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Le discours politique des années 60 et 70 insistait souvent sur le soutien de l'Algérie aux mouvements de libération nationale. Cette pratique du pouvoir fut peu suivie par les hommes de théâtre qui préféraient souvent traiter des questions sociales et politiques touchant la société algérienne. Très peu de pièces furent montées par les établissements étatiques. Les dramaturges algériens, habitués à aborder des sujets sociaux, ne purent s'engager dans cette opération politique. On limita souvent à l'adaptation de certains textes étrangers: «Montserrat» d'Emmanuel Roblès, «Les Fusils de la mère Carrar» de Bertolt Brecht et «Les Chiens» de Tone Brulin. Ces trois pièces traitaient de sujets tirés de l'Histoire de l'Espagne et de la colonisation en Afrique. Montserrat évoque la présence espagnole en Amérique Latine. «Les Chiens» interroge la présence coloniale dans le continent africain tandis que «Les Fusils de la mère Carrar» aborde la guerre civile en Espagne. Seuls Kaki et Kateb Yacine tentèrent d'investir cet univers, chacun avec ses objectifs et sa conception dramaturgique, et de montrer les liens étroits qu'entretiennent les révolutions. Le premier, Kaki, emprunte à Artaud sa manière de faire en insistant sur l'élément physique et cérémoniel. Le second, Kateb Yacine, utilise la satire et le rire comme armes pour ridiculiser et dévaloriser les oppresseurs tout en empruntant à Brecht certains artifices et procédés dramatiques (songs, effet de distanciation, éclairage?). Kateb Yacine m'expliquait ainsi en 1985 son projet: «J'ai toujours rêvé de faire une pièce qui rend compte d'une révolution mondiale, chose qui dépasse un individu et qui demande une assez forte documentation, une pièce qui rend compte des luttes du monde. Comment il change ? C'est un théâtre politique. Les grands axes du monde sont portés directement sur scène. Il nous faut cette logique. (?) Avec peu d'accessoires et de moyens, nous essayons de montrer ce qui se passe en Algérie et dans le monde.» Kateb Yacine mettait en scène les luttes de libération tout en insistant sur leur nécessaire interdépendance. Discontinuité de l'espace en même temps discontinuité du temps : ensemble d'images simultanées apparemment hétérogènes obéissant à une seule logique : montrer les relations étroites unissant les révolutions. Cette dramaturgie en tableaux, empruntée à Bertolt Brecht, permet à l'auteur de «convoquer» librement des éléments d'Histoire (Vietnam, Cuba, Palestine?) et de les inscrire dans une sorte de révolution mondiale. Les tableaux fonctionnent de manière relativement autonome et provoquent un effet de distance qui laisse au lecteur-spectateur la possibilité de reconnaître à travers les signes opaques ou transparents, les lieux de l'historicité, souvent marqués par la juxtaposition de faits et d'évènements historiques manifestes et par l'espace de la théâtralité dominée par la puissance des images utilisées. «L'homme aux sandales de caoutchouc», «Palestine trahie», «Le Roi de l'Ouest» et «La Guerre de 2000 ans», œuvres épico-satiriques, donnent à voir l'histoire comme une suite ininterrompue de faits et d'événements appuyant le propos essentiel de l'auteur : nécessité des luttes anti-impérialistes. On passe du Vietnam de Ho Chi Minh à Nasser, à 1' OLP, au Roi Hassan II... La présence de tant d'événements historiques obéit en quelque sorte à un incessant cycle rotatoire, caractéristique des épopées et des contes donnant plus de poids au discours global de l'œuvre et permet la nécessaire mise en relation des fragments d'histoire mis en scène. Cette manière de faire se retrouve également chez Aimé Césaire : «Le plus important en histoire, ce ne sont pas les faits ; ce sont les relations qui les unissent ; la loi qui les régit; 1a dialectique qui les suscite» Chaque fragment ou tableau expose une réalité historique. L'ensemble de ces «flashes», possédant leur propre dynamique, leurs propres personnages, contribue à la mise en évidence du discours global. On ne peut sérieusement comprendre les pièces de Kateb Yacine que si on interroge les multiples références historiques se manifestant dans ses textes. Le lecteur-spectateur éprouve de sérieuses difficultés pour reconnaître les faits cités et mettre ainsi en relation différents événements qui structurent le récit. Dans «l'Homme aux sandales de Caoutchouc», l'insurrection des sœurs Trung, se confond, par un jeu de juxtaposition des événements, avec les soulèvements dirigés par Kahina et sa sœur Khenchela. L'expérience vietnamienne n'est pas considérée comme étrangère à la réalité historique algérienne. Documents