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Convaincu que la question du changement climatique mérite socialisation,
Mohamed Senouci, pourtant très pris par ses charges professionnelles au niveau
international, ne refuse aucune sollicitation. Lors du mois de Ramadan, il a
donné deux conférences sur le sujet, dont une à l'IDRH, à Oran. Dans le présent
entretien, fidèle à son rang d'expert, il s'interdit à la fois de verser dans
l'alarmisme et de céder à la minimisation d'un phénomène qu'il observe depuis
des dizaines d'années. Pour lui, il est impératif d'accorder toute l'attention
à une question dont désormais dépend notre avenir.
Le Quotidien d'Oran.: Vous êtes expert international, membre indépendant du GIEC (Groupe Intergouvernemental d'Evaluation du Climat) relevant des Nations unies. Est-ce que vous pouvez présenter à nos lecteurs ce collège d'experts et nous préciser ce que veut dire expert indépendant ? Mohamed Senouci : Vers la fin des années 80, quand le problème du changement climatique a été perçu comme une menace planétaire, le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) a été fondé en 1988 par l'Organisation météorologique mondiale (OMM) et le Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE). Le GIEC est un organe intergouvernemental qui est ouvert à tous les pays membres de l'ONU et de l'OMM. Organisé en trois Groupes de Travail, il a pour mission d'établir la base scientifique du changement climatique, d'en évaluer les impacts et risques et de suggérer des mesures d'adaptation. Il a surtout pour but d'apporter un éclairage objectif et neutre sur cette question, afin de permettre aux pays et aux sociétés de prendre les décisions et mesures adéquates. D'une certaine façon, on peut dire que les négociations internationales sur le climat sont « encadrées » par les rapports du GIEC. Ces rapports sont élaborés environ tous les cinq ans, le dernier en date ayant été publié en 2007. Le GIEC est composé de scientifiques indépendants choisis par leurs pairs, mais les Etats ont la possibilité d'intervenir au niveau de l'Assemblée générale et du Bureau du GIEC. A un moment du processus, ils font expertiser au niveau national les versions provisoires rédigées par les scientifiques avant l'adoption finale de chaque rapport. Cette instance singulière travaille ainsi dans le cadre d'un processus ouvert et transparent de façon à atteindre un consensus scientifique suffisant pour éclairer de façon objective les Etats et les sociétés. J'ai intégré le GIEC en 2004 à titre d'expert indépendant au sein du Groupe II, chargé des impacts et de la vulnérabilité. Q.O.: Dans votre conférence donnée tout récemment à l'IDRH à Oran, vous avez avancé que l'origine des derniers incendies d'Athènes et de Californie est à mettre sur le compte du changement climatique. Est-ce que les inondations de plus en plus fréquentes en Algérie ont la même cause ? M.S.: Les incendies de Californie ou d'Athènes ont certainement été renforcés dans leur ampleur par des conditions climatiques spécifiques. Même si la cause initiale n'est pas directement imputable au changement climatique, on peut avancer que les nouvelles conditions climatiques favorisent une augmentation de tels phénomènes extrêmes. Par exemple, les inondations plus fréquentes en Méditerranée trouvent une partie de leur explication dans une mer anormalement chaude durant l'été. D'une façon générale, on peut dire qu'il y a plus d'énergie disponible pour favoriser le développement de phénomènes extrêmes. Du point de vue scientifique, la prédiction des phénomènes extrêmes demeure par sa nature un problème compliqué. Les statistiques montrent bien qu'il y a une augmentation significative des phénomènes extrêmes dans le monde au cours des 20 dernières années, mais le lien direct avec le changement climatique est difficile à expliciter. Il faut retenir qu'un phénomène peut devenir extrême par sa fréquence ou par son intensité. Enfin, le même phénomène se produisant en deux lieux différents ne produira pas les mêmes effets, ce qui oblige à considérer le milieu sur lequel il se produit. Q.O.: Selon les prévisions que vous avez annoncées, confirmées par d'autres sources, le Delta du Nil est menacé de disparition aux environs des années 2020 s'il n'y aura pas une sérieuse limitation des gaz à effet de serre d'ici là. Est-ce que les côtes algériennes où sont concentrées l'essentiel des populations, des villes et des installations industrielles, notamment pétrolières et gazières, encourent elles aussi des risques ? M.S.: Le delta du Nil en Egypte abrite plus d'un tiers de la population (80 millions d'habitants). C'est une région fertile et toute menace constitue un risque sévère pour la sécurité alimentaire de ce pays. Les scientifiques prédisent que la Méditerranée devrait, comme les océans, voir son niveau gagner de 30 centimètres à un mètre d'ici la fin du siècle. Ceci