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(Ou
quand la littérature policière revisite les massacres d'octobre 1961)
Suite et fin Cet effet de réel, qui fait perdre au lecteur la conscience qu'il est dans un roman et lui donne l'impression d'un compte-rendu historique, est souligné par l'utilisation d'une toponymie très exacte des lieux et de leur description, surtout là où se déroule la manifestation du 17 octobre 1961. Il se retrouve aussi dans l'inclusion dans le roman de faits historiques vérifiables ayant coïncidés avec cette nuit d'épouvante comme la visite à Paris du Shah d'Iran et de Farah Minah, la première de la pièce «Adieu Prudence» au théâtre du Gymnase, le passage de Jacques Brel à l'Olympia, et l'incidence de ces faits sur le déroulement notamment de la manifestation. Il est également suggéré, dans la coédition Gallimard Futuropolis, par les dessins de Jeanne Puchol qui, selon la description qu'en donne Olivier Barrot, « gris et pluvieux, [?] loin de seulement commenter l'intrigue, lui donnent [?] traits du vraisemblable [et] épaisseur étrange et réaliste.»iv Puis, dans l'histoire, incursion, sans doute vraisemblable elle aussi et qui participe donc de ce même effet de réel, d'une équipe de la Radio Télévision Belge qui couvrait le spectacle de Jacques Brel et, retour à la fiction, a filmé incidemment au milieu des scènes de violence le meurtre de Roger Thibaud ; stratagème qui offre à l'intrigue policière une première clef vers son dénouement, et à l'auteur de Meurtres pour mémoire un autre retour sur l'horreur ? quand l'inspecteur Cadin visionne, dans ce film que l'administration française a vainement tenté de détruire et qu'il réussit finalement à voir, des images qui «défil[ent], toutes plus insoutenables les unes que les autres [?], une multitude d'affrontements oppos[ant] des manifestants désarmés, hébétés à des groupes compacts de C.R.S., de Gardes Mobiles décidés et motivés»(166) ? et l'occasion d'y ajouter l'un de ses aspects les plus sordides, les noyades de dizaines de manifestants : «sur les étendues noires du bassin de la villette, là où le canal de l'Ourcq rejoint le canal Saint-Denis [?] soudain, un corps [?] précipité dans l'eau [?] un autre [qui] sui[t], puis un autre encore. Le même geste répété onze fois [?]»(166) Et, glaçant le sang, cet aveu de l'inspecteur Cadin qui visionne un film muet où «l'absence de son donnait plus de poids encore aux scènes de violence [:] ?j'eus l'impression d'entendre le choc du cadavre au contact de la surface liquide'.»(166) Signe du métier de l'auteur, la réalité de cette dernière violence, jusque-là passée sous silence dans la narration comme elle l'a longtemps été par la force répressive dans la réalité, est, dans le roman, comme pour l'imprimer par delà toute possibilité de doute, fixée sur une bobine et rapportée, non à travers le témoignage peut-être faillible de quelque(s) observateur(s), mais à travers celui, impersonnel, froid et infaillible d'une caméra. La légitimité d'un témoignage de cette manière fourni, semble ainsi dire l'auteur, n'en a-t-elle pas été soulignée par les paroles du photographe des Brigades Spéciales, personne de l'autre bord, précédemment dans le texte, quand il affirmait : «le photographe n'est pas un témoin ; son film est là pour jouer ce rôle»(149) ? Violence incontrôlée ? Succession de ?bavures' ? Le roman ne laisse planer aucun doute dans la réponse à ces questions ; son auteur, et c'est là sa seconde préoccupation, affirmant vouloir y dénoncer «la manière dont les choses se sont passées [et qui] signifie véritablement une sorte de racisme d'Etat qui s'était emparé d'une partie de l'administration française»v. Meurtres pour mémoire prend ainsi l'envergure d'un ouvrage dénonciateur, sorte de prélude littéraire qui participe, et besoin en était, à l'affirmation plus tardive de l'Histoire, comme celle des historiens britanniques J. House et N. MacMaster par exemple, que «ce jour-là, c'est la terreur d'État, coloniale et raciste, qui surgit, nue et brutale, au cœur du pays des droits de l'homme [ ; ] la plus violente qu'ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l'histoire contemporaine.»vi Cette terreur d'État est, dans le roman, présente avant même le début de la manifestation, par la suspension temporaire d'un «règlement qui prévoyait qu'un quart seulement des hommes [pouvait] disposer[?] de leurs armes au début d'un engagement»(40), mettant ainsi tout l'arsenal à disposition de l'action répressive et permettant à «toutes les unités [d']utilis[er] les armes de réserve, y compris les armes offensives»(196) ; avec de surcroît ce rappel incessant et incitatif de «Brise[r] le mouvement, [de ne pas] hésite[r] à [se] servir de[s] armes si la situation l'exige[,] chaque homme [étant] fondé à juger, en cas d'engagement physique, du moyen de riposte approprié.»