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De Larabaa Nath Irathen
à Agoulmine, l'odeur de la végétation calcinée qui
empeste l'atmosphère s'est mélangée à celle de la chaire brûlée des civils et
des militaires qui ont péri dans le feu mais aussi à celle de Djamel Bensmaïl mort en voulant redonner la vie.
Djamel Bensmaïl n'est pas mort parce qu'il éteignait les feux de forêts. Il n'a pas été happé par les flammes comme les nombreux habitants d'Agoulmine, les 17 civils, les 28 militaires et toutes les victimes. Il était venu mercredi de l'historique Miliana, des hauts du mont de Zaccar pour remettre des aides aux habitants du Djurdjura et les soutenir dans leur dure épreuve. Il l'avait déjà fait auprès des habitants de Ain Defla, la wilaya dont dépend Miliana, cette majestueuse région en hauteur qui abrite les territoires de la Zmala (Smala) de l'émir Abdelkader et le tombeau du Saint Sidi Ahmed Benyoucef. La région a ses racines profondes dans l'histoire. Djamel a été arrêté mercredi dernier avec deux autres jeunes originaires de Sidi Naaman, embarqués dans un fourgon de police pour être emmenés au siège de la sûreté de Larabaa Nath Irathen. De sa qualité de soutien moral aux sinistrés, d'appui aux démunis, d'artiste, une qualité admirée et reconnue par tous ceux qui le connaissent, ou l'ont connu, ses proches, ses amis en témoignent, il est accusé d'être un pyromane, un tueur de vies. Le sort qui lui a été infligé fend les cœurs et secoue les consciences. «Plus de 200 personnes sont venues de Sidi Naaman, (un des villages de la wilaya de Tizi Ouzou), pour réclamer la libération des deux jeunes parce qu'ils disaient avoir des preuves qu'ils étaient innocents», nous a fait savoir un commerçant d'Azrou, un village qui a évacué 22 familles «vers Tizi et un peu partout, nous avons perdu 4 de nos habitants dans les incendies et avons une quinzaine de blessés». Les deux jeunes, nous apprend notre interlocuteur, ont été gardés à l'intérieur mais le troisième-Djamel- a été sorti et mis à bord du fourgon de police pour être ramené on ne sait où»...Le crime, c'est une vidéo qui renverse les tripes qui le raconte à travers tous les réseaux sociaux. L'odeur de la chair brûlée hante Larabaa Nath Irathen Djamel Bensmaïl a été sorti du «veto», du fourgon de la police par la force de la haine, de la vindicte et de représailles d'une folie furieuse, jeté à terre, battu à mort et brûlé par une foule forcenée. Il a été lynché, brûlé vif par des jeunes de son âge devant le siège de la sûreté de Laraba Nath Irathen. Djamel est mort sous les yeux des agents de l'ordre public qui n'ont pas réussi à le protéger. Il a été arraché de leurs mains pour être jugé et exécuté par ce qui s'apparente à un tribunal populaire qui a défié toutes les lois de la république. Djamel n'a pas eu droit à la présomption d'innocence. Ceux qui l'ont exécuté sauvagement ont décidé de l'en priver. Jeudi, vers 11h, nous nous trouvons à Larabaa Nath Irathen, nous prenons notre courage à deux mains, la gorge serrée et le pas lourd, l'esprit hanté par les images du drame, nous décidons d'entrer au siège de la sûreté pour tenter de comprendre ce qui s'est passé mercredi. Dans l'enceinte de la bâtisse, nous apercevons le fourgon, témoin de la sauvagerie humaine, duquel était sorti Djamel par la foule. Toutes les vitres du véhicule étaient brisées, chose bizarre, il semblait bien propre, lavé peut-être. En bas de la porte, il y avait une chaussure de sport noire qui traînait, poussiéreuse, certainement celle de la victime. En face du Veto, une scène désolante, déchirante. Quatre agents de police étaient assis, l'un à côté de l'autre, sur les escaliers, un jeune en civil adossé à un pilier, les mines défaites, les visages livides, des regards tristes, hagards, interloqués... Au fur et à mesure que nous avancions vers les bureaux, le cœur se serrait et les yeux s'embuaient de larmes. Les lieux font presque peur à cause des images du drame restées gravées dans les esprits de tous ceux qui, comme nous, ont visionné la vidéo du lynchage. Au niveau de la réception, un agent en civil nous reçoit et nous demande le motif de notre visite. Ce qui s'est passé mercredi... «C'est