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Né
en 1949, Philippe Meirieu est spécialiste des
sciences de l'éducation et de la pédagogie. Longtemps enseignant, il est
l'auteur d'une trentaine d'ouvrages sur l'éducation et l'apprentissage dont
«Lettre à un jeune professeur» (ESF, 2005) «C'est quoi apprendre ?» (Editions
de l'Aube, 2015) et «Eduquer après les attentats, ESF, 2016). A la veille de la
rentrée scolaire, il publie «La Riposte», ouvrage où il précise ses positions,
répond à ses détracteurs et formule des propositions. Il nous a paru opportun, vu
les similitudes des systèmes pédagogiques algérien et français, de
l'interroger. Nul doute que les pédagogues et les enseignants algériens seront
intéressés par les réponses de Philippe Meirieu.
Le Quotidien d'Oran : Vous intitulez votre livre «La Riposte» et vous le publiez à la veille de la rentrée scolaire, à quoi est-ce une riposte et qu'en espérez-vous ? Philippe Meirieu : Une «riposte» n'est pas simplement une «contre-attaque», c'est aussi une proposition alternative. Je voudrais qu'à l'école technocratique, obnubilée par la réussite aux tests et comparaisons internationales, on substitue une école qui, sans négliger la réussite scolaire dans les disciplines fondamentales ? la lecture, l'écriture, l'arithmétique, etc. ?, se préoccupe plus qu'aujourd'hui de former nos enfants à la coopération et à la solidarité, à la réflexion critique et à la capacité à comprendre les enjeux fondamentaux du monde contemporain. Une école avec des objectifs humanistes et non pas seulement de rentabilité ! Q.O. : Quel est votre diagnostic sur l'état de l'école française ? Se porte-t-elle bien ? Mieux qu'auparavant ? Est-elle en crise ? Le niveau baisse-t-il, comme on le répète, ou monte-t-il ? Ph. M. : La question de la baisse du niveau est complexe. D'une part, parce que, trop souvent, on la traite en comparant les niveaux à un examen et non les niveaux d'une tranche d'âge. On peut dire, peut-être, que le niveau du baccalauréat a baissé ? quoique ce ne soit pas vrai pour toutes les disciplines ?, mais on doit dire aussi que le niveau moyen des adolescents de 18 ans a beaucoup augmenté. Par ailleurs, nous savons que nos enfants connaissent des tas de choses que nous ne connaissions pas à leur âge et, bien sûr, il y a des choses que nous connaissions et qu'ils ignorent. Mais le point le plus préoccupant concerne la maîtrise de la langue écrite : il y a une vraie baisse dans ce domaine. Elle est, sans doute, due, en partie, à l'École où le temps consacré au travail sur l'écriture a diminué et où les travaux d'écriture longue (écrire un article, une lettre, une nouvelle, etc.) n'ont pas été suffisamment développés pour contrecarrer l'hégémonie du SMS. Nous avons, de toute évidence, à reprendre un travail de fond sur l'écriture. Mais, le problème le plus grave de l'École française c'est le creusement de la «fracture scolaire» : il y a toujours en France des établissement d'élite, très prestigieux? avec, à côté, des établissements qui s'enfoncent de plus en plus dans la difficulté, en scolarisant une grande majorité d'élèves en échec. L'École française souffre d'une «fracture scolaire» qui compromet le «vivre ensemble» que la République voudrait construire. C'est pourquoi je propose que, au-delà de mesures ponctuelles comme le dédoublement de certaines classes, on proportionne la dotation des établissements aux difficultés sociales des élèves qu'ils scolarisent : il faut qu'un établissement qui scolarise des élèves issus de milieux populaires et qui ont de graves problèmes sociaux, puissent avoir les professeurs les plus expérimentés et les moyens de proposer une pédagogie innovante et ambitieuse. Q.O. : Il est fort difficile, dites-vous, de s'exprimer sur l'école ou de débattre de l'école avec sérénité ? Pourquoi selon vous ces débats ont toujours une allure de «guerre civile», serait-ce un tropisme français ? Ph. M. : La France s'est très largement construite grâce à son École et elle entretient, contrairement à beaucoup d'autres pays, un rapport très