(40) Elle l'est pendant la manifestation par le regroupement des manifestants arrêtés au Parc des Expositions de la Porte de Versailles, «la Préfecture [n'ayant] pas trouvé de stade assez grand ni suffisamment proche [?] ; par, fait autrement impossible, «de[?] manifestants [?] morts à l'intérieur de la Préfecture [?]»(151), leur meurtre étant couvert par une «équipe de l'Institut Médico-Légal [?] appelée vers deux heures du matin le dix-huit octobre, pour prendre livraison de quarante-huit cadavres, en un seul lot, [?] pas un [?] mort par balles [?], diagnostic [?] identique pour tous : matraquage[mais qui] n'a[?] jamais existé officiellement. Aucune preuve. Aucune trace de ces 48 cadavres : l'Institut a[yant] trouvé une cause réelle et sérieuse pour expliquer chaque décès. Direction les oubliettes de l'Histoire. »(154) Elle l'est quelques jours après la manifestation dans les conclusions de l'enquête faite par l'Inspection Générale des Services sous la pression des députés et des sénateurs de l'opposition «que la police parisienne avait répondu à sa mission, en protégeant la capitale d'une émeute déclenchée par une organisation terroriste»(132) ; et dans les bilans mensongers et contradictoires que l'administration émet au lendemain de la manifestation quand «la Préfecture communique son bilan et annon[ce] 3 morts (dont un européen) 64 blessés et 11 538 arrestations»(58), puis qu'elle «reconn[ait] entre quatre et dix morts, cela dépend des communiqués, [que] Le S.D.P., le syndicat départemental de la police,[?] publi[e] un bilan qui fait état de soixante morts vérifiés [et que] par contre, la Ligue des Droits de l'Homme [?] parle[?] de deux cents morts le soir des troubles et autant au cours de la semaine qui a suivi»(126/28). Elle l'est enfin par le silence qui continuait d'entourer le crime vii vingt ans après tant dans le temps réel que dans celui du roman, et qui y fait s'exclamer un inspecteur Cadin excédé : «il s'agit d'une histoire importante. [?] Personne n'en sait rien ! Il doit bien exister des traces d'un tel massacre?»(128) Quid alors des deux meurtres du polar ? L'opacité longtemps entretenue entre eux, le F.L.N. et la manifestation du 17 octobre 1961 ? le fichier des services de renseignements français ne notait-il pas «Décédé le 17 octobre 1961 lors des émeutes F.L.N. à Paris. Elément européen probablement lié au mouvement terroriste algérien»(114) pour le père, et l'hypothèse que le fils avait probablement fourré le nez dans les affaires de son père n'avait-elle pas influé sur l'enquête en son début ? ? s'estompe au fur et à mesure de la résolution de l'énigme pour finalement disparaître : c'est, dévoile la ténacité de l'inspecteur Cadin, parce que certains documents qu'il a consultés pour une monographie sur la ville de Drancy, laissée inachevée par son père et qu'il veut finir en son hommage, compromettent des hauts dignitaires, que Bernard Thibaud a, comme son père, été assassiné. Ces dignitaires, indiquent ces documents, toujours en poste et en poste lors du massacre du 17 octobre 1961, étaient déjà là en 1941 et avaient collaboré avec l'occupant nazi lorsque dans cette ville, la cité de la Muette était devenue un Camp de Concentration pour le regroupement et la déportation de Juifs français. Survient alors dans la trame du roman, ultime stratagème de l'auteur pour que l'horreur rejoigne symboliquement l'horreur ? lien déjà suggérée par l'inspecteur Cadin quand il découvre l'ampleur du massacre du 17 octobre et qu'il s'exclame «Un Oradour viii en plein Paris !»(128) ? et qu'il puisse, troisième de ses préoccupations, en demander égal traitement, le cauchemar d'un inspecteur Cadin, quand, tourmenté par l'élucidation des meurtres du polar et ces éléments que son enquête a dévoilé, il s'endort, et qu'il rêve que les portes plombées d'un gigantesque convoi parti de Drancy sont ouvertes une à une et laissent «des centaines d'Algériens ensanglantés sortir des wagons [et] form[er] d'immenses files pitoyables qui barr[ent] l'horizon»(289) ; et qu'à cette image d'horreur se mêlent, autre horrible rappel, «des milliers de voix enfantines [qui] rythm[ent] la disparition du convoi : Pitchipoï, Pitchipoï, Pitchipoï?»