grave, c'est très grave,» lâche-t-il. On nous fait monter à l'étage. Un autre agent nous demande nos papiers, prend nos coordonnées, et fait photocopier notre ordre de mission. Son collègue, assis à un bureau, nous demande «qu'est-ce que vous voulez savoir ?» Comment et surtout pourquoi ça s'est passé, pourquoi vous l'avez laissé prendre par la foule ? «Non, Madame, on ne l'a pas laissé, on ne l'a pas laissé», a-t-il répondu fermement. La Faute que l'Etat doit punir L'agent qui notait nos coordonnées nous emmène vers le bureau du chef de sûreté qui nous reçoit très poliment. Et de la même manière, il nous dit qu'il n'était pas autorisé à faire une quelconque déclaration. «Ni moi ni quelqu'un d'autre ici n'avons le droit de faire des déclarations sur quoi que ce soit, il faut s'adresser à la cellule de communication de la sûreté de wilaya à Tizi Ouzou». Il nous propose un café que nous refusons. «Prenez-le avec vous, vous n'allez pas en trouver sur votre route, tout est fermé», dit-il. Nous déclinons l'offre en quittant le bureau, le cœur déchiré à force de se remémorer la Faute, la scène d'un crime filmé par ses auteurs. On amorce notre descente vers Tizi Ouzou. Le tableau de bord affiche 44 degrés. Sous une chaleur caniculaire, on s'arrête en haut du barrage de Taksebt presque asséché. Au fur et à mesure qu'on descendait vers Tizi, la température augmentait. 46 degrés sous un vent chaud, un ciel chargé et une atmosphère étouffante. Premier café d'ouvert sur notre chemin, à Oued Aissi. A l'intérieur, les discussions sont vives. Le ton monte. «Ils ont ramené trois jeunes au commissariat(...)». Le drame du lynchage est encore une fois décrit. Encore une fois et probablement pour toute la vie, le récit nous noue les tripes, nous prend à la gorge, nous étouffe. Arrivés au niveau du rond-point Talamara, Tamazirt, Larabaa Nath Irathen, un hélicoptère survolait la région d'où on apercevait de loin un foyer d'incendie, vif, de Djamaa Sahridj, nous renseigne notre photographe. A notre arrivée à Tizi Ouzou, il était 12h50. On se pointe à la réception de la sûreté de wilaya. «Non, on ne travaille pas de 12h à 14h», nous dit l'agent en service. On décide de faire le tour de la ville. L'atmosphère est lourde, les visages inquiets. Un drôle de climat, le vent chaud prenait de la vitesse, les feuilles sèches des arbres longeant l'avenue principale de la ville tournoyaient dans les airs tout autant que les sacs en plastique. 14h, tapante, on revient au commissariat avec la nette conviction qu'on ne sera reçu par personne. «Ah, la chargée de com est sortie, vous savez, avec ce qui se passe, personne ne reste sur place, tout le monde bouge», nous dit cette fois une femme en tenue d'agent de police. Plus tard, dans l'après-midi, nous apprendrons que le procureur de la république près du tribunal de Larabaa Nath Irathen a ouvert une enquête sur ce crime odieux. La dépouille de Djamel Bensmaïl a été récupérée par son père venu de Miliana. Il a été enterré dans la soirée du jeudi sous les sanglots et les cris d'Allah Ouakbar, La Illah illallah oua chahid habib Allah. Toute Miliana, l'Algérie toute entière pleure Djamel. Notre journée n'a pas commencé à 11h à Larabaa Nath Irathen mais bien plus tôt. Jeudi, en quittant Alger à 5h 30, la circulation était fluide. Il fallait arriver tôt dans la wilaya de Tizi Ouzou pour éviter les nombreux convois de solidarité qui allaient de village en village pour distribuer les aides aux sinistrés. Il était 7h du matin quand on a transité par le centre ville de Larabaa Nath Irathen pour amorcer la montée vers Irdjen qui se situe à une vingtaine de km, au sud-est de Tizi Ouzou. Irdjen est un des villages les plus touchés par les incendies. Des convois de véhicules immatriculés de plusieurs régions du pays montaient eux aussi, s'arrêtaient au niveau de toutes les dachrete (villages) pour distribuer eau, produits alimentaires, literie, couvertures, matelas, oreillers, vêtements, médicaments... Au fur et à mesure que la route montait, des fardeaux d'eau minérale entassés un peu partout. Mais le plus dur c'était ces immensités d'une végétation calcinée par les flammes. Tout a péri. La vie chancelle dans ces reliefs