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Nourri à la source soufie, Souleymane
Bachir Diagne entre à l'Ecole normale supérieure, tout auréolée du prestige dû
à la qualité de ceux qui l'ont fréquentée. Jean Jaurès, Henri Bergson et plus
près de nous Paul Nizan, J-P Sartre. Agrégé de philosophie, S. Bachir Diagne
est aujourd'hui professeur à Columbia University (New
York), reconnaissance accordée à ses travaux empreints de rigueur et de
sérieux. S.B Diagne a écrit une vingtaine d'ouvrages dont «Logique pour
philosophes», (éditions NEAS, Dakar), «100 mots pour dire l'islam» (Maisonneuve
Larose», «Comment philosopher en islam ?» (Editions
du Panama, 2008), suivi de « Bergson postcolonial», et enfin «En quête
d'Afrique. Universalisme et pensée coloniale (en collaboration avec JL Amselle), Albin Michel 2018. Il s'est signalé à notre
attention en publiant cette année aux éditions Philippe Rey, «Le fagot de ma
mémoire» un ouvrage très personnel où il donne audience à ses souvenirs.
«Ma mémoire ne se serait pas mise en branle pour s'en aller constituer le fagot des souvenirs que j'ai rassemblés, n'eût été l'insistance d'amis qui se trouvent être aussi mes éditeurs» écrit-il. Certes, pourrait-on dire, mais l'insistance ne suffit pas. Il est des moments où l'on se retourne vers le passé pour l'interroger, y cueillir les fleurs les plus vivaces, pour mesurer la cohérence d'un parcours et revisiter les lieux, les êtres, redonner vie à ceux que l'on a aimés et dont certains ont disparu. Les sollicitations des amis ont donc trouvé un terreau où les branches et les rameaux de la mémoire ont pu être liés pour constituer le fagot qui donne son sel au livre. Il est des époques dans l'existence où l'on éprouve le besoin de faire le point sur son épopée personnelle, de se souvenir aussi des bons comme des mauvais côtés de l'existence. Et parfois ce besoin gît en puissance et n'attend que l'occasion pour se manifester au grand jour. Sous la plume de Souleymane Bachir Diagne, cela nous vaut un récit sobre et touchant. Comme l'on s'y attendait, l'enfance et la prime jeunesse occupent une place essentielle dans ce livre. C'est, au demeurant, tout à fait normal, considérant l'importance capitale de l'enfance dans la formation de la personnalité. La ville qui vit naître S.B Diagne, Saint-Louis, est située à l'embouchure du fleuve Sénégal, au nord de la capitale Dakar, «fondée sur l'île Ndar en 1659 comme un fort-comptoir français à qui le roi de France d'alors Louis XIV donna le nom de son aïeul». Réputée pour son cosmopolitisme, son ouverture et sa tolérance, cette ville est classée au patrimoine mondial de l'UNESCO.: «Saint Louis est connu pour être pluriel dans son histoire et les cultures dont la ville a reçu les multiples empreintes, africaines et française, anglaise un moment, arabe, dans un emmêlement de toutes ces identités à la fois et des hybridations qu'elles ont engendrées». Mais ce qui retient l'attention du musulman curieux, c'est que cette ville abrite un centre «intellectuel réputé pour l'enseignement des sciences islamiques» où a pu émerger et s'épanouir un islam rationnel, ouvert et éclairé. Saint Louis, c'est aussi la cité où s'est implantée la tariqa Tidjaniya,: née à Fès, elle est l'oeuvre de marchands marocains installés au Sénégal. «C'est à cette tradition que je dois d'avoir été éduqué dans l'idée d'un islam à la fois rationnel et soufi». On oppose généralement le rationalisme et le mysticisme. Or, pour S.B Diagne, le mysticisme n'est pas un renoncement à l'exercice de la raison. Aux yeux de notre philosophe, il est en l'épanouissement. Le mysticisme est comme la fleur qui éclot au bout de la tige du rationalisme. La tradition à laquelle se réfère notre philosophe exalte l'étude et l'intelligence et abhorre la forclusion des savoirs qui ne peut conduire qu'à des impasses. Dans un entretien paru, en ce printemps 21, dans Le Figaro, S.B Diagne précise que «la conception de l'islam dans laquelle il a été, en effet, élevé est celle d'une religion rationnelle qui tient en honneur l'étude et la réflexion personnelle». Citant le cas de l'illustre Abû Hâmid al-Ghazâlî, il note que «la leçon d'al-Ghazâlî est que «le rationalisme et le mysticisme ne s'opposent pas et ne s'excluent pas». Il ne saurait y avoir entre la raison et l'intime proximité avec le divin aucun conflit. Le croyant abîmé dans sa prière et dans sa méditation ne se sépare pas du rationaliste dont la recherche obéit aux réquisits de la raison. Dans le milieu où se passent ses premières années, S.B Diagne reçoit une formation traditionnelle. Il apprend le Coran comme la plupart des enfants musulmans; la tradition paternelle eût voulu que notre philosophe devînt un érudit en sciences musulmanes et, notamment, de s'engager dans la voie qui «forme» les soufis. De cette atmosphère, notre philosophe retient que la véritable fidélité est une attention soutenue à l'esprit des textes, qui les place dans la dynamique même de la vie, et se détourne de la répétition figée, car dit-il «la religion est une réalité vivante» et l'on s'exposerait à en faire quelque chose de sclérosé, si l'on se contentait du ressassement incessant qui vide de sens l'esprit et ne recueille que la lettre morte. Un peu plus tard, S.B Diagne se retrouve à Dakar où ses parents s'installent pour des motifs professionnels. C'est là qu'en 1966, à l'âge de dix ans, il intègre le lycée Van-Vollenhoven, établissement représentatif de la méritocratie scolaire d'alors, où, parmi les célébrités qui le