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Être
au monde. Quand nous entendons parler les experts occidentaux de l'Algérie,
c'est d'une société abstraite du monde qu'il est question. Une façon de lui
imputer tous ses torts. Ils définissent le rapport de l'Algérien à lui-même
indépendamment de son rapport au monde ; grossière erreur, on ne se définit pas
hors du monde. Les Algériens ont été violemment interpelés par le monde,
certains diront qu'ils ont été tirés brutalement de leur sommeil. Ils
s'efforcent de lui répondre comme ils peuvent. Ils ne se pensent pas uniquement
par rapport à leur pouvoir politique dont ils peuvent accepter par ailleurs la
qualification d'autoritaire qui en est faite. Le monde leur laisse-t-il
d'autres choix ? De même, le pouvoir politique n'exprime pas une nature
sociale, un rapport à soi, mais des rapports de forces internes et externes.
Les Algériens se pensent et se définissent donc dans le monde, et non pas sans
le monde et ses offres. C'est avec le monde et ses propositions que le pouvoir
politique est ce qu'il est aujourd'hui : un État hobbesien[1].
Les Algériens s'efforcent de penser la façon dont ils peuvent être et devenir
dans le monde. Et cela, se penser dans le monde et avec le monde, il faut
l'avouer, n'est pas très simple et peut être simplifié outre mesure. Les
autoroutes que l'on a construites pour nous conduire n'ont pas mené à bon port.
Pour sortir de l'ornière, il nous faut faire preuve d'innovation.
Droits politiques et libertés individuelles Droits et liberté. Que pensent les Algériens de la démocratie que leur propose le monde éclairé ? Ceux qui ont tendance à la prendre comme pure finalité ne sont pas les plus nombreux. Selon la nomenclature que lui propose le monde éclairé, le nombre est d'accord pour mettre ses droits sociaux et économiques avant ses droits politiques, cela devrait suffire à relativiser le désir qu'on leur prête de démocratie. Mais pourquoi et comment sépare-t-on les différents droits ? Les prendre comme l'histoire occidentale les a différenciés ? Que leur apporteraient des droits politiques tels que définis par la nomenclature occidentale ? Sont-ils des bourgeois ou des riches qui réclament le respect de leur propriété et le droit d'en disposer à leur gré et pour cela voudraient sacraliser la propriété privée exclusive ? La tribu ne veut plus, et celle d'antan n'est plus pour réclamer ses droits collectifs sur la terre, elle ne veut plus vivre du travail de la terre ; la propriété privée absolue n'est pas pour elle au fondement du droit et de la liberté. L'appropriation privée a été d'accointance avec la colonisation. Elle est ici du vol manifeste (appropriation privée du bien collectif devenu public que l'ancienne propriété collective semble comme, de manière souterraine, légitimer) dirait Proudhon. Les droits politiques ici ne consistent pas à défendre la propriété privée exclusive sans laquelle pas de liberté, mais une appropriation collective sans laquelle pas de liberté. Droit à l'eau, à l'électricité, à la route, à l'école, au centre de santé, etc. Les droits et la liberté d'en disposer ne passent ici par l'appropriation privée, mais par une réappropriation collective. On a voulu la tribu morte, la ville moderne l'a enterrée, mais peut-être s'agissait-il de la tribu d'un autre âge. Car la ville a su accueillir la tribu, si nous voulions bien voir. Il nous en coûte de ne l'avoir pas vu. Alors que dans la tribu l'appropriation collective n'excluait pas et comprenait l'appropriation privée, la société ne sait pas transformer l'appropriation étatique en appropriation privée complémentaire. Droits et libertés individuelles Le pouvoir politique est certes autoritaire selon les canons de la science politique occidentale. L'armée constitue certes la colonne vertébrale de la société et de fait le régime peut être caractérisé comme autoritaire, mais cela d'abord parce que la société ne pouvait pas compter sur d'autres hiérarchies sociales. L'individu armé de ses droits naturels n'émerge pas de nulle part, il a une histoire. Les droits naturels de l'individu dans la société segmentaire ne sont pas en substance différents de ceux de la société industrielle, mais leur contenu n'est pas défini par le même processus d'individualisation. L'individu n'est pas doté partout des mêmes droits et devoirs, des mêmes capacités. Et l'armée peut-elle être contre la société parce que le régime est autoritaire ? Elle n'est pas d'une autre race ni d'une