|
Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
L'Algérie a
connu, du 4 au 10 octobre 1988, une semaine des plus agitées de son histoire
post-indépendance. Le mouvement, qui a commencé à Alger, s'est vite propagé de
façon fulgurante. Bien que les manifestants soient, pour la plupart, très
jeunes, il n'en demeure pas moins que le malaise était ressenti pas l'ensemble
de la population.
Par ailleurs, ce qui a été visé par ces manifestations n'était ni plus ni moins qu'une remise en question de la politique mise en oeuvre par le pouvoir en place. En effet, après vingt-six ans de règne du parti unique, le FLN, les Algériens ont senti que la situation de leur pays se détériorait sans vergogne. A cette situation déjà alambiquée, le régime n'hésitait pas à recourir à la trique à la moindre contestation de sa politique. Patrick Eveno a résumé, dans l'un de ces articles, la situation politique qui prévalait en Algérie à la fin des années quatre-vingt. Il a noté à juste titre que : «La crise vient d'une accumulation de facteurs explosifs. Corruption, mauvais fonctionnement d'une économie trop centralisée, trop rigide, tout entière entre les mains d'une nomenklatura dépassée, réformes imprudentes mal acceptées, mal appliquées car incomplètes, qui ont exacerbé craintes et rancoeurs sans relancer la machine, tout s'est mêlé depuis des années pour nourrir, avec la crise pétrolière, le ras-le-bol algérien». Ainsi, en plus de la faillite du système qui n'arrivait point à subvenir aux besoins alimentaires de la population, à cause des choix précédents ayant conduit à la faillite, le verrouillage du champ politique a éloigné le citoyen de ce qui se faisait en son nom. Et la crise pétrolière de 1986 a démontré, si besoin est, que le pays était dépendant de facto des seules recettes des hydrocarbures. La chute des prix des hydrocarbures a été indubitablement la cause la plus proche de ces événements. D'autres sont lointaines. Pour les trouver, il faudrait fouiner dans le passé. La faillite de l'agriculture conjuguée à la démographie galopante Depuis l'indépendance, l'agriculture algérienne a connu au moins quatre changements de statut. D'emblée, il y avait la nationalisation des terres, légalement récupérées à la fin de l'occupation française, connue sous le nom «le secteur autogéré». Ce dernier couvrait à peu près 2,5 millions d'hectares. Sous Boumediene, l'Etat a récupéré 1,2 million d'hectares des bien communaux et ceux appartenant à des absentéistes. Le tout a donné naissance, par la suite, à près de 3.500 domaines agricoles socialistes. Le morcellement du secteur, dans les années 1980, en petites unités a créé une anarchie incommensurable. Bien que ces réformes aient pu être mises en oeuvre en pensant que c'étaient les meilleures solutions, force est de constater que, quelques années plus tard, le pays se trouvait en quasi totale dépendance de l'étranger pour se nourrir. En effet, la couverture de la consommation par la production nationale, selon Benjamin Stora, dans «Algérie : histoire contemporaine 1830-1988», s'est effondrée, passant de 73% en 1969 à 40% en 1980 et à 30% en 1990. Cette chute vertigineuse de la production nationale a eu des effets dramatiques sur le bien-être des Algériens. Mais le régime, soucieux de sa pérennité, ne songeait qu'à tromper le citoyen en dépensant des sommes colossales pour sa propagande. Ainsi, lors de la 4eme conférence nationale sur le développement, tenue le 22 décembre 1986, le président Chadli a constaté que, face à la pénurie «Il est inconcevable que nous fournissions des efforts et dépensions des sommes colossales dans le seul but de prôner des slogans auxquels le citoyen algérien n'accorde aucun crédit et qui ne profitent jamais à notre société». Cet aveu, en tout cas, était en contradiction avec l'article 33 de la Constitution en vigueur qui stipulait que : «L'Etat est responsable des conditions d'existence de chaque citoyen. Il assure la satisfaction de ses besoins matériels et moraux...». Par ailleurs, ces difficultés ont été ressenties à cause surtout du poids démographique qui pesait sur le pays. Cette croissance galopante a commencé à inquiéter notamment les dirigeants à partir des années 1980. En effet, lors de la réunion du comité central du FLN, en décembre 1980, les responsables du parti ont adopté un programme permettant l'espacement des naissances. Bien qu'il soit tabou, dans notre