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Sociétés sans histoire Pour beaucoup d'entre nous, cette déprise de soi était consentante, désirable, il s'agissait comme d'entrer dans une nouvelle ère, d'écrire une nouvelle histoire qui ferait table rase du passé et d'où jaillirait une nouvelle humanité. Les nouvelles nations se trouvaient comme à égalité avec les anciennes : trop grande tentation pour des sociétés comme la nôtre, déjà peu amène avec une mémoire trop attachée aux corps des hommes. La modernité, le socialisme ou le communisme devaient apporter un nouvel homme, on allait tout effacer et tout recommencer. Pourtant comment imaginer que l'on puisse se penser, se poser hors de ce que nous fûmes, comment pouvons nous nous suspendre hors l'espace et hors le temps sans prendre le risque de disparaître dans le cosmos ? Même si nous devions concéder au monde le pouvoir de nous inspirer nos attentes, à partir de quelles expériences irions-nous à leur rencontre ? Comment dessiner nos trajectoires ? Beaucoup, tout en «changeant de peau» plusieurs fois probablement, ne sont pas revenus encore de ce «voyage», aussi ne faut-il pas s'étonner que cette disposition du désir de page blanche continue à se renouveler au travers de différentes idéologies et des positions politiques qu'elles alimentent. L'industrialisation, un échec impensé du point de vue du modèle de développement, lequel ne peut plus se prévaloir, telle la science, d'une quelconque extra-territorialité culturelle et géographique, l'on pourrait dire pour simplifier, que la raison majeure de notre échec a été de vouloir construire un rapport abstrait à l'industrie hors de notre rapport à la Nature où l'on ne voulait pas discerner nos savoirs-faires (6). Le rapport d'extériorité que nous avons adopté au contraire des occidentaux ne nous a pas donné de domination sur la nature. Et nous ne voyons toujours pas que l'empreinte occidentale sur notre écosystème, depuis l'occupation romaine, poursuit une constante dégradation de celui-ci. Nous avons suivi, à la différence de nos ancêtres avec les autres occupants, le colon sur sa villa et ses grands domaines, repris ses machines, oubliant que nous avions épousé nos montagnes et fait de nos plaines ce qu'elles furent pour ne pas, ou ne pas avoir pu, construire une classe de guerriers. Nous avons poursuivi le projet colonial de ses mille villages de regroupement oubliant que nous avions épousé nos milieux pour ne pas, ou ne pas avoir pu, construire une classe de travailleurs(7). Aussi notre rapport à l'industrie ayant été importé et ne produisant pas les mêmes effets que dans son contexte d'origine, n'étant pas le fait de classes et n'en produisant pas, mécanisant mais n'intensifiant pas la production, nous n'avons pas osé remonter à la source des problèmes : il ne correspondait pas à notre façon d'être, de prendre le monde (qui ne se déployait pas en existence de classes), à notre façon de prendre la nature (nos façons de faire, de travailler). Nous avons poursuivi les déplacements de masse enclenchés lors de la guerre d'indépendance, mimant les déversements occidentaux de population, obscurcissant et déstructurant davantage notre rapport à la nature, à nous-mêmes et à cet avenir que pouvait porter pour nous l'urbanisation. Le rapport de domination et de mécanisation de la nature que voulait instaurer une telle industrialisation apparaissait allogène à l'activité de nos formations sociales historiques. Aussi n'a-t-on pu greffer ce qui pouvait l'être de ce rapport sur l'activité sociale, les cultures locales et les a-t-il écrasées du fait de sa massivité et de leur fragilité. En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que le rapport nature industrie occidental est sous l'emprise de deux paradigmes : ceux de l'omnipotence de l'homme (son projet de dominer la nature) du côté du sujet et de la machine comme modèle de toute activité du côté de l'objet. Tout processus est un processus machinique par lequel l'homme peut se donner la domination de la nature. L'industrialisation dont on n'a pas encore pensé l'échec, a mis en opposition deux cultures d'origine distincte, une culture bourgeoise occidentale et une culture rurale relevant d'écosystèmes différents. Trop d'oppositions pour un dialogue fructueux. La colonisation n'a pu produire la domination par la ville de son arrière-pays. Elle a donné des rentiers plutôt que