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Tout le
monde connait l'expression, il a bon dos. C'est la personne ou la chose à qui
on attribue toutes les fautes et les responsabilités, le bouc émissaire.
L'expression a trouvé une réalité par l'existence du dos d'âne sur les routes
urbaines ou périurbaines. C'est réellement sur son dos que les automobilistes
montent. L'expression vient d'ailleurs de cette image, l'âne qui n'avait
d'autre vocation que celle de porter les lourds fardeaux qui nourrissaient les
populations.
C'était à une époque où le terme et l'objet étaient connus mais pas encore très répandus à Oran. Mon souvenir n'est plus capable de préciser si c'était avant ou après l'entrée de l'ancienne université puisque cela dépendait du sens qu'on prenait sur la route. On l'avait placé là pour obliger les automobilistes à réduire la vitesse aux abords de la porte de sortie de l'université. Pas un lieu dans Oran où on ne parlait pas de ce maudit âne qui causait des dégâts sur les voitures et des frayeurs aux conducteurs, surtout lorsque l'obscurité prenait possession de la route. On pestait sur lui, il était le responsable de tous les maux, il avait bon dos. On l'accablait par procuration car il n'y était pour rien. D'ailleurs, une fois qu'il s'est fait houspillé sur le moment, tous disaient «Quel est ce fonctionnaire communal qui est aussi incompétent pour mettre un pareil danger sur la route ?». «Il a démoli le bas de caisse de ma voiture», «les amortisseurs sont fracassés». Le pauvre dos d'âne était devenu une célébrité, dans toute la ville, mais alors qu'il y en a certaines qu'on vénère et qu'on applaudit, le dos de l'âne était relégué au rang de danger public. Il était tellement connu que l'exagération faconde des Oranais disait que les conducteurs y pensaient depuis Relizane pour éviter de se faire surprendre au moment venu. On aurait dû le construire moins haut, c'est une montagne, disaient les uns, on aurait dû le signaler d'une manière plus visible sur un panneau de signalisation ou par des marques fluorescentes sur le sol, disaient les autres. J'avais attendu qu'une personne proposât des feux clignotants sur son sommet mais l'extravagance a ses limites. Le lecteur a remarqué cette prétention de l'imparfait du subjonctif, il faut bien que l'égo de l'auteur y trouve une satisfaction dans cette histoire folle. C'est que le pauvre âne est un habitué de ces brimades. Il avait pendant des siècles enduré une pénible tâche dans nos campagnes. Puis il crut sortir de sa condition sociale en devenant citadin. Mais il avait trop rêvé car on l'a ramené à celle de toujours. Au lieu de porter sur son dos il devait traîner la lourde charrette du vendeur ambulant et supporter l'infernal et quotidien « Serrrrdines, douro el kilou!». Alors il avait décidé d'aller à l'université pour détruire enfin la malédiction qui l'accablait depuis toujours. Zola avait si merveilleusement traité du déterminisme social dont on était prisonnier pendant des générations. Il fallait qu'il s'en sorte. Mais le pauvre petit âne avait été arrêté à la porte de l'université, on lui avait fait jouer le rôle éternel de l'âne qui avait bon dos pour supporter tous les quolibets. Et ceux qui l'humiliaient doublement, par le passage sur son dos et les injures, étaient ceux qui avaient de grosses voitures qui valaient à l'époque le salaire d'une famille pendant dix ans. La Fontaine l'avait bien dit dans nos livres d'école « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». On me le dit encore, des décennies plus tard, qu'il en est toujours ainsi dans la belle Oran où une petite minorité préfère le culte du lion à celui du pauvre âne. Qu'est devenu ce pauvre dos d'âne ? Je ne le sais pas mais je suppose qu'avec la modernisation des voix on a dû trouver d'autres boucs émissaires. |