société, d'évoquer de tels sujets, la pente sur laquelle se trouvait notre pays a poussé le président Chadli à l'aborder en 1983 lors du 5eme congrès du FLN. Le taux de croissance démographique actuel, a-t-il dit, compromet toute possibilité d'amélioration quotidienne dont notre développement devrait être porteur. Le poids de la tradition étant plus prépondérant, la reproduction est restée à son seuil initial. Résultat des courses : en 1986 et 1987, à deux reprises, la croissance démographique, estimée à 3,2, a dépassé la croissance économique. Près de 900.000 enfants étaient nés chaque année. Selon Patrick Eveno : «Autant de bouches supplémentaires à nourrir, alors que le pays dépend encore à 60% de l'étranger pour couvrir ses besoins alimentaires». La double crise, politique et économique De 1962 à nos jours, tous les présidents de la République ont essayé de concentrer, entre leurs mains, le maximum de pouvoir. Bien que leur influence n'ait pas été la même, la concentration des pouvoirs en leur bénéfice pouvait être confirmée par les postes accumulés. Lors du congrès extraordinaire du FLN, tenu le 15 juin 1980, les congressistes ont accordé les pleins pouvoirs à Chadli. En plus de la présidence de la République, il a été désigné ministre de la Défense et secrétaire général du parti unique. Toutefois, à partir de 1986, le consensus tant escompté n'a pas été au rendez-vous lors de l'adoption de la nouvelle charte nationale. Pour P. Eveno : «Le parti unique est monolithique, même si plusieurs tendances s'expriment en son sein, et l'armée, omniprésente, a son mot à dire. Rien d'important dans la gestion de l'Etat n'intervient sans son aval». Le plus influent d'entre eux, Khaled Nezzar, l'a avoué dans le film documentaire «Algérie 1988-1992 : chronique d'une guerre annoncé», en disant que tous les présidents étaient issus de l'armée ou désignés par elle. Ainsi, l'armée algérienne n'était pas - et qui sait ce qui est advenu aujourd'hui - seulement le bras de la nation, mais elle était aussi sa tête. Cependant, à l'approche du 6è congrès du FLN, prévu en décembre 1988, le consensus, entretenu depuis longtemps par le régime, ne serait-ce que pour tromper l'opinion, s'est fendillé. La reconduction de Chadli aux responsabilités suprêmes n'était pas, a priori, acquise. Et pour cause. Les caisses de l'Etat étant vides, les dirigeants pouvaient-ils bénéficier de crédibilité suffisante pour mener à bien les réformes envisagées ? En tout cas, cette façon dont était géré le pays a provoqué une crise abyssale. En effet, la chute des prix des hydrocarbures, à partir de 1986, qui représentait à cette époque-là 97% des rentrées en devises du pays, a privé l'Algérie de près de la moitié de ses recettes extérieures. Le baril qui coûtait entre 30 et 40$ en 1980 est descendu à presque 15 dollars. Pour comprendre l'importance de cette rente, il faudrait l'illustrer par des exemples précis. Selon B. Stora : «Ce secteur [ Les Hydrocarbures] représente 32% de la PIB (Produit Intérieur Brut) dans les années 1976-1979, et 37,5% en 1980... Les exportations d'hydrocarbures comptent pour 92% du total de la valeur des exportations dans la période 1975-1982 (88% en 1972)». Par ailleurs, bien que la situation ait été compliquée, le régime de l'époque devait rembourser ses créances, qui s'élevaient à 6 M$ par an, et importer tout ce qui était inhérent à la consommation, avec des quantités bien sûr spartiates. Ce qui obligeait le régime à réduire les dépenses de l'Etat. Et l'unique solution trouvée par le régime était de mener une politique d'austérité. Ainsi, depuis 1982, grâce au monopole de l'Etat sur le commerce extérieur, le régime a limité, de façon draconienne, les importations au strict minimum. Elles étaient évaluées à 7,5 M$ en 1982, dont un tiers pour les produits alimentaires. A partir de 1986, c'était au budget de l'Etat que le régime s'est attaqué. Il a été amputé d'un quart par rapport aux budgets précédents. Cette politique a conduit inéluctablement à l'alourdissement du nombre de chômeurs. Cette masse, avant cette politique d'austérité, a été embauchée bien que sa rentabilité n'ait pas été exigée. Car en garantissant des salaires, sans que l'entreprise soit bénéficiaire, le régime a acheté le prix politique pour se faire accepter, a écrit Lahouari Addi dans «L'impasse du populisme». Quant au déficit de l'entreprise d'Etat, a-t-il poursuivi, ce