montagneux. C'est l'apocalypse. C'est dans la nuit du lundi 9 août à mardi que les incendies de forêts se sont déclenchés un peu partout dans la Kabylie et dans plusieurs wilayas du pays. Les villages kabyles et les alentours étaient toujours enveloppés de fumée à couper la respiration. Les versants de toutes les montagnes étaient brûlés. Tout a péri par le feu, la vie a succombé aux flammes. Tout au long du chemin montant, rares sont les personnes qu'on rencontrait. On pensait que les villages dormaient encore. Erreur, ils ont été vidés de leurs habitants parce que le feu les menaçait de toute part. Ne restaient que quelques hommes comme vigiles pour monter la garde. Tous les villages étaient depuis lundi dernier sans eau, sans électricité, sans gaz. Devant plusieurs pâtés de maisons, il y avait des amas de vêtements, des fardeaux d'eau, parfois sous le soleil tapant, l'odeur du brûlé empeste l'atmosphère. Phénomène étonnant, le ciel n'était pas chargé comme à Tizi Ouzou ou à Alger. Le soleil était, lui brûlant. Les bouteilles d'eau en plastique vides sont partout, jonchent le sol, tous les espaces. A Aguemoune, les abords de la route débordaient d'ordures. «Comme si le feu sautait, courait» La topographie des villages kabyles fait que les habitations sont regroupées en haut ou sur les flancs des montagnes. La sécheresse qui sévit depuis des mois a asséché toute la végétation, le vent aidant et la canicule des derniers jours, le feu devait tout ravager sur son passage. Les habitations ont été prises dans le piège des flammes. C'est un véritable désastre. Nous traversons le village de Taourirt Mokrane. «Nos familles sont chez nos proches au centre ville de Larabaa Nath Irathen, on les a toutes évacuées», nous dit Ali avec la gorge nouée. «Le feu était derrière le Djurdjura mais en quelques minutes, il était chez nous à Tourirt Mokrane, on n'a jamais vu une chose pareille, le feu prend très vite, on dirait qu'il saute, qu'il court, ça a commencé lundi à 16h, c'est un désastre, on n'a rien compris, qui a fait ça ? On ne peut accuser personne mais qui qu'il soit, une chose est sûre c'est qu'il a semé la peur et l'inquiétude», nous raconte Ali avec un calme d'une âme abattue. Il salue l'élan de solidarité qui, dit-il, est venu de toutes les régions du pays. Il nous fait savoir que toutes les aides sont déposées au siège de l'association Tajmaat du village, «vous allez voir ce que les Algériens ont ramené, c'est énorme», dit-il pour quelque peu se rassurer. Ikhelidji, un autre village sur notre passage où 14 personnes ont péri dans les incendies. Ramdhan était debout devant sa maison pendant que trois jeunes dormaient sur des matelas jetés sur le trottoir. «Les maisons sont vides, pas de familles, ne restent que les jeunes pour surveiller», nous dit Ramadhan. Il décrit comment un nouvel incendie s'est propagé dans leur village et aux alentours jeudi à 1h du matin. «Il a pris d'est en ouest, à une grande vitesse, on a pu l'éteindre à 4h du matin», dit-il. «Ils veulent nous diviser mais ils ne réussiront pas !», s'est-il exclamé tout en évoquant «la main criminelle». Il se dit effrayé par ce qui se passe. «Vous prenez un café», nous demande-t-il aimablement. Qui penserait à accepter de prendre un café chez des sinistrés d'une terrible catastrophe ? «Il y a Dieu et la solidarité du peuple algérien tout entier», lance-t-il, serein. Au loin d'Ikhelidji, une fumée dense montait des montagnes, un autre foyer d'incendie non encore éteint. La région brûle toujours. Elle n'a ni eau, ni électricité, ni gaz. La désolation. Quand la douleur étouffe les gorges Agoulmine, un village fantôme dont les habitations ont été vidées de leurs occupants. Noircies par les flammes, certaines ont les toits éclatés. On arrive dans un sentier assez étroit où étaient regroupés hommes et enfants. On essayait tant bien que mal d'avancer mais des voitures faisaient déjà demi-tour. On continue à pied. Des pleurs montaient du contrebas du sentier. Des supplications. Des cris de femmes. On descend vers les maisons en longeant une végétation calcinée. Une femme pleurait à chaudes larmes, à haute voix, soutenue et relayée par d'autres. Elle appelait «Achour» de ses