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Après le « Nationalisme arabe
radical et l'islam politique », publié aux Etats-Unis et en Algérie, le
professeur de sociologie politique Lahouari Addi nous offre l'opportunité de plonger au cœur de la
crise du discours religieux musulman avec un nouvel ouvrage de très haute
facture. D'abord publié par Les Presses universitaires de Louvain, en 2019, «
La crise du discours religieux musulman, le nécessaire passage de Platon à Kant
» est mis à la portée des lecteurs algériens par les soins de la dynamique
maison d'édition Frantz Fanon.
Composé de huit chapitres aussi denses qu'équilibrés, (L'apport de la philosophie grecque à la théologie abrahamique, L'islam et le dualisme platonicien, Du soufisme à l'islamisme, Muhammad Abdou ou l'échec de la modernisation de la culture musulmane, Un positivisme sans sujet, Transcendance et histoire : les enjeux contemporains, Chari?a, fiqh et droit musulman et enfin L'Europe, l'islam et la sécularisation), le livre est, comme à l'accoutumée, d'une rigueur qui force le respect. Avec une remontée du temps philosophique ayant pour point de départ, l'apport fondamental de Platon à la culture religieuse de l'islam et celui d'Emmanuel Kant à l'Occident. Avant de poursuivre un périple, sur près de quatre cent pages à la rencontre des plus grands penseurs musulmans, orientaux et occidentaux, pour confronter leur vision et leur système de pensée sur le théologique, le religieux, le philosophique, le culturel et le politique, avant d'analyser et interpréter leur impact, leur apport ou leurs interférences sur le discours religieux musulman. Dès les premières lignes de l'ouvrage, le décor est planté : « « Le Coran est un texte sacré, mais les commentaires sur le Coran ne le sont pas. La sacralisation des commentaires par les fouqahas et les oulémas est à l'origine de la crise du discours religieux qui a perdu de sa créativité et de son originalité dès les 11ème - 12ème siècles. La disqualification de Ibn Rushd au 12ème siècle (pour qui « la révélation ne contredit pas la raison et la raison ne contredit pas la révélation ») et la victoire de Ibn Taymiyya au 13ème siècle (pour qui « mane mantaqa zandaqa » est à l'origne de cette crise. Pour cela l'auteur passe en revue les différents courants religieux, avant de mettre en exergue les enjeux intellectuels qui ont opposé les différentes visions et les différentes positions qui nourrissent la métaphysique médiévale dans lesquelles l'islam s'est, depuis longtemps, enfermé pour ne pas dire figé. Lahouari Addi montre, avec force, arguments et exemples à l'appui, que ce discours est en crise parce qu'il ne correspond pas au monde actuel. Il est en net décalage voire en flagrant déphasage avec le présent. Car les interprétations et les commentaires encore en cours, non sans intangibilité, datent de plusieurs siècles. « La théologie musulmane contemporaine est encore celle de Ibn Hanbal, El Ghazali et Ibn Taymiyya », précise l'auteur. Synthétisant, par la suite, les apports philosophiques de Platon et Kant (sous titre de l'ouvrage), l'auteur soutient subséquemment, que la culture musulmane contemporaine est platonicienne alors que la culture européenne est kantienne, avant d'assener, sereinement : « C'est ici que réside le secret de l'avance des occidentaux sur les musulmans ». Et l'auteur sait trop bien, combien il est difficile d'éviter les partis pris, les positions tranchées et les certitudes établies dans un sujet aussi sensible. Un sujet pris d'assaut, depuis un moment, par toutes sortes de faussaires des croyances et de sombres boutiquiers de la foi, déguisés en chercheurs ou autoproclamés penseurs des religions. C'est pour cela que Lahouari Addi considère précautionneusement que « Le rôle des universitaires est d'apporter à ce débat la sérénité en s'appuyant sur des connaissances fournies par les sciences humaines comme la philosophie, la sociologie, l'histoire, etc. Pour réaliser cet objectif, il convient de gagner la bataille épistémique, c'est-à-dire de faire accepter à l'opinion que la croyance est aussi un fait social analysé par la sociologie, l'histoire et la philosophie ». Une sérénité et un recours aux connaissances éprouvées qui font trop souvent défaut dans les polémiques et les controverses qui ont pris l'islam en otage. Selon l'auteur, ce livre analyse la crise du discours religieux musulman qui, jusqu'au 19ème siècle, était en cohérence avec la quiétude de la société traditionnelle et la perception platonicienne de l'univers. « Non reconnu officiellement par l'orthodoxie, Platon est le philosophe qui a le plus influencé la culture religieuse musulmane. Il avait gagné la sympathie de l'élite depuis les Ikhwane Es-Safa (les Frères de la Pureté) et les mutazilites. Avec le soufisme, il a gagné le cœur de millions de croyants qui désiraient entrer en contact avec le monde suprasensible des anges par la ferveur extatique. Les oulémas s'opposaient à cette folle utopie, mais ils ne sont pas arrivés à l'endiguer. Ils ont été obligés de trouver un compromis élaboré par Al Ghazali, lui-même gagné par la mystique néo-platonicienne. Ibn ?Arabi, le Cheikh al Akbar, était connu aussi sous le nom d'Ibn Flatoun ! Suhrawardi, inspirateur de la théosophie et de la gnose chiite, a été condamné à mort au 12ème siècle pour avoir mis Platon et les prophètes Moïse, Jésus et Mohamed, sur le même pied d'égalité ». Pour Lahouari Addi connaître les enjeux intellectuels qui ont opposé les différents courants du discours religieux et la métaphysique d'où