entraînerait l'inondation des zones côtières du delta. Une surface de 15 % du Delta pourrait être immergée d'ici 2020, obligeant un déplacement de plusieurs millions de personnes. Cette situation compliquerait les effets déjà ressentis de la construction du barrage d'Assouan, qui empêche les sédiments nutritifs de régénérer le delta. Dans le cas des côtes algériennes, il ne s'agit pas tant de l'élévation du niveau de la mer que d'érosion et de menaces sur le milieu marin ou les régions côtières. Naturellement, des intrusions d'eaux salées ne sont pas à exclure à l'avenir, avec des impacts sur l'agriculture. Ces problèmes résultent à la fois de la pression humaine sur la frange littorale mais aussi de conditions climatiques liées au changement climatique global. Il faut donc examiner cette question sous l'angle d'un développement qui s'est concentré essentiellement sur le littoral et qui est devenu extrêmement fragile à toute modification climatique. Globalement, la Méditerranée est déjà l'une des régions les plus vulnérables au changement climatique, avec notamment un risque réel de réduction de la pluviométrie future, et l'augmentation de phénomènes extrêmes. Cependant, nous ne disposons pas d'études à une échelle suffisamment fine pour donner à ces risques une signification pratique traductible en outils de décision et d'action. Ceci requiert à la fois un travail scientifique collaboratif entraînant plusieurs disciplines, mais aussi la volonté d'inscrire cette démarche dans un processus plurisectoriel. Q.O.: Vous avez, lors de la même intervention, évoqué le cas de la décharge d'Oued Smar que vous avez présenté comme la plus grande du monde. Est-ce que vous pouvez nous rappeler les avantages que peut tirer l'Algérie en matière de transfert technologique dans le cadre de négociation avec un pays du Nord ? M.S.: La décharge d'Oued Smar est en effet l'une des plus importantes par rapport aux dimensions de la ville d'Alger. Elle existe depuis plus de 30 ans, s'étend sur plus de 30 hectares et cumule un stock de plusieurs millions de tonnes de déchets. A priori, les solutions exigent des financements parfois importants. Le principe du Mécanisme de Développement Propre, prévu par le Protocole de Kyoto, stipule qu'un projet de développement mené dans un pays du Sud et susceptible d'éviter une émission de gaz à effet de serre peut être financé par un pays du Nord ayant une dette de carbone. En d'autres termes, le méthane contenu dans la décharge d'Oued Smar peut être «revendu» en crédit carbone à un pays du Nord sous la forme d'un investissement pouvant, par exemple, créer une centrale de production d'électricité. D'autres projets de ce type, tels que le reboisement ou le développement des énergies renouvelables, peuvent trouver à la fois des sources de financement et des transferts de technologies. Q.O.: Les pays du Sud, dont l'Algérie, sont contraints à une adaptation consistant à renoncer à leur modèle de développement calqué sur celui des pays du Nord. Dans le cadre d'une démarche universelle visant une limitation substantielle des émissions des gaz de carbone, est-ce que ce groupe de pays dispose d'arguments et d'atouts à faire valoir en face des pays du Nord ? M.S.: La question est au centre du débat actuel sur le climat. Il ressort clairement des rapports établis tant par le GIEC que le Rapport d'évaluation économique du changement climatique connu sous le nom de Rapport Stern (2006), que la lutte contre le changement climatique est indissociable d'une profonde modification de la nature même du développement économique et social de l'humanité. Tout ou presque est remis en question, la production et l'utilisation des formes actuelles d'énergie, les modes de transports, l'habitat, l'industrie, l'utilisation des sols et l'agriculture, etc... Sans une refonte du fondement même du développement actuel, il est illusoire de penser mettre fin à la question du réchauffement global. Dans ce contexte, les pays du Sud doivent relever un double défi, poursuivre leur développement et innover, car le transfert pur et simple des mécanismes de développement du Nord ne sera pas soutenable à l'avenir. Pire, les dispositions internationales futures leur interdiront peut-être purement et simplement de les appliquer intégralement. On le voit déjà dans le cas des pays dits émergents, tels que la Chine et l'Inde. Q.O.: Dans votre conférence, donnant froid au dos je dois le préciser, vous avez insisté que la question du changement climatique concerne nos générations actuelles. Il n'y a pas si longtemps, on la présentait comme pesant sur l'avenir des générations futures. Face à l'éminence des risques, est-ce que vous estimez qu'il existe une prise de conscience mondiale autour de la question du climat et de l'environnement ? Est-ce que vous estimez que le large public algérien est au moins informé sur les menaces climatiques qui pendent sur sa