(282), nom alors donné à la ville de Drancy pour ne pas effrayer les enfants qui y étaient regroupés avant leur déportation vers les camps de la mort.»(289) Même horreur, même source de l'horreur, dénonce ainsi le roman, et nécessité donc d'un traitement égal des suppliciés et, dans le cas présent, nécessaire réparation, comme pour les victimes du nazisme et de la collaboration, pour celles de la terreur d'État du 17 octobre 1961, de tout négationnisme ; de l'injustice de l'effacement, du silence et de l'oubli : «Il y a des gens qui sont morts, on ne connaît pratiquement pas leurs noms [?] La principale injustice c'est ça [?] Des gens ont disparus de cette terre et il n'y a aucun endroit où les gens qui les aiment peuvent aller s'agenouiller [?]»ix La reconnaissance et la réparation officielle de cette injustice étaient, au moment de la publication du roman, inexistantes. Malgré quelques signes timides récents de bonne volonté dans la reconnaissance, la réparation tarde à venir. En l'attendant, et un peu comme il y a participé pour sa reconnaissance par l'Histoire, Meurtres pour mémoire s'en fait le précurseur et l'initie ici et là par des expressions de sympathie pour les victimes de l'horreur. Ainsi, par exemple, dans la description du massacre qu'il dénonce et au contraire de leurs bourreaux, certaines des victimes ont des noms qui les humanisent : «Kaïra et Saïd étaient là, pris sous le feu. Aounit gisait sur le trottoir, de l'autre côté [?] mort ou blessé»(43) ; ou encore «Omar, un jeune garçon de quinze ans, tomba le premier quand sans sommations, les mitraillettes lâchèrent leur pluie de balles.»(48) Marque suprême de cette sympathie, ces noms apparaissent même pour certains en tête de sous-chapitre en début de roman ; ce dont son auteur s'explique quand il déclare : «le roman il commence, le premier chapitre c'est Saïd Milache, Kaïra Guelanine, c'est- à-dire [?] j'ai pas mis Chapitre Un [?] j'ai mis aussi des noms et des prénoms, et ça fonctionne [?] comme si c'était la plaque tombale au cimetière avec le nom [?] la plaque tombale de gens dont on ne connaît pas le nom.»x Image finale, et comme pour lier une dernière fois dans l'esprit du lecteur les crimes du 17 octobre 1961 et ceux des déportations qui suivirent le 20 août 1941 et en souligner encore la même nature, la même source, et de là la nécessité d'une égale reconnaissance et surtout d'un même traitement ; c'est sur de vieux lambeaux d'une affiche jaunie qui lisent «interdite en France [?] sortissants jui? [?] ennemis de l'Allemagne [?] territoires occupés. Signé le Militärbefehlshaber [?] », rappel de la barbarie nazie, mis à jour par la spatule métallique d'un travailleur algérien qui œuvre à la réfection de la station de métro ?Bonne-Nouvelle', lieu d'une autre barbarie, que se termine Meurtres pour mémoire. *Professeur,Département des lettres et langue anglaise, faculté des lettres et langues,Université Mentouri, Constantine. Note : iv Olivier Barrot, 1 livre 1 jour, FR3, 15 novembre 1991. Images d'archives de l'I.N.A. v Interview de l'auteur à la Librairie la Galerne, In Youtube. Uploaded on 12 Oct. 2011. Rencontre avec Didier Daeninckx à la librairie la Galerne, pour la sortie 'd'Octobre noir' aux éditions 'ad libris'. vi Jim House & Neil MacMaster, Paris 1961. Les algériens, la terreur d'Etat et la mémoire, Tallandier, Paris, 2008. In www.decitre.fr/livres/paris-1961-9782847344912.html vii La fiction est ici reflet de la réalité. L'accès libre pour les historiens, et l'arrêt du contrôle des pouvoirs publics sur les archives se rapportant à la manifestation du 17 octobre 1961, faisaient encore partie des 'mesures significatives' à être prises que réclame dans son appel le Collectif 17 Octobre en 2014, année du 53ème anniversaire du triste événement. viii Référence au Massacre d'Oradour-sur-Glane où 642 civils français furent massacrés par la 2e division S.S. Das Reich le 10 juin 1944. ix Interview de l'auteur réalisée le 22 janvier 2011. Op.Cit. x Ibid. |
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