classe différente. Ou seulement parce que les libertés individuelles ne sont pas garanties ? Oui, les libertés individuelles de la nomenclature occidentale ne sont pas garanties, mais si l'on ne sépare pas l'individu de son milieu, ne peut-on pas se demander quel État de droit pourrait les leur garantir ? Pas celui de n'importe quelle société. Donnez-nous vos policiers (pas les racistes), vos juges et vos prisons, votre économie pour les entretenir et on vous donnera vos libertés individuelles. Pensez-vous qu'une libéralisation qui commencera par dégraisser l'État de ses fonctionnaires garantira davantage les libertés individuelles ? Dites plutôt les libertés du capital. Fondamentalement, afin que les libertés individuelles soient au fondement de la société, il faudrait que les processus d'individualisation (ceux qui forment les individus) aient atteint un certain développement, que chacun puisse vivre de ses échanges marchands avec chacun, et qu'ils soient ainsi en cohérence avec les processus de socialisation, ceux qui font faire société, des individus semblables, interchangeables. Individu et société ne doivent pas être étrangers l'un à l'autre, comme ils tendent à l'être dans une société qui perd sa substance, mais l'un dans l'autre, se complétant, les processus d'individualisation s'approfondissant dans le processus de socialisation. L'individu ne s'affranchit pas des interdépendances sociales, il s'y déploie, il monte en capacités en les multipliant. Son autonomie, disons plutôt son importance, dépend de la place qu'il occupe dans le jeu de ces interdépendances et de ce qu'elle lui rapporte. Prolétaires et droits individuels Il n'y avait plus de tribus, de groupes cohérents, pour faire face au libéralisme et au socialisme que le monde proposait. L'Algérie avait perdu sa formule propre (ce que nous sommes et ce que nous voulons devenir) sous le coup des expropriations foncières massives et la pression puissante et désarmante de la modernité. Nous avons été littéralement happés. Avec une telle prolétarisation de la population, l'autoritarisme (l'Etat hobbesien) était le chemin le plus court pour construire comme à partir de rien un ordre public. Plus de tribus, pas de marché, de propriétaires et de marchands, de lettrés pour partager la puissance. Le tout semblait devoir être administré par un seul centre pour être cohérent. Les tribus qui ont récupéré (racheté souvent au prix fort) leurs terres pendant la colonisation sont celles qui ont su le mieux faire face à la modernité. Voilà donc comment un État omnipotent a pris sa place dans le cœur des Algériens. De lui tout a été attendu. Nous ne sommes rien, il est tout. Et cela nous le devons non pas à des despotes, mais au colonialisme pour qui nous ne comptions pour rien, et à la modernité. Droit politique et libertés individuelles Les droits naturels de l'individu précolonial, plus naturels que ceux dits imprescriptibles par la modernité, ont été pulvérisés par la puissance coloniale. L'ensemble de ses droits, droits politiques, droits économiques et sociaux ont été broyés. Le paquet précolonial de «droits naturels» était cohérent, celui politique allait avec celui social et économique. L'individu était propriétaire individuel et citoyen de sa communauté (tribu, village ou douar) comme propriétaire collectif. Dans les cités des démocraties antiques exemplaires, seuls les propriétaires étaient citoyens, propriétaires collectifs de la cité. Ne jouissaient du droit politique que ceux qui possédaient, disposaient du droit économique et social de propriété. Seuls ils pouvaient posséder le loisir de gérer la cité. Comment du reste celui qui peine à s'occuper de lui-même, esclave de la nécessité, aurait-il le loisir, la liberté, le pouvoir de s'occuper des autres ? Dans les démocraties plus égalitaires (que j'ai appelé ailleurs civilisations villageoises), et par conséquent aux fonctions politiques moins complexes, tous les individus étaient propriétaires, mais propriétaires et travailleurs, avaient donc un pied dans la nécessité, un autre dans la liberté. La vie politique avec une division sociale du travail quasiment au ras du sol, s'en trouvait simplifiée. Ce sont ce genre de sociétés qui ont eu à faire face à l'irruption brutale de la modernité avec son paquet d'innovations. À l'indépendance, les longues années de confrontation avaient défait les anciennes structures sociales, l'individu avait à faire désormais non plus avec le village, le douar et la tribu, mais