ronde. Ceci dénote, de façon explicite l'incapacité, l'absence de toute stratégie de développement national. C'est là, pour l'histoire, l'une des démarches les plus ruineuses de l'avenir des générations montantes. Pourtant, la transposition des vieilles recettes de l'économie du développement insiste, toujours, sur cet invariant, valable dans toutes les sociétés humaines : la production ; et ce, depuis l'homme du néolithique. Ce type de pensée et ses canaux d'expression, que nous avons coutume de qualifier de surannés, est à ranger dans ce que le Moyen- Âge finissant appelle sottie ou satire politique. Dans le désert de cette pensée, gisent népotisme et THAWABIT, fortement inhibiteurs de toute éclaircie vitale. Cette période cruciale pour notre pays, glisse par pans entiers, vers l'abîme, sans que cela ne nous empêche d'exulter, de temps à autre, sous l'impulsion du mythe forgé par la parade révolutionnaire. Cette attitude politique qui s'apparente, en fait, à celle de Savonarole qui, à Florence, en 1488, infligea, à l'art, une perte irrémédiable, montre bien les prémices de cette ploutocratie ascendante. L'académicien français, Gabriel Hanotaux, dans une merveilleuse préface au livre de J. HUIZINGA, sur l'histoire du Moyen-Âge, commenta, ainsi, la périodisation de l'histoire humaine : «Les époques ont un caractère propre, une personnalité tranchée qui, avec des traits et des survivances héréditaires, leur impose une destinée? il en est? qui ne servent que d'anneaux dans la chaîne des temps : ce sont des âges descendants» Notre sérail politique crie satiété, dans une abondance volatile, mais éructe misère philosophique dans une saynète d'histrions qui prend, parfois, des allures, tellement prépondérantes, qu'elle nous fait perdre de vue la gravité de la sinistrose. On ne peut élucider la portée de ces gesticulations vaudevillesques, quelque paradoxal, que cela semble, que si l'on considère sa parenté avec celle du Moyen-Âge qui plonge ses racines dans des rites d'époques lointaines. 3. «Si la parole n'a été donnée à l'homme que pour cacher sa pensée.» (Talleyrand) ; elle est l'œuvre, chez nous, d'esprits creux et conventionnels. Elle n'a plus, désormais, cette fonction esthétique parce qu'elle n'exprime plus de pensée nouvelle qui lui confère lumière et sonorité. Sans originalité, ni profondeur, elle use et abuse de ces resucées, et n'est plus, alors, qu'un interminable postlude. Dans le style désuet et traînant de sa logorrhée solennelle, le discours politique controuve, néanmoins, cette incisive harangue par laquelle, il libère la pâmoison des mémoires privées de parole thérapeutique. La pensée discursive ramène le concept de développement humain, à ces fonctions physiologiques : loger, manger, vêtir ; quand, déjà, dans la pensée médiévale, la musique avait un caractère sacré, et la peinture une dignité humaine. C'est tout dire de l'actuel archaïsme qui souffle sur le pays. Quand Gabriel Hanotaux relève la reproduction à l'identique du système de pensée en observant : «Nous sommes agis par nos pères et nous agissons dans nos enfants», à l'autre bout de la chaîne humaine, et dans une culture séculaire, le grand poète Khalil Gibran Khalil s'exclamait «Comment le tyran pourrait gouverner les hommes libres et fiers, si la tyrannie n'était dans leur fierté !» D'envolées patrio-révolutionnaires des années 70, à sa saturation politico-religieuse, aujourd'hui, la pensée sociale s'est édifiée sur la redondance de l'immobilisme, voire du crétinisme. Il est possible que cette élaboration idéelle, si aisée et si insidieuse, à la fois, avec tous les atavismes que cela comporte, ait eu sur le cours de notre évolution culturelle, une profonde perversion qu'on ne se le figure, généralement. Le roman de la rose, une bible de vie, annonçant la renaissance, œuvre de Guillaume Lorris et de Jean Chopinel