des producteurs. L'Etat indépendant a fini par opposer une culture technocratique de tradition écrite importée à une autre rurale de tradition orale. Finalement, l'activité industrielle n'a pu y établir de racines et a fini par être insupportable à cet Etat même qui l'a promue. Faire un sort aux sociétés citadines Dans les sociétés maghrébines, particulièrement en leur partie médiane, la moins anciennement urbanisée, il faut faire un sort aux sociétés citadines. A la différence des villes européennes, elles n'ont pu être à l'origine d'une dynamique de différenciation, de complexification de la société. Elles n'ont pu faire des campagnes leur arrière-pays, elles n'ont pu y projeter leurs rapports et leurs activités. Comment pouvait-il en être autrement si l'on s'en réfère à l'histoire européenne : les bourgeois ont succédé (plus précisément se sont alliés) aux guerriers pour dominer le monde. Les campagnes n'ayant pas donné de guerriers pour prélever le surplus, l'investir dans la sidérurgie, les armes et autres constructions de guerre, on ne pouvait s'attendre à ce que les villes donnent des bourgeois, des artisans qui s'affranchissant du service féodal reproduirait le rapport de domination de classe dans la production. Tout compte fait, les villes ont constitué un miroir du monde assez passif pour l'ensemble de la société, elles sont restées les sujettes d'une « économie tributaire » (Samir Amin) dont la fonction ne consistait pas à accroître le surplus produit mais à le consommer. Jusqu'à ce jour, on continue à regarder les villes sans voir leur généalogie, ni la logique d'où elles procèdent. Elles apparaissent comme des espaces marchands issues de l'expansion étatique qui finissent par s'apparenter à des projections des marchés mondiaux dominants. Ici l'espace marchand, résultat du regroupement d'individus séparés de leurs conditions d'existence, vivant de la rente pétrolière, se situe hors de toute unité de la production et de la consommation, hors la cohérence et les effets productifs d'une division sociale du travail. L'on pressent seulement que nos villes ressemblent à celles du passé du fait de leur stricte dépendance étatique. Nadir Malouf (2007), peut parler d'allégeance étatique d'une société salariale qui ne peut être considéré comme une société civile(8). Du fait de l'Etat importé (B. Badie 1992), de la séparation de la population de ses ressources (qui sera le fait de la colonisation étrangère, reproduite par l'Etat et non celui d'une division de classe), des déplacements de population, des importations massives de marchandises, l'espace social actuel apparaît complètement brouillé, tant en ses dimensions urbaines que rurales. Le modèle social algérien Dans la société maghrébine, la Kabylie autour du Djurdjura et jusqu'aux hautes plaines sétifiennes porte, osera-t-on dire, la forme la plus développée du modèle social algérien, que l'on pourrait caractériser par ses traits non étatique et non urbain(9). En tant que telle, elle a réalisé les taux précoloniaux de densité humaine les plus élevés. Ce modèle correspond à ce que l'on pourrait appeler la civilisation villageoise, modèle d'organisation sociale développé dont l'objectif serait d'imprimer une orientation générale à l'activité sociale tout en conjurant la division de la société en classes. On pourrait dire, en forçant un peu le trait, que ce modèle a inventé la démocratie villageoise (la djemaa) pour imprimer une orientation générale à l'activité sociale avant que n'apparaisse la société de classes et que la démocratie politique moderne ne consacre l'incapacité de la classe dominante à orchestrer seule une telle orientation. Elle a pu se développer autour de la montagne du Djurdjura et des hautes plaines, pour former un ensemble géographique relativement cohérent et atteindre un réel degré de développement sur la base d'une société sans classes. Les sociétés algériennes précoloniales qui ont refusé (ou n'ont pas eu la possibilité, le choix) de se diviser en classes fondamentales de travailleurs et de non travailleurs qui commandent au travail, pourront-elles donner lieu à des sociétés qui pourront conserver leur autonomie au sein des sociétés du monde et de quelle manière ? C'est de la réponse à ces questions que va dépendre la manière par laquelle l'orientation générale de l'activité sociale sera définie. Nous avons soutenu dans un texte antérieur («Nouveaux