avec la ville et le centre de regroupement. Il avait à faire avec une division sociale du travail complexe, au rez-de-chaussée de laquelle la colonisation l'avait maintenu. Son paquet de droits était à refaire. Du paquet d'innovations, il retint celles auxquelles il ne pouvait résister, mais il refusa celle de la propriété privée. Contrairement à l'individu bourgeois des sociétés monarchiques, liberté n'était pas associée à propriété privée exclusive. Car qui s'agissait-il de libérer et de quoi ? Selon la nomenclature occidentale, il se retrouva avec un paquet diminué du droit politique, car le droit politique n'était pas là pour défendre des droits économiques et sociaux, mais pour les obtenir. Ses collectifs étant défaits, il se confia donc non pas à l'initiative privée, mais à la puissance publique. Ce fut de la puissance publique qu'il fut attendu de garantir les droits économiques et sociaux et non à la propriété privée. Il fallait choisir entre appliquer tout le paquet de droits, accorder le droit aux propriétaires d'user et d'abuser de leur propriété, autrement dit aux riches propriétaires et au marché (la dépossession de la société étant quasiment générale) ou accorder des droits économiques et sociaux aux dépossédés, autrement dit un emploi, un logement, une éducation, des soins. Tout cela s'entend donc des droits dits modernes. On ne pouvait rétablir la citoyenneté par la propriété (libéralisme), mais on voulait l'établir par le travail pour assurer des droits économiques et sociaux (socialisme). D'évidence les droits politiques des anciens indigènes ne pouvaient s'apparenter à ceux des bourgeois, ni les droits politiques des bourgeois garantir, s'apparenter, aux droits économiques des anciens indigènes. Travail et propriété Et on en est encore là, travail et propriété, travail et capital, restent disjoints. Les appropriations collectives (publique) et privées ne se transforment pas en accumulation privée et collective. On a voulu faire du travail, mais pas des propriétaires. Puis on a voulu faire des propriétaires, mais on n'a pas obtenu du travail (savoir-faire). On a fait du mauvais travail et de mauvais propriétaires. Le paquet de droits dissocié ne peut se compléter, les droits économiques et sociaux ne peuvent durer longtemps sans le support de forces et de droits politiques. Derrière des droits, il y a des forces. Une «armée de travailleurs» ne peut aller sans une armée d'entreprises, une armée d'entreprises sans une armée de capitaux. Le travail sans la propriété (qui s'approprie quoi et comment ?), le capital objectivant le savoir-faire du travail et le retournant contre le travail ou rendant inutile son savoir (comme avec les machines à sous), ne peuvent qu'appauvrir le travail. Les riches ne servent pas les pauvres, mais les plus riches qu'eux. Ils ne tiennent pas la chaîne de la richesse par ses deux bouts. Ils appauvrissent le travail, le vide de son savoir-faire au lieu de l'enrichir. Nous n'avons pas encore trouvé la bonne formule qui fasse que les différents droits de la société se soutiennent mutuellement au lieu de s'exclure. Les différents droits s'opposent et se soutiennent comme s'opposent et se soutiennent différentes forces. Dichotomies et dispositifs de pouvoir contrariants En vérité le militaire est dans un clair-obscur. Son unité de principe avec la société reste théorique. Il tient son unité de principe avec la société de la différenciation sociale issue du combat de libération nationale, il tient son opposition à la société du dispositif institutionnel que met en place l'assumée dichotomie civil et militaire, comme il le tient de la rupture de la société avec son histoire (nous ne sommes plus qu'une société en retard). Bref, cela est le résultat des institutions que la société a adoptées et qui la tiennent hors d'elles. Il faut remettre le parlement dans la société, puis-je oser comme métaphore. Le parlement va dans la société, chaque fois que la société ne va pas au parlement et qu'elle doit y aller. Chaque fois qu'elle ne supporte pas ce que l'on a décidé pour elle. C'est cela qu'illustre le Hirâk. À propos d'institutions importées, j'aime rappeler l'exemple de l'institution judiciaire qui impose un juge dont le justiciable ne comprend ni l'autorité ni la langue. Nous étions tellement perdus, que nous avons accepté de ne plus être partie prenante de la justice. Nous avons accepté d'être modernes. Du copier-coller d'une institution étrangère (une nation, une langue, une