de Meung-sur-Loire (com. AV, fin. AV 1240-1280), a déterminé la conception artistique de l'Aristocratie, et a été une source d'inspiration où l'élite laïque de l'époque puisait son érudition. La fusion, chez nous, du rituel primitif, de l'émotivité sacramentelle et du formalisme conjoncturel, anime toujours la scène politique, particulièrement, lors des joutes électorales qui s'apparentent au tournoi médiéval, encensées d'élégies, et stylisées par ces news chamans, et artistement interprétées par les meddahât, dans cette triptyque alambiquée «islamité, laïcité, et ni-ni.» Quels que soient les motifs qui s'y dissimulent, ces usages démagogiques rythment la sempiternelle cadence de la régénération du système politique algérien. En jetant, à tous vents, ces mots sur notre pays meurtri, Baruch Spinoza (1632-1677), ce philosophe persécuté, toute sa vie, pour avoir démystifié les valeurs des dogmes du politico-religieux, s'imposa à ma perception du haut de son olympe. Il reconnaissait, il y a quelque quatre siècles de cela, le droit à l'insurrection quand la liberté de penser et d'agir était bafouée. Mais bien avant de prendre son envol, cette liberté spinozale avait, chez nous, les ailes bien rognées. André Gide, l'auteur de «si le grain ne meurt», disait à ce sujet «toutes les créatures? se développent à leur guise, l'homme seul se laisse façonner et courber sous des lois que d'autres ont faites» Quant à l'Auguste Jean-Paul Sartre, ce «Christ» de la liberté, il n'a eu de cesse de pourfendre les littératures mystificatrices des pensées à thèse déclamant «la lutte la plus farouche est celle de l'homme contre l'homme». 4. Il faudrait remonter à la période médiévale pour retrouver cette jonction du féodal et du religieux, et qui, dès cette époque, avait déjà pris un caractère indivis, de grandes institutions sociales et politiques. Son instrumentalisation par les dynasties politiques successives dura alors, quelques siècles. Nos mœurs politiques sont, au moins, aussi féroces que celles du Moyen-Âge. La corruption est élevée à la hauteur d'un rite : la violence de la cupidité l'exige, à moins que ses pulsions se laissent canaliser dans des réseaux coutumiers pour se modérer momentanément. La culture de la caste dirigeante est le népotisme ; et elle y puise les normes de sa conduite d'où sa rudesse étonnante, dans la réalité sociale. Et si, elle ne réussit, toujours pas, elle crée, du moins, ces apparences d'une vie assumée. Des courants de pensée divergents, relatifs à la doctrine sociale, existent dans la conception de cette caste. Ceux-ci sont constitutifs de deux strates culturelles, superposées, coexistant, cependant, pour préserver les intérêts du moment. L'une, d'une impudence manifeste, s'exprime dans les mœurs et les discours de conjonctures, et l'autre drapée d'un formalisme de marque, est auréolée d'une certaine pruderie. Il y a là, dans ce système hybride, toute une foule de motifs, de formes et de conceptions doctrinales qui, tantôt s'opposent pour marquer les identités idéologiques et tantôt fusionnent pour consolider l'architecture d'apparat. Au summum de son hégémonisme, cette culture de clocher a stérilisé notre histoire nationale par son farouche exclusivisme. Qui pouvait dans les années 70, prononcer, ne serait-ce par inadvertance, les noms de l'Emir ou de Messali, sans se voir, aussitôt, molester par des vigiles hystériques et fanatisés ? Cette pensée s'est, tôt, opposée à ce qu'on les célébrât comme ferments de cette longue histoire, constitutive de notre personnalité nationale, en transférant leur mémoire dans le mystère de l'amnésie, et en s'autoproclamant détentrice de ce mythe ubuesque : «un seul héros, le peuple.» Quelle hérésie mémorielle! 