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Les divisions et
les conflits d'idées sont des choses auxquelles aucun pays ou aucune société ne
peuvent échapper; c'est la manière par laquelle on les
résout qui détermine et construit un peuple ou une nation.
C'est souvent en temps de crise que les questions sensibles et refoulées refont surface, en particulier si la liberté d'expression a été niée pendant longtemps pour laisser place à la répression et la propagande. La question identitaire fait partie de ces questions en Algérie. On assiste de plus en plus à des débats sur l'identité, souvent injurieux et animés par des intentions malsaines, que ce soit dans les réseaux sociaux ou dans la presse. Je pense qu'on est nombreux à avoir entendu des gens tenir des propos dont ils ne semblent pas réaliser la gravité ni même les implications. Le ton monte et des termes tels que «traître» commence à devenir monnaie courante. Mais le plus inquiétant dans tout cela, c'est cette tournure d'esprit qui fait que chacun veut tordre l'histoire dans le sens de ses idées, ses préférences et ses préjugés. On a privé les Algériens pendant longtemps de leur histoire, et voilà qu'elle retourne aujourd'hui avec un visage défiguré. La lecture d'événements passés avec les yeux du présent est un problème courant que les historiens connaissent très bien. Les historiens, sous l'influence du marxisme, très puissant pendant la première moitié du siècle dernier, ont par exemple vu dans l'histoire entière de l'humanité une lutte de classes. Il fallait alors rappeler qu'il y avait d'autres facteurs qui faisaient l'histoire (culture, religion, patriotisme, etc.) et qu'on ne pouvait réduire - de manière méprisante - à des «superstructures», c'est-à-dire les réduire à un ensemble de croyances ou à une idéologie qui résulte uniquement d'une structure économique particulière. «Si aucun homme n'est jamais motivé que par des intérêts de classe» écrit Orwell, «pourquoi chaque homme prétend-il toujours qu'il est motivé par autre chose ?» La tendance s'est inversée aujourd'hui. La lecture «matérialiste» de l'histoire a laissé place à une lecture «culturaliste» de celle-ci. On ne parle que de la «superstructure», pour employer le terme marxiste, c'est-à-dire la culture, la langue, la religion, l'histoire, l'identité etc., et cela au point de parler de «clash des civilisations» pour expliquer les crises et les conflits. L'explication par la structure économique et les rapports de dominations - remplacés désormais par des micro-dominations - a presque totalement disparu du discours dominant. Il est inutile de rentrer dans les débats sur qui était là avant qui et qui a fait quoi etc. Tout d'abord, il est arrogant de prétendre cerner l'histoire dans toute sa complexité. On raconte que l'écrivain et explorateur anglais Sir Walter Raleigh, emprisonné à la tour de Londres, décida, pour passer le temps, d'écrire une histoire du monde. Après avoir achevé le premier volume et entamé le deuxième, il assista à une bagarre entre manœuvres qui éclata sous la fenêtre de sa cellule et qui se solda par un meurtre. Sir Walter n'a jamais pu découvrir les motifs du meurtre en dépit de ses efforts et de son enquête, et surtout du fait qu'il avait tout vu de ses propres yeux. C'est la raison pour laquelle, raconte-t-on, il brûla tout ce qu'il avait écrit et abandonna complétement son projet. Cela montre à quel point il est parfois difficile de comprendre ou raconter une seule histoire, qu'en est-il alors de l'Histoire ? En outre, il est extrêmement compliqué de cerner l'histoire ancienne avec les yeux et l'imaginaire d'une époque aussi différente que la nôtre. Il me semble tout à fait correct de dire que notre imaginaire d'avant la colonisation tranche avec celui d'après. La modernité dans laquelle nous avons été projetés malgré nous, nous a complètement désorientés. Notre mode de vie tranche de manière significative avec celui de nos grands-parents parfois même avec celui de nos parents : on ne s'habille plus de la même manière, on ne fait pas les mêmes boulots, on ne se marie pas au même âge etc. En bref, l'organisation sociale a changé avant même que l'on puisse s'en apercevoir. Cela fait que plusieurs questions politiques, sociales ou économiques essentielles restent encore en suspens. Les questions que nous nous posions aujourd'hui auraient sans doute été impensables avant la colonisation. C'est pourquoi il est nécessaire de replacer nos questions et nos schémas de pensées dans un cadre plus large. Il ne suffit pas de poser une question pour avoir la réponse, mais de poser la bonne question. Les références ethniques et identitaires restent une chose très récente dans l'histoire. Bien entendu, il y a eu toujours des préférences, des discriminations, mais jamais de pouvoir politique exercé au nom d'une «race» ou d'une «ethnie». C'est une chose qui a plus ou moins commencé, me semble-t-il, avec le démantèlement de l'empire ottoman sous les coups de la révolution française qui fait apparaître un nouvel idéal : l'égalité et la citoyenneté. Au début, ce modèle n'a pas résolu les problèmes dits ethniques, bien au contraire il les a stimulés comme le montre l'histoire récente des juifs en Occident. Comme le dit Hannah Arendt, la philosophie des Lumières a compris les choses à l'envers. C'est la citoyenneté qui