fréquentèrent, il faut citer l'ancien président sénégalais, chantre de la négritude, L.S Sanghor . Peu à peu, le lycée s'étoffe d'enseignants du crû, alors que l'essentiel du personnel enseignant était fourni par la coopération française. «Nous n'avons pas été peu fiers de voir arriver au fil des ans quelques enseignants sénégalais dont un professeur de mathématiques et un professeur d'espagnol?». C'est là que S.B Diagne s'initie à la philosophie dont il fera son métier et sa passion. Il découvre Sartre, Nietzsche, Camus. Il aimait, dit-il que Sartre «fût un tiers-mondiste et un rebelle». Il hésite un moment entre des études de sciences exactes et la philosophie. La balance penchera en faveur de la philosophie. C'est ainsi qu'il choisira de poursuivre ses études en France au sein du fameux lycée Louis-le-Grand, pépinière de l'élite littéraire française. Un peu plus tard, il fait son entrée à l'Ecole Normale supérieure et préparera le concours de l'agrégation de philosophie. Il y rencontre deux grands philosophes, qui ont tous deux marqué leur époque, et tous deux nés en Algérie : Louis Althusser en 1918 et Jacques Derrida en 1930. Caïmans (=chargés de préparer les élèves aux épreuves du concours) exerceront sur le jeune S. Bachir Diagne une influence marquée, même s'il s'en est libéré en intégrant leur apport. Membre du Parti communiste français, Althusser s'est rendu célèbre en tentant de revivifier le marxisme dogmatique par l'importation de concepts venus du structuralisme et de l'épistémologie de Gaston Bachelard. En ces années 1960, deux mondes, «socialiste» et capitaliste, s'affrontaient, le Tiers-Monde était en ébullition, on y appelait à la fondation d'un nouvel ordre international qui ferait une plus juste part aux «damnés de la terre» comme les appelait F. Fanon. Les débats enflammés gravitaient autour de la révolution, du socialisme, de la libération des peuples. S.B Diagne nous apporte son témoignage sur Althusser : «C'est Althusser qui fut, durant mes années à l'ENS, mon caïman attitré». Bien entendu, l'image publique d'Althusser fut longtemps brouillée par le geste qu'il accomplit en 1980. Dans un moment de «folie», Il infligea à sa femme une mort qui a eu un grand retentissement. Il n'en demeure pas moins que ce fut l'un des penseurs importants, dans les années soixante du siècle dernier, au moment où déclinait l'influence de l'existentialisme sartrien. Il fut l'un des maîtres à penser d'une jeunesse contestataire déjà et tentée par une certaine radicalité révolutionnaire. Régis Debray, qui s'engagea dans les maquis boliviens avec Che Guevara, était un élève d'Althusser. C'est à l'aune de la conception qu'Althusser propageait du socialisme que S.B Diagne critiquait les «socialismes» africains qui lui paraissaient manquer de radicalité. La lecture althussérienne de l'oeuvre du père du marxisme, permettaient à notre philosophe de critiquer «la doctrine des socialismes africains dont L. S Senghor et J. Nyerere (ancien président de la Tanzanie) avaient fait leur philosophie politique». Quant à Jacques Derrida, il fut un grand professeur et homme très attentif à l'avenir de ses élèves. «L'exercice de la ?leçon' était un grand moment : chacun devait présenter un cours sur le sujet que les caïmans avaient choisi pour nous, puis ils en assuraient la ?reprise'. Derrida avait cette fabuleuse capacité dans ses commentaires de mesurer ce qu'avait été l'intention de l'étudiant, puis ce qui en était advenu dans la leçon et pourquoi. Il avait une manière remarquable d'entrer dans les argumentations des autres. Par-delà l'agrégation, il m'a réellement fait avancer dans ma propre façon de penser». (In Benoit Peeters, Jacques Derrida, Flammarion). Tous ces thèmes des années 1960/70 apparaissent aujourd'hui terriblement datés. Nul ne pense plus que le marxisme soit l'horizon indépassable de notre temps et pas davantage que le structuralisme soit le sésame qui révèle le secret des langues ou des sociétés humaines. Les jeunes intellectuels sont requis par d'autres débats, notamment par l'irruption de l'islam dans le débat public de toutes les sociétés et, en particulier, des sociétés occidentales. Tout indique que la question religieuse n'a pas été prise au sérieux, surtout par la gauche occidentale qui s'est hâtée d'en proclamer la mort. Qui l'aurait cru, en ces années 1960, où dans le monde musulman, partie intégrante du Tiers-Monde, des élites politiques, issues du combat libérateur, tentaient d'acclimater des programmes inspirés d'un socialisme plus ou moins spécifique. Or, dès la révolution islamique iranienne de 1978-79, les signes s'inversent: «Les grands débats académiques des intellectuels africains s'étaient noués autours des -ismes qu'étaient les nationalismes, anti-impérialismes, les socialismes, les panafricanismes et voilà que la question religieuse, celle de l'islam tout particulièrement, était venue les chercher au coeur de l'espace universitaire même». La question religieuse est loin d'être dépassée ; elle paraît, au contraire, plus actuelle que jamais. Que les idéologies séculières, comme le marxisme, se soient sclérosées alors que les religions, certaines d'entre elles du moins, manifestent une vitalité étonnante et une énergie formidable (au sens du vieux formido latin) est un fait qui mérite examen. André Malraux a été plus lucide, si toutefois le mot qu'on lui prête est exact, en disant que le XXIe siècle sera religieux. *Docteur en philosophie (Paris-IV Sorbonne) |
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