5. La parade mythique garda, fortement, son importance, en s'incrustant dans les institutions sociales, et dans les différents moyens d'expression populaire. Elle devint, ainsi, un élément du code patriotique. Toute cette époque, si démagogique en fait, était fausse et inutile, un risible anachronisme a posteriori. Les motifs qui poussaient le politique d'antan à se positionner de la sorte, ont déterminé le destin de l'ETAT-NATION actuel, et n'avaient, au juste, aucun rapport avec l'idéal de liberté et de démocratie. L'utilité sociale de celui-ci, paraissait quelque peu décalée par rapport aux enjeux du moment, dans une société ébranlée dans ses fondements. L'ancrage sociologique, par contre, en subissait une saignée en s'affadissant dans sa valeur éthique. Il s'agissait plus d'une phraséologie creuse que d'une réelle adulation des martyrs de la lutte de libération. Cela n'en prouve pas moins la dépréciation de ces référents nationaux par l'usage quotidien. Et nous voilà, en fait, en présence d'une anoxie, en histoire, ayant induit, peu ou prou, l'irrévérence de cette symbolique collective. Celle-ci rappelle étrangement ce que Dostoïevski Fédor Mikhaïlovich (1821-1881) écrivait dans une lettre à Madame Fouvizine : «Si quelqu'un me prouvait, que le Christ est en dehors de la vérité, et s'il était, réellement, établi que la vérité est en dehors du Christ, je préfèrerais rester avec le Christ plutôt qu'avec la vérité.», voire ici cette similarité avec «ma mère avant la justice» ou encore «Meursault, ce Christ que nous méritions.» Cette conception de l'historicité, ou mémoire sélective, travestissant la vérité objective, est trop chargée de cet ethnocentrisme affectif pour être recevable scientifiquement. Tout au plus, peut-on parler de spéculations pétrifiées, dans une représentation surréaliste. L'idéal bucolique, initié dans les années 70, pour briser les clivages sociaux : ces étudiants se rendant à la campagne pour s'imprégner de la vie paysanne, est illustratif de cette image de Marie-Antoinette (1755-1793), reine de France, qui trait les vaches et bat le beurre à Trianon. Dans l'imaginaire collectif, le bigot religieux, se mouvant dans la sphère socio-politique, jouit d'une énorme considération sociale. Mais il est tout circonstanciel parce qu'il sait traiter de politique en mineur et en majeur, chaque fois que l'évènement l'exige. Quant aux courtisans de palais, cette espèce d'hagiographes des temps nouveaux, ils assimilent leurs amphigouris à des valeurs culturelles stylisées. S'ils détenaient un jugement univoque qui valût, subjectivement, une centaine d'autres, ils s'y obstineraient plutôt que de se reconnaître dans l'erreur. C'est tout le drame de ces sociétés dogmatiques, enfermées dans une réalité complexe et pénible mais illusoirement simplifiée par la mystique religieuse : indulgence pour la misère et les inégalités sociales, refus de la raison critique et de la pluralité humaine, bannissement des libertés individuelles et collectives, bref la négation de la temporalité. Il n'y a pas de pensées, d'évènements, si anodins, soient-ils dont on ne cherche à établir le rapport avec la foi. Celle-ci se noie en conjectures sur la complexion de la vie en saturant l'audition d'arguties théologales. 6. Cependant, il n'y a qu'un pas de cette conception mystique aux manifestations théâtrales d'une pensée hyperbolique. La période post-indépendance n'a rien apporté qui annonçât ces temps modernes ; mais politique et mystique ont fusionné dans l'immobilisme. Ce qui nous fait écrire que, dans cette optique, mystique et politique sont en dehors du temps. L'imaginaire vernaculaire s'est, de tout temps, attaché au sensationnel, voire à l'extrême de la dimension humaine, pour s'absoudre du temps qui passe ; c'est une fantasmagorie emplie d'anges et de diables. Cette frénétique cogitation ramène, toujours, la lubie sociale à la luxure humaine, au délitement de la moralité. Et dans sa réaction véhémente, elle prêche la violence