loi, une justice d'origine monarchique), nous qui étions habitués à une justice de médiation. Une mauvaise professionnalisation (un encasernement du civil fait un militaire), un modèle importé dichotomique qui fait que la société n'est plus dans l'armée et l'armée dans la société, qu'ils n'ont plus le même combat, la même respiration. L'autoritarisme commence avec les modèles d'institutions que l'on a imposés à la société qu'elle n'a pas su, pu ou voulu investir. Il se perpétue avec une société qui n'arrive pas à en faire ses dispositifs de pouvoir, mais cela trop d'experts étrangers ne veulent pas y penser. Seules les institutions qu'ils préconisent sont bonnes ; si elles ne sont pas universelles, il n'y en a pas de meilleures. C'est l'unité (conjonctive et disjonctive) du militaire et du civil qui doit être repensée. Le pouvoir n'est pas dans le militaire, il circule du civil au militaire et inversement. Il faut sortir de la dichotomie du civil et du militaire. La guerre n'est pas qu'une affaire de militaires, si l'on ne veut pas la perdre ; la politique n'est pas qu'une affaire de civils, c'est une affaire de rapports de force dont la guerre n'est pas étrangère. La guerre est là pour rappeler un rapport de forces qui a été oublié ou qui ne peut plus durer pacifiquement. La guerre était la politique par d'autres moyens (la guerre interétatique de Clausewitz), la formule peut s'inverser, la politique devenir la guerre par d'autres moyens (M. Foucault)[2]. A suivre Un article récent comparant les deux principes concluait ainsi : «Finalement, il semble que le lien «guerre-politique» ne puisse pas être défait et que les deux objets «guerre» et «politique» évoluent dans un rapport indissociable d'inversion l'un par rapport à l'autre.... Guerre» et «politique» seraient comme l'avers et le revers d'une même pièce qui tourne sur elle-même, lancée dans le flot de l'histoire.»[3]. Lors du hirâk, la société s'est unanimement soulevée pour refuser l'humiliation que pouvait constituer l'élection d'un président grabataire. Civils et militaires quasi unanimement se sont levés pour dire que la société n'était pas morte. Inévitablement, on a prêté à ce mouvement des intentions qui n'étaient pas les siennes. C'est la même émotion qui a soulevé ceux qui n'avaient pas l'habitude de se lever. Quoi d'étonnant que dans le même mouvement des voix particulières et différentes aient été amplifiées par les uns et les autres. Quoi d'étonnant que des éléments de ce mouvement aient eu des objectifs précis. Ils ont su prendre la vague, le COVID aidant, certains sont parvenus à leurs buts, d'autres pas. Les rationalistes méprisent les sentiments, pas rationnels, disent-ils. Les sciences sociales commencent à peine à faire place aux émotions comme moteurs de l'action sociale. On constate de plus en plus les sociétés exprimer leur sentiment à l'échelle mondiale, se mettre en mouvement sous la pression de leurs émotions. Elles débordent les États. C'est l'insupportable, comme l'humiliation, l'injustice intolérable, qui fait lever les gens et leur colère, ce n'est pas un idéal, un idéal de démocratie que l'on a pu leur prêter (les printemps arabes). Un idéal on y travaille patiemment et pour passer souvent à côté. Car les choses ne passent pas dans la vie comme elles nous passent par la tête. Les transformations réelles sont silencieuses. Les explosions sociales n'accroissent que les destructions. L'érosion du pouvoir d'achat mondial et national est inévitable, sa distribution sera plus inéquitable. La tâche d'un bon gouvernement c'est de veiller à une transformation de la vie supportable. De plus, le combat contre l'injustice paye mieux, l'injustice produit plus aisément la force contraire, elle peut faire se lever une force jusque-là absente. C'est une force du pouvoir qui a sous-estimé la société, qui croyait que la société allait laisser passer et qui a payé. La limite du supportable et de l'insupportable a été franchie, la force dominante croyait pouvoir en faire supporter davantage, elle s'est trompée. Elle a suscité une force supérieure qui a rendu sa défaite possible. Ceux qui de cette erreur ont attendu leur heure en ont profité, ils ont triomphé. Les dispositifs de pouvoir ont été débordés, mais pas sabordés. Il faut envisager une transformation qui permette à la vie de rester supportable. Le territoire et la déprolétarisation de la société Les clans existent dans toute organisation, une ligne de partage se charge de les séparer. La