et fiction se complètent concourant au même objectif : montrer l'interdépendance des révolutions. Cette manière de faire se retrouve également dans les autres pièces de Kateb Yacine. «Palestine trahie» décrit en quelque sorte le drame palestinien tout en le liant ave diverses expériences révolutionnaires dans le monde. «Le Roi de l'ouest», construite à partir d'une sérieuse documentation, tente de comprendre le fonctionnement des régimes «réactionnaires» arabes à travers les liens qu'ils entretiennent avec d'autres forces «impérialistes». «La Guerre de 2000 ans» retrace l'Histoire de l'Algérie tout en la confondant avec celles d'autres peuples. Les événements historiques sont en quelque sorte employés pour étayer une thèse, celle de la communauté de destin des mouvements de libération et des peuples. L'Histoire nationale n'est pas, dans 1es œuvres dramatiques de Kateb Yacine, étrangère aux événements qui secouent le monde. Jacqueline Arnaud le montre bien dans sa thèse : «Les pièces seront donc de vastes fresques embrassant l'histoire mondiale, et auxquelles l'écrivain se prépare par un énorme travail de documentation, puis de schématisation et de dramatisation (Kateb a mis trois ans pour écrire sa pièce sur le Vietnam et plus encore pour celle sur la Palestine). Il se donne pour tâche de «détribaliser» ses compatriotes en leur ouvrant la perspective internationaliste, en leur proposant des exemples de réalisations socialistes et en démystifiant des idéologies réactionnaires». L'optique internationaliste semble orienter le discours de Kateb sur 1es mouvements de libération. L'analyse des pièces nous permet de retrouver dans le fonctionnement actantiel des éléments communs à tous 1es actants. Si le sujet peut être particulier, l'objet se caractérise souvent par la présence d'actants similaires (libération nationale). Les adjuvants et les opposants restent essentiellement les mêmes. Les forces «progressistes» et «révolutionnaires» constituent en quelque les appuis essentiels du sujet dans sa quête lors que les «réactionnaires» soutenus par les «impérialistes» s'opposent au désir des peuples de se libérer et de construire une société socialiste. Destinateur et destinataire se confondent parfois. Nous retrouvons la même structure dans tous les textes de Kateb Yacine, mis en scène après 1970, année de son retour en Algérie. «J'ai toujours rêvé de faire une pièce qui rend compte d'une révolution mondiale, chose qui dépasse un individu et qui demande une assez forte organisation et une volumineuse documentation, une pièce qui rend compte des luttes du monde. Comment il change ? C'est un théâtre politique. Les grands axes du monde sont portés directement sur scène. Il nous faut cette logique.( ... )» Le théâtre de Kateb Yacine se veut militant et politique. Le traitement des luttes de libération correspond à la conception idéologique de l'auteur qui considère que toutes les révolutions entretiennent entre elles des relations extrêmement étroites. Ses derniers textes sur Mandela et la Révolution française obéissent à ce schéma idéologique et esthétique. C'est pour cette raison, d'ailleurs, que des critiques vont jusqu'à dire qu'il est l'auteur de la même œuvre. Cette idée ne semble pas résister à l'analyse. C'est vrai que de nombreuses séquences sont présentes dans toutes les pièces de Kateb. Des tableaux entiers sont réintégrés dans différents textes. La référence au combat des vietnamiens se retrouve dans «Palestine trahie, La Guerre de 2000 ans» ou «Le Roi de l'Ouest» par exemple. Cette réutilisation de tableaux tirés d'autres pièces correspond au discours d l'auteur qui insiste souvent sur le caractère «international» des luttes de libération et leur interdépendance. De nombreux flashes contenus dans La poudre d'intelligence sont réemployés dans «Mohamed prends ta valise» et les autres textes mis en scène après 1970. «La Guerre de 2000 ans» expose la lutte du peuple algérien à travers les siècles en liaison avec d'autres combats (Vietnam, Palestine ... ). Cette manière de faire caractérise tout le travail dramatique de Kateb Yacine qui, en réutilisant des tableaux repris de pièces antérieures, veut montrer la puissance des liens unissant les luttes de libération. Si Kateb Yacine propose une vision de l'Histoire s'articulant autour de la dialectique matérialiste, Ould Abderrahmane Kaki propose un théâtre-document. Il a, dans ses deux pièces historiques, proposé 1'examen de l'itinéraire de la colonisation en Afrique en utilisant deux perspectives esthétiques différentes. «Afrique avant un», essentiellement inspiré par le Nô Japon le style d'Antonin Artaud, est une suite de tableaux