dernier «n'est pas un accident de la comptabilité, il est l'expression de l'incapacité de l'Etat rentier à obtenir un taux de rendement satisfaisant dans le système productif permettant de couvrir les dépenses». En revanche, quand le citoyen manque de tout et que les dirigeants refusent le dialogue, la rue devient le terreau favorable pour dénoncer la gabegie. La culture de l'émeute L'absence de débat politique en Algérie a conduit inévitablement, à moult reprises, à des affrontements de la rue. En octobre 1988, plusieurs éléments sont réunis pour qu'il y ait cette explosion. En effet, à la conjoncture économique défavorable, le blocage des salaires et le chômage grandissant ont été fertiles pour les revendications sociales. Le régime, qui se croyait invincible, ne tolérait aucune remise en question de ces choix. Par conséquent, il ne restait au peuple algérien que la rue pour crier haut et fort son mécontentement. Pour P. Eveno : «En tout cas, c'est à partir de ce moment-là que les événements se sont précipités. Le travail a repris progressivement dans les usines au début du mois d'octobre, en même temps que les grèves entraient dans la capitale, sous la pression syndicale, par l'entremise des services publics, PTT en tête, et qu'un mot d'ordre de grève générale était lancé pour mercredi 5 octobre 1988». Ainsi, à défaut de privilégier une discussion sereine, le régime avait l'habitude de réprimer toutes les contestations émanant du peuple. Ce qui a amené certains intellectuels algérien, à l'instar de Mohamed Harbi et Lahouari Addi, à parler de la culture de l'émeute. Pour ce dernier, son jugement est sans ambages : «Le système politique algérien fonctionne désormais à l'émeute parce que les institutions façonnées sur le moule du parti unique ont pour fonction de boucher tous les pores et interstices par lesquels respire le corps social». Quant au premier cité, il estime que « les petits soulèvements locaux à Aïn Beïda, Aïn Mlila, Tizi Ouzou, Skikda, Bordj Bou-Arréridj, Oran, Constantine, ont peu à peu créé une culture de l'émeute face à la culture de l'arbitraire». Cependant, face à ce régime sourd, les jeunes ne pouvaient pas rester bras croisés à l'absence de toute perspective d'avenir dans leur pays. Il faut rappeler que dans les années quatre-vingt, bien que le temps de scolarisation ait été élevé, plus de trois cent mille jeunes sortaient du système éducatif sans diplômes. En 1986, par exemple, les centres de formation n'ont offert que 81.000 places. Ainsi, plus de deux cent mille n'avaient pas la chance de poursuivre aucune formation. D'ailleurs, c'est cette jeunesse inquiète de son avenir qui a investi les rues, de la capitale d'abord et des autres villes ensuite, les 4 et 5 octobre 1988. Et l'inimaginable se produisait alors. Ces milliers de jeunes ont occupé la ville sans qu'il y ait la moindre intervention des forces de l'ordre. Le lendemain, soit le 6 octobre, le président a appelé l'armée à rétablir l'ordre. Entre-temps, le mouvement s'est propagé telle une traînée de poudre dans la quasi-totalité des villes algériennes. Sous l'état de siège, l'armée algérienne s'est acquittée de sa mission. Mais à quel prix ? Les pertes en vie humaine et les dégâts matériels sont lourds si on se limite juste au bilan officiel. Celui-ci fait état de 176 morts, 9.000 arrestations et des milliards de dollars partis en fumée. Les chiffres sont plus exorbitants si l'on tient compte des estimations officieuses. Du coup, pour ramener le calme, Chadli a promis, dans son discours du 10 octobre, des changements profonds du système politique algérien. C'est ainsi qu'a commencé la nouvelle ère. Celle de l'ouverture. En somme, après vingt-six ans de règne du parti unique, où le système était hermétiquement fermé à tout évolution, le régime a enfin toléré le droit de créer des associations à caractère politique, le droit de se présenter aux élections sans prouver son appartenance au FLN, la pluralité de la presse, etc. La question qui se pose aujourd'hui est la suivante : les dirigeants qui sont arrivés aux responsabilités, après 1988, ont-ils amélioré, ou du moins oeuvrer à sauvegarder ces acquis ? L'Algérie a en effet payé un lourd tribut lors de la décennie noire. Plus de cent cinquante mille morts. Des milliards de dollars de dégâts matériels. Mais a-t-on tiré les leçons de ces erreurs du passé ? Il est difficile de répondre par l'affirmative. |