compétition suppose toujours des camps, mais tous ne sont pas de forces égales. La compétition ne va pas sans compétiteurs, mais elle tend à les agréger en deux camps, comme elle consacre un champion et un challenger. La société accorde ses votes à ceux qui sont en mesure de gagner. Dans les démocraties, deux partis tendent à dominer la vie politique, à opposer conservateurs attachés au passé et progressistes désirant le changer. Dans la «société segmentaire», le çof kabyle partageait le village. Le problème n'est donc pas dans la compétition qui anime les organisations, dans ses camps qu'elle partage (clans ou équipes), il est dans les institutions qui organisent la compétition. Ces institutions sont-elles suffisamment inclusives, arrivent-elles à faire produire les compétitions qui accordent la société avec elle-même ou produisent-elles les compétitions de certaines forces seulement et laissent en dehors d'elle celles et ceux qui sont en mesure de leur faire produire le meilleur résultat ? Nous ne sommes pas dans une société de classes et nous n'en serons jamais une. Ou plus exactement nous n'en serons jamais une sans la «tribu». Sans la «tribu», nous aurons une société de prolétaires, la classe capitaliste ira s'agréger ailleurs. Autrement dit seule la tribu, on dira aujourd'hui seul le territoire, est en mesure d'établir une unité organique entre les deux classes, un rapport non antagonique. Seul le territoire peut faire advenir une différenciation sociale cohérente et efficiente, seul il peut permettre une déprolétarisation de la société. Sans une prise de la société sur ses riches, sans un contrôle social non étatique, les riches ne formeront jamais une bourgeoisie nationale, mais une bourgeoisie compradore. Ce ne sont pas nos villes qui vont produire nos «bourgeoisies», mais nos villes dans nos territoires. On dit que la tribu a disparu. Oui l'ancienne tribu a disparu, mais pas la tribu comme substance, seulement une de ses formes qu'on substantifiée, qu'on a érigée en archétype. Elle dure en changeant de forme. La forme qu'elle peut prendre dépend de beaucoup de choses, de matériaux et d'institutions disponibles. Pour l'heure, les dispositifs de pouvoir l'ensevelissent. Je la définirai comme une société sans classes antagoniques et non comme société primitive faiblement différenciée. La différenciation sociale est historique, des milieux et des circonstances particuliers appellent des différenciations particulières, sans quoi la société ne peut se tenir dans le monde. Elle ne peut être que la différenciation de la tribu, seule la tribu peut lui donner sa cohérence, la cohérence de la propriété collective et privée, du travail et du capital. La «tribu» existe donc si on la considère comme la mémoire d'un territoire. Il faut enquêter dans les villes d'origine coloniale pour constater combien la mémoire du groupe qui s'identifie à celle d'un territoire n'est pas morte. De quels ancêtres peuvent se réclamer les prolétarisés, ces sortes de sans-nom ; de quel mémoire de groupe peuvent-ils se revendiquer, de celle d'une famille à l'arbre généalogique étendu à plusieurs générations ? Ceux-là mêmes qui s'en contentent sont bien démunis. On ne peut pas manquer de se rattacher à un territoire, à une mémoire. Continuera-t-on d'exproprier à notre insu les gens de leur mémoire ? Ne nous rendons-nous pas compte de son utilité ? On nous accuse d'en faire mauvais usage. Il y a certainement des choses à oublier, mais d'autres peuvent être bien utiles, s'il en fait bon usage. La compétition a besoin d'ensembles vivants et structurés. L'expérience chinoise suggère un parti unique, un État propriétaire éminent, stratège et médiateur de la compétition des régions, en même temps qu'ordonnateur. L'unité du civil et du militaire, du travail et du capital, ne peuvent s'effectuer en dehors du groupe, du territoire et de la mémoire des anciennes tribus. Il faut choisir entre la tribu et la classe pour construire une administration compétente et performante. Il n'y a que des tribus, en mauvais état certes, car maltraitées, en pointillés rompus et pas en corps plein, jusqu'à nos villes qui ne sont composées que de tribus, car les citadins eux-mêmes forment une tribu. Une tribu certes pas comme les autres, différentes d'une ville à une autre, mais une tribu quand même qui défend sa particularité. Ne détournez pas le regard. Dites quel autre choix disposons-nous ? La tribu sinon quoi ? Comment pouvons-nous faire corps ? On peut inventer des