qui racontent la tragédie coloniale en Afrique. En collants de travail, les comédiens, usant du chant et de la danse, et privilégiant le langage corporel, tentent de mettre en scène les différents moments qui ont caractérisé la présence coloniale en Afrique, en utilisant des techniques proches du Nô Japonais et du théâtre de la cruauté d'Artaud, en accordant une importance particulière à l'expression du corps et à l'engagement physique de l'acteur. Chaque tableau restitue en quelque sorte une période précise de l'histoire de l'Afrique. Le titre inaugure déjà en quelque sorte le protocole de lecture. «Afrique avant un» met en scène des personnages qui racontent l'histoire Africaine avant l'indépendance en procédant à une sorte de collage d'événements réellement vécus, de faits et de situations pris en charge par des comédiens qui empruntent les techniques de la danse africaine et du chant pour exprimer les grands mouvements de ce continent. Le choix de l'expression corporelle obéirait à un désir de revenir aux sources originelles de la culture africaine. L'usage des banderoles, de diapositives et d'images tirées de faits vécus indique le désir de l'auteur de coller à l'actualité. Il faut signaler que durant les premières années de l'indépendance, le pouvoir en place, à travers ses journaux et ses structures, développait un discours proche de celui défendu par la pièce de Kaki. Comme Kateb Yacine, en montant un texte posant les problèmes de toute l'Afrique, l'auteur semble insister sur les liens unissant tous les peuples africains. ce n'est d'ailleurs pas pour rien que Kaki réemploie 1es techniques dramatiques traditionnelles. L'autre pièce de Kaki, une adaptation des Chiens du dramaturge belge, Tone Brulin traite de la discrimination raciale en Afrique du Sud. C'est l'histoire d'une famille féodale de couleur blanche en Afrique du Sud. Le père, véritable tyran, ne laisse aucune liberté à ses enfants qui supportent très mal ce comportement. Profitant du passage d'un journaliste dans la région, le cadet de la famille l'interpelle et lui décrit la tragique situation des noirs dans le pays. Kaki veut, à travers la vie d'une famille, montrer que le racisme violente l'opprimé et l'oppresseur. Nous vivons en quelque sorte une double discrimination : le père tyrannise ses enfants et réprime 1es Noirs. Cette pièce prend explicitement position contre les pratiques racistes du gouvernement sud-africain et met en relief la lutte des noirs pour leur libération. Kaki, en adaptant la pièce de Tone Brulin, donne une dimension continentale à la question de la discrimination. D'autres pièces mettent en scène les luttes de libération. «Montserrat» d'Emmanuel Roblès, pièce jouée et rejouée à plusieurs reprises, décrit la répression espagnole en Amérique Latine. Les auteurs algériens, séduits par la force de cette pièce, la mirent en scène à plusieurs reprises contre la volonté des autorités coloniales qui, saisissant le sens profond d'un tel texte, prirent la décision de l'interdire. Ce n'est pas pour rien que la troupe du FLN la monta en pleine guerre de libération nationale. L'indépendance acquise, le TNA, rendant hommage à Emmanuel Roblès qui s'était toujours intéressé au théâtre en Algérie, reprit Montserrat. Un des responsables de la troupe du FLN expliquait ainsi le choix de cette pièce dans le répertoire de son groupe: «Montserrat, même si les faits se déroulent en Amérique Latine, est une pièce qui raconte également la répression coloniale en Algérie. On ne pouvait pas ne pas faire le lien. La pièce de Roblès parlait de l'Algérie et de la violence coloniale. Montserrat représentait pour nous le courage et le refus de toute oppression. Ce jeune officier n'est pas uniquement espagnol, ses traits lui donnent un caractère universel.» Cette pièce a séduit énormément de monde lors de sa représentation. Les troupes d'amateurs ont également mis en scène en scène des textes traitant des mouvements de libération. On peut citer notamment les pièces suivantes : «L'Oncle Sam», «Le Voyageur» et «Ils ont pris conscience» par la troupe des 3T (Troupe des travailleurs du théâtre de Constantine), «Rih Ettaqadoum» par le Prolet-Kult de Saida? Les noms de certaines troupes montrent également l'intérêt porté à ce thème : groupe Agostino Néto, Prolet-Kult, Patrice Lumumba, etc. Ce sont des dénominations à caractère politique et idéologique. Ces pièces qui reprennent en charge le discours politique ambiant dénoncent, avec clichés et stéréotypes en renfort, l'impérialisme américain. Les troupes du théâtre d'amateurs, sans grand moyens matériels et techniques, ne pouvaient pas se lancer dans l'aventure du