moudjahidine et socialisme libéral» 2008) que le refus d'une division de la société en classes ne pouvait épargner ces sociétés de la nécessité d'une division sociale du travail performante sans laquelle elle ne pouvait compter s'inscrire comme acteur souverain dans la division internationale du travail. On ne peut agir dans une société, évoluer avec elle, réussir avec elle, en se trompant dans l'identification de son modèle de société présent et futur : l'indécision condamne les capitaux à l'expatriation. Autrement dit, et telle nous semble la question essentielle, si la société veut continuer à se projeter dans le modèle d'une société sans classe, de quelle manière pourra-t-elle orienter son activité sociale, l'organiser, la développer ? Civilisation villageoise et émigration Dans le passé, la société villageoise a construit son identité dans une certaine unité, différenciation de la production et de la consommation. C'est dans ce sens que l'olivier et son huile ont été des éléments structurants de sa production et de sa consommation, des éléments distinctifs du blason identitaire de la Kabylie(10). Mais cette société ne s'est jamais suffi d'elle-même, elle a toujours compté sur une expérience de l'émigration, sur certaines complémentarités avec les hautes plaines. Elle s'est construite dans le monde, sur certaines de ses hauteurs, non point pour l'oublier ou le fuir, de manière quelque peu défensive mais pas moins que pour lui faire face, avec la structure sociale qu'elle s'est choisie ou a dû faire sienne. La meilleure preuve en cela réside dans ses traditions d'émigration. On ne partait pas toujours de bon gré mais ses riches ne l'étaient pas de leur activité montagnarde. Et donc le kabyle occupait ses montagnes d'une autre manière que le guerrier conquérant des plaines qui monopolisait les surplus, construisait fortifications et machines de guerre. Par la défense d'un tel modèle, la civilisation villageoise défendait un modèle d'humanité. Aujourd'hui c'est ce modèle d'humanité qui ayant perdu conscience de lui-même abandonne ses positions, se retrouve sans vision. Perte de conscience qui succède à une transformation de son environnement, devenu trop différent de celui qui l'a vu émerger et où règne maintenant un modèle puissant qui subjugue les êtres et les choses. Trop pour une société dont on dit la mémoire orale et qui concède trop à une autre que l'on dit écrite. Celle-ci effaçant le contenu de celle-là et n'y laissant qu'abstractions. L'expérience d'émigration qui pouvait aller d'un passé villageois à un avenir qui partagerait ses attentes avec celle du monde, ne s'est pas poursuivie pour permettre aux hommes de cette civilisation de penser le monde dans lequel il faudrait prendre place, auquel il fallait faire de la place. Le rôle de l'émigration, la gestion des nouveaux flux, bref les nouveaux rapports de soi à un monde devenu plus agressif, plus étendu, n'ont pu être pensés. L'industrialisation urbanisation, la gestion des échanges extérieurs dont la surévaluation du dinar, qui envisageaient de produire une nouvelle classe de travailleurs, tout cela a interrompu la mise en place d'un rapport au monde éminemment social au profit d'un autre étatique porté par une industrialisation massive. Avec la désindustrialisation actuelle, l'urbanisation qui se poursuit grâce aux ressources et dépenses publiques a perdu comme son âme. L'émiettement de la société se poursuit, la construction nationale n'est plus portée par le projet industriel. Pour la civilisation villageoise, bien que largement défaite par l'urbanisation sauvage, il y a comme une nouvelle chance, plus théorique que pratique, il faut l'avouer. L'accumulation du capital qui était largement basée sur celle du capital physique a cessé de l'être aujourd'hui. Avec la nouvelle structure du capital, la domination du travail immatériel et du capital humain, la nouvelle importance du capital social, les nouveaux moyens de communication, c'est globalement une nouvelle donne qui se présente à cette civilisation. La séparation de la vie et du travail qui naguère lui avait causé beaucoup de torts pourrait aujourd'hui lui être plus supportable vu les avantages qu'elle pourrait apporter si un certain nombre d'investissements de base pouvaient être réalisés. Le capital social qui fait tellement défaut à la société actuelle et qu'elle pourrait apporter aurait un effet considérable. |