tribus modernes. La tribu vit d'un milieu, structure et est structurée par un milieu, sans quoi elle ne pourrait survivre. Ne fonctionne-t-on pas déjà un peu comme des tribus mal en point ? Des tribus méconnaissables, parce qu'ensevelies par toute une institutionnalisation qui favorise des forces qui lui sont hostiles. La puissance coloniale a vaincu les tribus parce que leur coopétition n'était pas ordonnée, parce que la puissance coloniale a su se faire puissante tribu algérienne, entrer dans le jeu tribal et le retourner contre elles. Les colons ne formaient-ils pas une tribu comme d'une race occupante (à l'exemple des Francs et des Normands) ? Le militaire ne peut discipliner le civil, le travail ne peut discipliner le capital, la société l'accumulation du capital, des dispositifs de pouvoir performants ne peuvent se mettre en place en dehors de l'ancêtre commun, du territoire commun. Encore faudrait-il le vouloir. On critique beaucoup notre individu : notre individu compte trop sur l'État, notre État envoie de mauvais signaux. Prenons un exemple, si un chauffeur se conduit mal et qu'un policier lui inflige un procès qu'il doit aller payer au loin pour revenir récupérer son permis ensuite, l'individu qui s'est mal conduit préfèrera sans doute le chemin le plus court. Il se conduira mal une nouvelle fois. Nous sommes passés trop brutalement du contrôle social au contrôle étatique. Le contrôle étatique s'est substitué brutalement au contrôle social au lieu de s'en nourrir, d'en devenir une transformation économique. Contrôle public et contrôle social. L'individu cherche toujours à minimiser ses peines pour en obtenir les plus grands effets, il prend des raccourcis pour aller plus vite et plus loin ; on ne pourrait construire autrement une société performante. Il faut baliser le chemin. Autrefois un contrôle collectif s'effectuait sur les individus, à chacun de ses pas ou presque, s'il s'égarait, il se trouvait toujours quelqu'un pour le remettre dans la bonne direction ; avec la masse anonyme des villes, il faut des balises objectives qui minimisent les efforts individuels. Penser aux feux de circulation. La morale est hypocrisie si elle demande, à chaque pas, à l'individu de faire la part du mal et du bien. Les interdits ont besoin d'une police que le contrôle du groupe offrait gratuitement, avec le contrôle étatique, il faut verser salaire. Les autoroutes sont un bel exemple, elles sont à sens unique, il n'y a pas à chercher le chemin le plus court, elles sont le chemin le plus court. On n'interdit pas le stationnement dans un espace qui vous invite au stationnement. On ne met pas de feu rouge là où on ne circule pas. Sans contrôle du groupe sur l'individu, le contrôle devient public et étatique, mais combien de coûteux dispositifs de pouvoir, comme les autoroutes, à construire et faire supporter par la société afin que l'individu puisse minimiser ses efforts en théorie, mais pas en pratique ? Tout compte fait, c'est lorsque l'individu peut minimiser ses efforts et en tirer les meilleurs effets qu'il peut donner des ressources à la société qui lui permettront en retour de réduire davantage ses efforts et d'en tirer les meilleurs effets. La boucle est bouclée. Il faut pouvoir jouer simultanément du contrôle social - on dira aujourd'hui de l'approbation sociale, et du contrôle public, jusqu'à réduire la part du contrôle social et par conséquent une part de l'effort individuel. On peut dire alors qu'on est en présence d'un processus d'individualisation efficient, qui produit l'individu adéquat, parce que le contrôle public et les dispositifs de pouvoir sont parties d'un processus d'économisation du contrôle et du travail social. Il doit coûter moins aux individus que le contrôle social, il doit fabriquer un individu plus productif. Il faut donc parler de processus d'individualisation plutôt que d'individu. Or ce processus a démarré dans la tribu, puis dans les centres de regroupements coloniaux que l'indépendance politique n'a pas rendus aux tribus. En ne comptant que sur le contrôle étatique, la société a surenchérit les coûts du contrôle, a échoué à produire le bon individu. Il ne faut pas entendre par contrôle social, la répression seulement, mais l'ensemble des dispositifs de pouvoir qui disciplinent l'individu et font sa productivité. La société produit des dispositifs de pouvoir, une infrastructure, que l'individu emprunte pour minimiser ses efforts et un système d'incitations qui l'encourage à poursuivre