fort, passionnel, avec elle. C'est vrai depuis Turgot1, sous l'ancien régime. On le voit, aussi, avec la Révolution française et Guizot2 qui, sous la Monarchie de Juillet3, créa une véritable gestion centralisée du système scolaire pour garantir «le gouvernement des esprits». Et Jules Ferry, évidemment, va jouer un rôle fondamental dans ce domaine. Traumatisé par la défaite de Sedan4 et par la Commune de Paris5, en 1871, il veut faire vraiment du système scolaire la «colonne vertébrale» de l'État. Pour lui, l'École doit imposer la langue nationale ? le français ?, former des soldats obéissants pour faire les guerres coloniales et reconquérir l'Alsace et la Lorraine ; il veut aussi laïciser l'école pour la faire échapper à l'emprise de la religion et la mettre sous le signe de la raison? Depuis deux siècles, les débats éducatifs français ont été très vifs sur tous ces sujets ! Et, sur le plan plus philosophique, ils ont opposé les partisans de Rousseau à ceux de Voltaire. Rousseau est le «père» de la pédagogie moderne : il explique, dans son livre Emile ou de l'éducation,comment créer des dispositifs pédagogiques qui permettent à l'enfant de s'approprier les savoirs ; il veut que l'enfant n'apprenne pas la science par obéissance mais parce qu'on aura su l'intéresser ; il veut que l'élève ne récite pas, mais comprenne vraiment, et il cherche comment faire pour cela? Voltaire, lui, est un esprit brillant mais réfractaire au travail de Rousseau qu'il estime laborieux ; il se moque de sa pédagogie et pense que l'exposé, s'il est bien construit, suffit à instruire? La France a hésité entre Rousseau et Voltaire, mais finalement, elle préféré Voltaire, qui a un grand boulevard à Paris, alors que Rousseau n'a même pas une rue à son nom6 ! Et puis, les Français adorent le débat sur leur École, car c'est une question où s'entrelacent les intérêts individuels des familles et l'intérêt général du pays. Q.O. : Que répondez-vous à ceux qui vous présentent comme un gourou agissant dans les coulisses, jouissant d'une influence forte et vous rendent responsable d'un certain nombre de dysfonctionnements ? Ph. M. : Je ne vois pas bien comment j'aurais pu avoir, à moi seul, une influence suffisante sur l'École française pour y créer de graves dysfonctionnements ! J'ai travaillé comme enseignant, comme expert, comme chercheur, mais je n'ai jamais eu de pouvoir de décision politique. La seule mesure que j'ai proposé, qui a été mise en place et qui, malgré tous les reculs, subsiste encore, ce sont les Travaux personnels encadrés au lycée (les TPE) : chaque élève doit faire, seul ou avec un camarade, un dossier sur un sujet qui a été agréé par son professeur ; il construit son dossier avec des recherches documentaires et une enquête personnelle ; il le soutient ensuite devant un jury composé d'enseignants. Ce n'est pas une mesure révolutionnaire, mais, quand on interroge les lycéens sur ce qu'ils ont retenu de leurs études au lycée, ils citent, en premier lieu, les acquis de leur TPE : preuve que ce qu'on retient le plus, c'est ce que l'on a trouvé et élaboré soi-même ! Mais, bien sûr, on ne peut trouver soi-même qu'avec l'aide d'un enseignant. C'est cela la pédagogie : aider l'autre à faire lui-même, à apprendre et comprendre, à rechercher la perfection et à se dépasser. En dehors de cela, il est possible, bien sûr, que mes travaux aient influencé des enseignants. Mais, jamais, je crois dans le sens du laxisme. J'ai toujours prôné une pédagogie de l'exigence. Ainsi, par exemple, je propose que, quand un élève bâcle un devoir, on ne se contente pas de lui mettre une mauvaise note, mais qu'on lui donne des conseils pour qu'il refasse son devoir jusqu'à ce que celui-ci réponde aux exigences de l'enseignant. Ce n'est pas du laxisme, bien au contraire ! J'ai aussi développé l'idée de la «pédagogie différenciée» selon le principe du vieux proverbe : «Il faut beaucoup de chemins pour que tout le monde arrive en haut de la montagne?». Chaque élève apprend différemment et l'on doit l'accompagner afin qu'il apprenne le mieux possible et