purificatrice contre la souillure pour harmoniser l'attitude causale à l'attitude originelle, conformément à son expression monophone. Elle n'envisage pas la vie comme une évolution inéluctable mais comme une involution nécessaire au salut de l'espèce humaine. À cause de cette vision lapidaire, elle reste schématique, arbitraire, du moins paralysante pour la pensée sociale du fait qu'elle soit statique, primitive. Cette attitude, aussi essentialiste soit-elle, par les attributs qui articulent les expressions de sa pensée, a, nous semble-t-il, une forme suggestive dans l'imagination collective par cette transfiguration du réalisme en symbolisme, voire en signification théologique. Elle systématise, souvent, cette dernière, dans la dramaturgie sociale pour marquer les esprits de la relation originelle. C'est, intrinsèquement, la sublimation d'une époque historique ayant induit toute une mystique séculaire, figée dans ses lignes de démarcation doctrinale. Certes, la manière d'opérer par l'expression imagée, pour faire impression sur la pensée commune, est une forme de manipulation que nous avons du mal à cerner. Il n'est, guère, étonnant de s'apercevoir, cependant, de l'égarement initial de l'argumentaire développé sur des considérations de préceptes moraux élémentaires et d'exemples triés d'une épopée évanouie, à jamais, dans la poussière du temps. Et, ce qui s'y prête le mieux, évidemment, à cette argumentation, est la sphère du BIEN et du MAL, où les mots s'épuisent en superlatifs pour saisir l'incommensurable. Mais on en reste à ces spéculations superficielles qui n'arrivent, toujours pas, à pénétrer la rationalité des processus en action. C'est une démarche originelle, propre à l'argumentaire religieux, privée des liens de causalité des faits sociaux, édulcorée, néanmoins, de fantasques visions. Cette pensée s'est, finalement, cristallisée, fossilisée dans une sublimation califale, en l'absence d'analyse critique. Elle n'est plus en état de discerner l'essentiel de l'accidentel. Son argumentation reprend ces récits sans moelle, décousus, vides, sans rapport avec la réalité vécue. Crédulité et naïveté sont, en fait, à la source de ces élucubrations spirituelles. Mais celles-ci ne participent-elles pas, inconsciemment, de cette pensée nietzschéenne «s'abstenir de jugements faux, rendrait la vie insupportable, et il est vraisemblable que la vie intense que nous envions, parfois, aux siècles passés, était due en partie à cette facilité de juger partialement.» La collusion in fine du politique et du bigot religieux a figé, dans sa version fusionnelle, l'espace artistique, une caractéristique des sociétés en déclin. La vie collective n'est, en l'occurrence, qu'un obscur salmigondis de propos eschatologiques, de figures mythologiques et de comportements névrotiques. Mais ce salmigondis échappe-t-il, en réalité, à la raison humaine ? Zeus le seigneur de l'Olympe, le père des Dieux, avait donné son oracle, il y a quelques siècles de cela, «les hommes sont les auteurs de leurs propres maux et ont tort d'en accuser les Dieux.» Et bien plus tard, l'ami Sigmund Freud écrivait «une civilisation se fonde sur la renonciation à des instincts.» Les sociétés modernes procèdent par synthèse intégrative dans l'assimilation du passé et du présent, mais tout un chacun ne se justifie que par sa valeur syncrétique. Ceci a fait dire à Jean-Paul Charnay : «Nous sommes, tous, des bâtards» oui, bâtards de par la vie, de par cette infime pensée, ce souffle né d'éléments fusionnels différents, car en dernière instance les civilisations humaines ne se différencient, dans leur bêtise, que par leur féroce négation culturelle. À un journaliste qui lui demandait si on pouvait greffer le cœur d'un Homme noir à un homme blanc, le Grand Humaniste Christian Barnard répondit «Tous les cœurs sont rouges.» * Auteur libre |