il puise sa rationalité peut être utile « pour dépasser l'interprétation médiévale dans laquelle il est enfermé ». C'est à cette tâche que veut répondre ce livre. Lahouari Addi rappelle, à plusieurs reprises que le savoir est en continuelle progression. Il permet de mieux saisir les fondements des besoins spirituels de l'homme. Car pour l'auteur, le texte sacré ne s'explique pas par lui-même ; il s'explique par la philosophie et par la connaissance de l'homme et de la société. Les sciences humaines ne sont pas en concurrence avec la théologie nous dit-il ; au contraire, elles peuvent l'aider à s'ouvrir sur la société et à tenir compte des évolutions historiques ajoute-t-il. Poussant sa réflexion sur ce registre Addi déconstruit nombre de paradigmes fondés sur des certitudes tenaces telles que l'illusion selon laquelle la religion domine la culture. En fait, c'est l'inverse nous dit-il ; c'est la culture qui domine la religion. L'anthropologie religieuse montre que la religion est portée, exprimée par une culture. « La crise dont nous parlons n'est pas la crise de l'islam, mais la crise de la culture qui le véhicule aujourd'hui. L'intolérance de notre société provient de notre culture et non du Coran ». Car selon l'auteur, la religion est d'abord une philosophie, une métaphysique. A l'origine, en islam, il y a eu des philosophes-théologiens (Al Kindi, Ikhwane Es-Safa, al mu'tazilas?). Il y a eu ensuite une évolution qui a distingué les philosophes des moutakalimoune (théologiens). Ce débat est toujours d'actualité. Poursuivant ce processus de déconstruction tout au long de l'ouvrage, L. Addi ne manque pas de mettre le doigt sur le gâchis de toutes les potentialités dilapidées par la culture religieuse islamique. Il cite Al Ma'ari come étant le précurseur de David Hume et de Dante avec son livre « Rissalat al Ghoufrane » ; Ibn al Moukaffa' qui annonce les fables de Jean La Fontaine ; Ibn Toffeil qui a écrit un livre (Hay Ibn Yakdhan) similaire au roman « Robin Crusoé » (qui est un conte philosophique) ; Ibn Roshd qui a eu une influence indirecte dans la genèse de la philosophie occidentale ; Ibn Khaldoun comme le précurseur de Hobbes et de Durkheim, et bien d'autres encore. Selon le professeur L. Addi, il y avait un potentiel énorme de modernité intellectuelle, mais l'oppression politique et l'aliénation religieuse ont étouffé cette évolution, conclut-il, non sans amertume. Citant, pour cela, l'exemple de Al Ghazali qui avait disqualifié la causalité aristotélicienne en affirmant que si le feu brûle le bois, c'est en raison de la volonté divine et non pas en raison des lois de la nature comme le prétend Aristote. C'est ainsi que la théologie musulmane s'est désintéressée du savoir profane. Et ce désintérêt originel se paie lourdement présentement. La réflexion de Lahouari Addi porte fondamentalement sur le caractère historique et épistémologique du discours religieux dans ses rapports avec la philosophie et avec les représentations culturelles comme vision du monde. Ce souci constant transparaît clairement au terme de sa longue pérégrination réflexive. En effet, dans sa conclusion le professeur L. Addi nous dit « J'ai écrit ce livre pour répondre à une demande cognitive interne à la société musulmane, en rapport avec la sécularisation endogène et ses obstacles culturels. À cette fin, je me suis référé aux travaux fondateurs d'anthropologie et de sociologie religieuse, et aussi à la philosophie... J'ai cherché à me libérer du présent en le considérant comme une temporalité tumultueuse entre le passé et le futur, comme un moment d'une dynamique diachronique dont il faut observer la force motrice et la logique. À partir de là, j'ai formulé l'hypothèse principale de ce livre : la religion est vécue à travers une interprétation culturelle qui se veut universelle et atemporelle. À l'arrière-plan de cette hypothèse, il y a aussi l'idée que toute culture est liée à une métaphysique qui lui donne sa rationalité axiologique ». Pour l'auteur, la religiosité qui a envahi les rues du Caire et d'Alger est un vernis qui cache mal le doute qui s'est emparé des esprits. Car l'islam dont parlent beaucoup de chercheurs n'existe pas et n'a jamais existé. « Ce qui existe par contre, ce sont des sociétés musulmanes vivantes, affirmant leur humanité à travers des représentations culturelles qui leur indiquent ce qu'est Dieu, ce qu'est la raison et ce qu'est la morale. Selon Lahouari Addi les valeurs à potentiel universel voyagent d'une culture à une autre. « Sinon, comment expliquer que le christianisme, né en Palestine, se soit propagé en Europe ? Comment expliquer que l'andalou Averroès soit le disciple le plus célèbre du grec Aristote ? » s'interroge-t-il. Et de conclure, fort confiant, que « Si Platon a dominé la culture musulmane au Moyen Âge, il n'y alors aucune raison que Kant ne l'influence pas dans les temps modernes. Au-delà des différences des cultures, il y a une unité épistémique et éthique du genre humain ». De toute évidence, La crise du discours religieux musulman, le nécessaire passage de Platon à Kant du professeur Lahouari Addi est un ouvrage majeur. Il vient mettre rigoureusement et vigoureusement de l'ordre dans le fouillis exubérant des assertions et des affirmations, à prétention scientifique, qui encombrent présomptueusement et inconsidérément le continent Islam. *La crise du discours religieux musulman - Le nécessaire passage de Platon à Kant Lahouari Addi - Editions Frantz Fanon, septembre 2020, 390 pages |
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