certains objectifs. Des dispositifs de pouvoir incohérents, un mauvais système d'incitations produit un individu mal embouché. Le désir d'autonomie qui pousse l'individu à s'expatrier traduit bien le fait que le processus d'autonomisation de l'individu dans la société est défectueux. Il quitte un contexte où il est en porte-à-faux, pour rejoindre un contexte que son autonomie suppose. Avec la crise climatique, la défense du territoire prend une nouvelle signification, il s'agit de défendre sa faune, sa flore et son sol contre leur dégradation. Il faut aimer son territoire. Cesser de le transformer en poubelle. Des régions organisent une compétition entre les villages pour récompenser le plus propre. Il faudrait étendre cette compétition aux territoires et aux villes. Et pas seulement concernant la propreté, ce qui était le plus facile. Quelle région honorer, prendre pour exemple, en ceci et en cela ? N'y aurait-il pas là de quoi décupler les forces de la société ? Donner de la fierté, puis oser se comparer et compéter avec d'autres. Nous avons besoin d'une puissante compétition administrée, de dispositifs de pouvoir efficients. Pourquoi devons-nous jouer aux jeux des Occidentaux ou des Chinois dont nous n'avons pas les ressources et cela pour finalement les regarder jouer ou jouer pour eux ? Inventons d'abord nos propres jeux, rappelons-nous nos anciens jeux et jouons à nos jeux ; inventons nos propres dispositifs de pouvoir qui puissent multiplier nos forces. Fabriquons nos champions, avant de penser à être ceux des autres. Pourquoi l'individu devrait-il renoncer à ses forces collectives pour adopter un individualisme qui ne disposera jamais de l'écosystème qu'il suppose et dont il a besoin ? La force de l'individu est dans le groupe, les ressources que peut mobiliser son groupe de son milieu ; la force du groupe est dans les ressources que ses individus peuvent mobiliser de leur milieu. Lorsqu'il y a dichotomie, il y a déperdition et disjonction. À vouloir faire avec la seule complémentarité de l'individu et de la société globale, nous acceptons une déperdition considérable des forces par notre incapacité à mettre en résonnance l'ensemble des réseaux de la société. On pourrait dire que notre société est à l'image de nos réseaux de canalisation. Les individus ne font pas société sans la médiation de multiples chaînons. L'État n'est qu'une objectivation de la société, autant une infrastructure qu'une superstructure. Quand il n'est pas l'objectivation par laquelle la société se constitue comme sujet, il est l'objectivation par laquelle se constitue un sujet à identifier. En guise de conclusion. Unité de quoi ? Telle est la question à laquelle nous devrions répondre quand nous nous posons la question de l'unité nationale. La réponse que j'ai choisi d'apporter dans ce texte est l'unité non pas des individus par les classes, mais par les territoires. Par les territoires peut se faire une différenciation sociale cohérente, peut se faire l'unité des individus, des différentes «classes» de la société, se fabriqueront les interdépendances locales et nationales, leur solidarité. Les relations surimposées que les individus peuvent accepter d'un pouvoir autoritaire, ne peuvent prendre vie que si la société se les approprie, seulement si elles sont investies par les individus qui y trouvent avantage. Autrement, elles ne peuvent constituer que des relations de domination contraignant les individus, mais ne les impliquant que faiblement et contre-produisant des résistances. Sans compétition des territoires, nous vidons la compétition de sa force la plus puissante. Sans coopétition des territoires nous ne pourrons faire face au monde, compéter et coopérer avec des territoires étrangers. Notes : 1. Le gouvernement, selon Hobbes, doit découler d'un pacte de chacun envers chacun et non pas envers le souverain où tous cèdent au souverain leur droit de se gouverner eux-mêmes et leur liberté afin que la volonté du souverain ramène les volontés de tous les individus à une seule et unique volonté. 2. Michel Foucault. Il faut défendre la société. Cours au Collège de France (1975-1976). https://www. college-de-france.fr/fr/chaire/michel-foucault-histoire-des-systemes-de-pensee-chaire-statutaire [3] Audrey Hérisson, « Clausewitz versus Foucault : regards croisés sur la guerre », Cahiers de philosophie de l'université de Caen, 55 | 2018. URL : http://journals.openedition.org/cpuc/300. |
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