aille le plus loin possible. Mais cela ne veut pas dire qu'il faut supprimer tout enseignement collectif, bien au contraire : le cours magistral, la leçon sont indispensables pour donner des consignes communes, formaliser le travail, énoncer les règles et principes et aussi apprendre à travailler ensemble? Mais il faut également des temps de travail personnel, à l'école, encadrés par le maître, pour que chacune et chacun puisse s'approprier les savoirs. Vous voyez que la pédagogie que je propose est loin des simplifications polémiques dont elle fait l'objet. Elle se veut une forme de synthèse? Mais, dans l'opinion publique, on préfère souvent, malheureusement, des pensées ou opinions caricaturales. C'est dommage ! Q.O. : En quoi «imputer aujourd'hui les difficultés de l'Ecole au règne des gourous» est-il d'après votre formule «une imposture ?» Ph. M. : Les «gourous» dont on parle n'ont jamais eu le pouvoir sur l'École. Ils fonctionnent comme des boucs émissaires faciles ! Au lieu d'analyser les difficultés dans leur complexité, avec les problèmes sociaux, familiaux, institutionnels, techniques? on préfère désigner des coupables. C'est plus facile, bien sûr. Cela évite de se remettre en question ! Q.O. : De quel lieu exactement parlez-vous ? Comme expert ? comme citoyen ? Comme pédagogue ? Ph. M. : Je suis un «citoyen-pédagogue». Je suis un citoyen qui s'interroge sur l'avenir de notre monde et qui est convaincu que l'éducation est un enjeu essentiel pour cet avenir. Ou bien nous formons nos enfants à plus de solidarité, d'entraide, de tolérance, mais aussi de capacité à comprendre les enjeux de notre monde contemporain et nous pouvons espérer un monde meilleur? ou bien nous les formons à être en concurrence permanente, à haïr ce qui ne leur ressemble pas, à ignorer les problèmes écologiques qui se posent à nous, à ne travailler que pour leur intérêt individuel, et alors nous avons à nous inquiéter sérieusement sur notre avenir commun. Mais je suis aussi un pédagogue : je me demande «comment faire» pour que nos enfants soient élevés avec le goût d'apprendre et la volonté de construire un monde meilleur. Et je cherche, dans l'histoire de la pédagogie, les propositions qui ont été faites dans ce sens. Car cette histoire est très riche, pleine de belles inventions dont nous pouvons nous inspirer encore aujourd'hui. J'en présente de nombreux exemples sur mon site (www.meirieu.com). J'y donne aussi la parole aux pédagogues d'aujourd'hui, à tous ces enseignants qui, de par le monde, inventent des moyens pour mieux éduquer nos enfants. C'est formidable l'énergie qui est déployée par les militants pédagogiques et je voudrais qu'ils soient plus entendus? En particulier tous ceux qui prônent l'entraide entre élèves de différents niveaux et la coopération. Q. O. : Vous dites que la pédagogie n'est pas un simple véhicule, comment est-ce vous la définiriez ? Ph. M. : La pédagogie, c'est l'art de transmettre et d'émanciper à la fois. Transmettre, parce que l'enfant vient au monde infiniment démuni et qu'il a besoin qu'on l'introduise dans le monde, qu'on lui offre les moyens de survivre et de s'adapter à la société qui l'accueille, qu'on lui enseigne les langages par lesquels il pourra communiquer avec ses semblables, qu'on lui fasse connaître les œuvres que les humains ont élaborées et avec lesquelles il pourra se confronter pour se dépasser. Mais «transmettre» ne suffit pas. «L'enfant n'est pas un vase que l'on remplit» disait déjà Montaigne. Si l'on veut en faire un humain capable de vivre de manière libre et épanouie, il faut qu'il puisse faire, au fur et à mesure qu'il grandit, ses propres choix. Il faut qu'il se forge sa propre opinion et décide de ce qu'il veut faire de sa vie de la manière la plus lucide possible. Une éducation où l'on transmettrait sans émanciper ne serait que du dressage. Une éducation où l'on prétendrait émanciper sans transmettre serait une «éducation du vide». Q.O. : Vous citez le philosophe Bergson7 qui commençait par commenter les plus mauvaises copies pour finir par attirer