tragique. Leur discours ne correspondait nullement à la conception «tragique» de 1a représentation. Le manichéisme des situations et des personnages mis en scène interdisait toute référence aux actions tragiques. Il faut ajouter à cela que ni «leur» public ni leurs «options» politiques ne leur permettaient de tenter une telle expérience qui, d'ailleurs, si elle était faite, aurait demandé un travail soutenu dont étaient incapables les comédiens «amateurs». Les deux textes montés par le TNA interpellent l'Histoire, traitent de situations historiques précises. L'Histoire est au coeur de la tragédie. Epopée et tragédie marquent les deux récits. Proches de l'expérience shakespearienne, «Rouge l'Aube» et «Le Cadavre encerclé» tendent beaucoup plus vers le drame historique que vers 1a tragédie. Les héros sont marqués historiquement. Le personnage du guide dans la pièce de Assia Djebar et Walid Carn, combattant de la lutte de libération, poursuit un seul objectif: l'indépendance de son pays. La jeune fille, élément important du récit, arrive à concilier difficilement solidarité collective et quête individuelle. Elle refuse dans un premier temps de laisser le commandant de l'armée de libération mourir seul malgré les graves risques que cette entreprise pouvait provoquer. Partagée entre 1e désir collectif de libérer la patrie et de sauver son amant, elle hésite longuement avant d'obéir au commandant qui lui ordonne de partir: «Le blessé (commandant): Peut-être est-ce mieux ainsi dis-moi cela... Peut-être la guerre finie.. Au cours de nos marches, je te regardais devant moi, cabrée sous la fatigue et pourtant toujours droite... Je semblais te protéger... Je semblais d'acier alors que je tremblais d'avoir besoin plus tard d'un autre feu pour toi... Ton image détruisait toute certitude pour l'avenir... Comment vivre dans la guerre, alors que je me tendais pour une seconde guerre que tu m'annonçais sans y prendre garde toi-même.» Ainsi, l'épique rencontre le tragique. La quête individuelle se confond avec le combat collectif. Le récit se déroule dans plusieurs lieux différents: place d'un marché, petit village de montagnes, une prison... L'action n'est pas, comme dans Le cadavre encerclé, centré sur un seul personnage, Lakhdar mais multiplie les lieux de focalisation. Le guide, la fille et le poète constituent les personnages essentiels de 1a fable. L'accent est mis sur le désir collectif de libérer le pays. Nous avons affaire à des personnages épiques possédant certains traits tragiques. Comme si l'épopée collective convoquait la tragédie. Le tragique relève surtout de l'histoire. Les héros se sacrifient pour des intérêts supérieurs dictés par l'Histoire, non par 1a fatalité. Le commandant meurt pour affirmer sa liberté. Le poète, détenteur de la parole collective, est tué pour avoir refusé de renier sa poésie. La jeune fille et 1e guide finissent en prison. C'est l'histoire qui détermine le fonctionnement des personnages et l'action. Ici, tout s'articule autour de la guerre de libération. Même le passé lointain et les mythes sont redynamisés, réutilisés en fonction de l'action épique. Le poète, une sorte de conteur populaire, qu'on rencontre dans les marchés ou les places publiques, est, en quelque sorte, le porteur et le détenteur de la mémoire historique. Le guide, une fois le poète assassiné par les soldats, désire prendre sa place et témoigner de l'histoire de son peuple. «Le guide: Moi, je n'ai pas de testament... Depuis que le vieux est mort, j'ai réfléchi. Si je vis, oh ! comme je voudrais vivre ! [... ], demain dans la paix, je désirerais faire un métier qui me mène partout, me fasse bouger, ici aujourd'hui, et là demain. Regarder écouter sans me lasser, être témoin des murmures des impatiences, de l'apparente immobilité... Si je dois vivre, faites, ô mon Dieu, que je vive en nomade, pas dans le désert, non dans la forêt du peuple.» L'acte d'énonciation est déterminé par la place qu'occupent les personnages dans l'Histoire collective du peuple. Personnages épiques par excellence, le guide et la jeune fille, combattants de la lutte de libération, ne sont pas physiquement et psychologiquement décrits: ni âge, ni filiation, ni problèmes personnels importants. Leur fonctionnement est surtout marqué par une quête collective: la libération du pays. C'est en quelque sorte l'Histoire qui est le lieu et l'espace de la tragédie. Situations tragiques que des personnages épiques tentent de prendre en charge. «Rouge l'Aube» raconte la tragédie d'un peuple qui lutte pour retrouver son indépendance. Ainsi, on peut dire que l'Histoire investit la tragédie et lui ajoute une dimension épique. |