tête ? M.S.: Effectivement, une notion nouvelle semble apparaître. On pensait que le développement « durable » devait être conçu de façon à préserver les chances des générations futures. En soi, ce concept né du Rapport Brundtland en 1987, constituait une nouveauté, car on invoquait pour la première fois le droit de générations futures à hériter de ressources suffisantes pour leur propre développement. Or, il semble que la génération actuelle elle-même risque d'être privée d'une partie de ces ressources et vivre des conditions difficiles qui mettent en danger sa propre survie. L'humanité est rattrapée par un problème de grande envergure à laquelle elle ne semble pas tout à fait préparée. Le public algérien n'est certainement pas suffisamment informé sur de tels risques. Pourtant, notre société vit depuis quelques années une situation nouvelle, notamment en termes de catastrophes naturelles telles que des inondations meurtrières ou des vagues de chaleur lourdes à supporter. Ces événements font de plus en plus de dégâts et deviennent de véritables révélateurs de notre capacité globale à résister à ces chocs. Ces phénomènes mettent à l'épreuve tous les acteurs, et il ne s'agit pas de simples mesures techniques ou règlementaires à mettre en oeuvre. A terme, c'est toute une culture nouvelle du risque qu'il faudra ancrer au plus profond de notre société. Q.O.: Est-ce que nous pouvons attendre des mesures courageuses et innovantes de la part de la conférence des chefs d'Etat à laquelle a appelé Ban Ki Moon, le SG des Nations unis, pour le 22 de ce mois et surtout de la part de la Conférence de Copenhague prévue en décembre prochain ? M.S.: Tout le monde a observé l'intense activité internationale et diplomatique qui entoure la question du climat. Elle a culminé récemment avec la 3è Conférence mondiale sur le Climat, la première réunion au sommet des chefs d'Etat organisé le 22 septembre 2009 à l'initiative du Secrétaire général de l'ONU, ou encore la réunion du G20 qui a inscrit cette question à l'ordre du jour. De même, le Sommet Afrique-Amérique a abordé directement cette question. On sait aussi qu'en décembre 2009, la Conférence de Copenhague doit trouver une issue à l'achèvement du Protocole de Kyoto et définir ainsi un nouveau régime climatique post-Kyoto. Pour autant, le bilan semble dérisoire. Aucune avancée tangible, aucun engagement. Je ne vois pas comment la réunion de Copenhague pourrait trouver une issue à ce problème si les sommets au niveau le plus élevé de la gouvernance politique et économique du monde ne l'a pas fait aujourd'hui. C'est un double échec, celui de la politique mondiale sur le climat mais aussi celui de la gouvernance telle que nous connaissons à travers le système des Nations unies. La crainte est réelle de voir se fissurer la cohésion internationale difficilement maintenue dans le cadre de la Convention Cadre des Nations unies sur le Changement climatique. Les scientifiques sont particulièrement déçus, car ils se rendent compte que leurs prévisions étaient finalement plus optimistes que ne l'indique l'actualité climatique récente. Le danger est encore plus grand et le risque d'une dérive climatique plus rapproché que prévu. Les sociétés civiles du monde tentent de faire entendre leur voix et on observe par exemple un mouvement nouveau, celui des villes et collectivités locales. L'Afrique a des raisons d'être particulièrement inquiète, elle qui produit moins de 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre et qui devra affronter des risques énormes à l'avenir. Cependant, pour la première fois, elle ira à Copenhague avec une position unifiée laborieusement obtenue après de multiples négociations. Q.O.: Que faut-il pour que le simple citoyen du monde, y compris l'Algérien, désormais acteur et concerné au même titre que les Etats et les lobbys des industriels, s'inscrive dans une démarche respectueuse de l'environnement, à commencer par un comportement visant à limiter les émissions des gaz de carbone dans l'atmosphère ? M.S.: Etre citoyen du monde signifie que nous avons une planète en partage et que nous l'empruntons aux générations futures. C'est donc comprendre que les ressources, planétaires ou locales, ne sont pas infinies et que leur utilisation doit se faire avec un souci permanent de la préservation. Tout cela peut sembler idyllique, mais le rôle du « citoyen » sera déterminant dans les années à venir, car il permettra d'éviter les divergences actuelles et peut-être insurmontables entre les intérêts des Etats ou le poids des lobbys. Au fond, c'est tout le sens du « développement humain » et des indicateurs qui doivent le traduire, qui semble remis en cause. La croissance, au sens de l'accumulation matérielle et du gaspillage, peut-elle continuer à être la seule voie possible ? C'est aux citoyens du monde d'y répondre par leur volonté, leur projet social et leur comportement ! |