l'attention sur les insuffisances des meilleures copies, est-ce aujourd'hui praticable ? Ph. M. : Oui, il faut toujours montrer ce qu'il y a de positif dans les travaux rendus par un élève. Cela lui donne confiance et lui permet d'avoir un point d'appui pour avancer. Je cite souvent cette phrase de Marcel Pagnol8 dans La tragédie de Lagneau : «Pour que les gens méritent notre confiance, il faut commencer par la leur donner». Si je regarde un élève en lui communiquant l'idée qu'il ne peut pas progresser, il se laissera tomber au plus bas ! Au contraire, si je lui communique l'idée qu'il peut réussir,il va se mobiliser. J'entends parfois des enseignants dire : «Tel élève ne réussit pas parce qu'il n'est pas motivé !». Moi, je renverse l'affirmation : «Et s'il n'était pas motivé parce qu'il n'a jamais réussi ?». Parce que ce qui démotive le plus, c'est l'échec ! Et puis, bien sûr, je crois que Bergson a raison de souligner que même les meilleurs élèves peuvent progresser. Je parle parfois de la «pédagogie du chef d'œuvre» inspirée des artisans : il faut que chaque enfant acquière à l'école ce goût de la perfection qui fera de lui un citoyen et un professionnel exigeant dans sa vie adulte. Q. O. : Que proposez-vous concrètement pour sortir l'Ecole de ses difficultés ou tout au moins pour amorcer un débat qui conduise à une «sortie de crise» ? Ph. M. : Je propose que l'on définisse des priorités fortes pour l'École : apprendre à réfléchir, apprendre à penser, apprendre à se documenter, apprendre à s'entraider, apprendre à coopérer ensemble à une tâche commune, apprendre à accueillir et à comprendre les chefs d'œuvre qui jalonnent l'histoire de l'humanité. Ces objectifs doivent ensuite être «croisés» avec les programmes, mais ils sont tout aussi importants que les programmes et je voudrais que les responsables de nos systèmes éducatifs les prennent au sérieux autant que le savoir «lire, écrire et compter». Bien sûr, il ne faut pas que cela se fasse au détriment du «lire, écrire et compter», mais il y a une manière d'apprendre à «lire, écrire et compter» qui forme aussi des citoyens pacifiques, solidaires et engagés pour un monde meilleur. Comme il y a une manière d'apprendre à «lire, écrire, compter» qui forme des élèves passifs ou agressifs. Nelson Mendela disait que «l'éducation est le meilleur moyen pour changer le monde» : je ne sais pas si c'est le meilleur, je sais que ce n'est pas le seul? Mais je sais surtout que c'est un moyen essentiel pour faire un monde meilleur, et je voudrais que tous les éducateurs et enseignants en soient persuadés : ils seraient ainsi fiers de leur mission. Une mission irremplaçable. Notes 1- 1727-1781, homme politique français tout à fait représentatif du siècle des Lumières et auteur de «Tableau philosophique des progrès successifs de l'esprit humain» (1750) et de «Lettres sur la tolérance» (1754) 2- 1787-1874, homme politique et académicien français, il fut ministre de l'instruction publique et fut, en 1833, le maître d'œuvre d'une loi sur l'école. 3- Nom du régime politique qui sévit en France entre 1830 et auquel la révolution de 1848 mit fin. 4- Le 1er septembre 1870, à Sedan, les troupes allemandes écrasèrent l'armée française conduite par l'Empereur Napoléon III qui fut fait prisonnier. Zola en a campé le décor dans l'un des derniers romans, La Débâcle (1892). 5- La «Commune de Paris» fut un gouvernement de type insurrectionnel et révolutionnaire qui fut instauré à Paris du 26 mars au 20 mai 1871. Favorable au soulèvement, Karl Marx en a laissé une analyse : «La Guerre civile en France», sorte d'histoire immédiate de l'insurrection. 6- Il existe une rue Jean-Jacques Rousseau dans le premier arrondissement de Paris. C'est sous la Révolution française, en 1791, que la «rue Plâtrière» devint «rue Jean-Jacques Rousseau», à l'initiative de l'Assemblée constituante. 7- 1859-1941, très célèbre philosophe français, il reçut, en 1927, le prix Nobel de littérature. 8- 1895-1974, écrivain, dramaturge et académicien français. |
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