tripes. «Son fils», nous dit un jeune «il est mort brûlé, il avait 26 ans». Agoulmine, ce village martyr comptait jeudi ses morts. «Mercredi, nous avons déjà enterré 16 des nôtres, aujourd'hui on va enterrer 6 autres, on n'a pas encore sorti les corps qui sont calcinés dans des maisons plus bas,» nous renseigne un jeune. Les pleurs de la maman de Achour résonnaient partout, comme si les montagnes calcinées les renvoyaient vers le village. Les larmes coulent... La douleur est dure à supporter. Nous la sentons comme si nous connaissions la famille depuis longtemps. Rachid, notre photographe, pleurait lui aussi. Il essuyait ses larmes timidement en avouant «je n'ai pas pleuré depuis la mort de mon père, il y a de longues années». Nous quittons les lieux avec une grande tristesse. Au niveau de l'intersection du village, en haut sur l'autre flanc, une caserne militaire noircie par les flammes elle aussi semble abandonnée. On se dirige vers Ain El Hammam en traversant une fumée opaque d'un incendie non encore éteint. «J'ai 80 ans, de ma vie, je n'ai vécu un tel désastre, des incendies d'une telle ampleur, c'est prémédité», nous dit Achour, un habitant inquiet pour la santé de sa femme qui, dit-il «risque de mourir d'un moment à l'autre parce qu'elle n'arrive pas à respirer à cause de cette fumée qui monte». Achour avait des difficultés à nous parler, parce que, dit-il, je n'ai pas mis mon dentier». Sourires au milieu du drame. Assis devant la porte de sa maison, il se lève pour nous ouvrir le garage et nous montrer «ce qu'on a eu grâce à la solidarité des Algériens». Fardeaux d'eau minérale, matelas, tout ce qui pourrait servir en temps de détresse humaine au milieu d'une nature sans vie. Des séquences de fiction Du côté de Yahlem, un village au pied de la montagne encerclé par le feu, on remarque un panneau. «Projet 2020, travaux de plantation forestière 50 h, durée d'exécution 36 mois, forêt domaniale Oumalou, canton Ialem». Autour, en face, derrière et plus loin, tout est calciné, le feu a anéanti tous les projets. L'ampleur des dégâts dans des villages où la terre brûlait depuis quatre jours est immense. Aux abords des routes nationales, des cimetières de bouteilles en verre éclatées par la force des flammes. Des paysages, des séquences de fiction, même de science fiction dans un monde qui se réveille en mal de respirer, qui se meurt, qui se cherche, qui se bat contre le temps, contre la mort, qui cherche la formule magique pour renaître de ses cendres... On traverse une caserne mobile, un check-point. Les pneus qui entourent les postes de garde sont en lambeaux. Vers Ait Sidi Ahmed, une station de service a été épargnée du feu in-extremis. Elle n'est pas la seule. Entre Larabaa Nath Irathen et Ain El Hammam, des champs d'oliviers et de cerisiers détruits. Après l'intersection, El Korne, Iferhounene, Beni Yenni, Ain El Hammam, de nombreux points de casse complètement brûlés. Des voitures désossées calcinées. La région a perdu son ou ses gagne-pains, ses moyens de subsistance. Plus d'oliviers, plus de cultures, plus rien, plus de maisons, plus de bétail, plus de ruches d'abeilles, plus de poulaillers...A Ain El Hammam, des camions chargés de câbles prenaient position pour commencer à remplacer ceux qui ont été endommagés par le feu. Beaucoup de commerces étaient curieusement fermés. Peut-être parce que les dons étaient importants, partout, au niveau de tous les villages. Ou parce que les esprits sont affectés.... A 14h 30, à Tizi Ouzou, des agents de sécurité s'agitent. Beni Douala brûle. Un important foyer d'incendie venait de se déclencher. Sur la route du retour vers Alger, d'importants convois de gendarmerie circulent lentement dans les deux sens. Peut-être rentraient-ils dans leurs casernes après avoir sécurisé la route au passage du 1er ministre qui s'était déplacé à Tizi-Ouzou pour rencontrer des familles sinistrées. Nous quittons la Kabylie toujours en proie à des foyers d'incendies. Au vu de ses habitants, la vie a pris un autre rythme, un autre goût. Les citoyens traînent les pieds, se posent beaucoup de questions, affichent de grandes inquiétudes, grincent des dents. |
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