accorde l'égalité et non pas l'égalité qui crée le droit à la citoyenneté. Le fait de reconnaître que les gens sont égaux et faire en sorte qu'ils le deviennent sont deux choses différentes. Et l'identité, il faut en convenir, n'est pas une chose facile à concilier avec l'égalité. L'identité est, au fond, le droit à la différence, ou à l'abolition de celle-ci, tout dépend d'où l'on parle. L'empire ottoman était donc confronté à un nouveau monde, celui de la politique et de la politisation de toute chose : l'histoire, l'origine, la langue, et même la cuisine, les habits ou le sport, tous deviennent des objets dotés d'une charge identitaire, ils sont une façon de s'identifier à des entités de pouvoir. Autrement dit, c'est le nationalisme. En France, pour noter au passage, on s'acharne ces derniers temps contre le kebab (chawarma) et tout ce qu'il incarne. Les puissances occidentales vont s'appuyer sur le sentiment ethnique et nationaliste naissant pour démanteler l'empire ottoman et diviser ensuite les pays colonisés et faire en sorte qu'ils ne se relèvent plus jamais. Il est digne de remarque que les conflits dans un pays comme la Birmanie n'ont jamais eu de caractère ethnique avant la colonisation. La diversité ethnique ne posait pas de problème à l'époque de la royauté, les conflits avaient plutôt un caractère territorial. Ce n'est que vers la fin du XIXe siècle que des groupes ethniques ont été créés par les Britanniques sur des bases linguistiques. C'est ce que l'anthropologue français François Robinne indique dans une récente interview: «Les administrateurs ont envoyé dans les montagnes des représentants, et chaque chefferie a été mise dans une boîte, un peu comme des insectes que l'on pique pour en faire un tableau: c'est ainsi qu'on a créé des catégories, en identifiant des nations, et de ces nations sont nés des nationalismes. C'est donc récemment - il y a cent cinquante ans - que les «groupes ethniques» sont apparus en Birmanie ou, en tout cas, ont posé problème aux pouvoirs centraux»1. En somme, on peut dire que ce qui se passe aujourd'hui en Birmanie avec l'extermination des Rohingyas, n'aurait pas pu se passer sans le passage des Britanniques. Plus tard, les revendications identitaires seront aussi une réaction à l'avénement de l'Etat superpuissant et planificateur pour qui rien ne doit échapper au contrôle et à l'uniformisation. L'islamisme, qui est une réaction à l'échec de l'Etat, partage, au fond, les mêmes prémisses que lui. Le premier est le gardien de l'ordre, le second est le gardien de la foi. Et les deux pensent que sans eux, tout le monde est perdu. La raison est que les deux n'accordent aucune confiance à l'homme ordinaire, à ses capacités à assumer sa liberté au sein de sa communauté, à ses propres capacités socioculturelles - il convient de préciser que le parti islamiste tunisien El Nahda a fait d'énormes progrès en ce sens. Bien évidemment, il faut des lois et des cadres pour réguler la vie des gens et garantir leur sécurité. Mais il existe en même temps des lois non-écrites et implicites que les gens s'accordent à respecter et parfois à transgresser sans pour autant mettre en péril quiconque ou quoi que ce soit. Ces lois implicites se situent au niveau des libertés individuelles. Les gens ont la capacité de se comprendre et de se convaincre, il faut juste leur laisser parfois le temps, les conditions et l'espace nécessaires. Privés de cela, les gens risquent de politiser leurs revendications et verser dans le fanatisme de tout genre. L'histoire du mouvement berbériste montre que c'est la répression qui a fait pousser une aile radicale à ce mouvement. Il est vrai que la priorité pour le moment est à l'établissement d'une démocratie qui garantit la justice et la liberté. Mais faire adhérer la majorité à ces principes implique un «rééquilibrage identitaire», selon les mots de Soufiane Djilali pour qui il faudra assumer notre identité «pour retrouver des repères et reconstruire une société stabilisée et sécurisée en lui évitant cette errance à la recherche de soi en Moyen-Orient ou en Occident»2. L'identité ne doit toutefois pas servir de motif pour justifier sa haine de l'autre, il est dommage que certains recherchent encore une pureté qui n'existe que dans leurs têtes. Amin Maalouf, dans son livre les Identités meurtrières, offre une définition nuancée de l'identité qui prend en compte la complexité de l'être et de l'histoire: «l'identité ne se compartimente pas, elle ne se répartit pas, ni par moitiés, ni par tiers, ni par plages cloisonnées. Je n'ai pas plusieurs identités, j'en ai une seule, faite de tous les éléments qui l'ont façonnée, selon un « dosage » particulier qui n'est jamais le même d'une personne à l'autre »3. En vérité, on a besoin que de peu efforts pour réaliser combien les Algériens se ressemblent. Ils ont par exemple un imaginaire commun qui s'est construit à travers des siècles de vie commune. Contrairement aux ex-empires coloniaux, ce n'est pas l'Etat qui a formé la partie majeure de cet imaginaire, mais une histoire particulière encore très mal connue et qui fait que même si deux Algériens ne parlaient pas la même langue, ils pourraient s'entendre sur tellement de choses. Il existe un fond commun de souvenirs ancestraux, en partie lié à l'Islam, une religion populaire et anticléricale, qui nous a réunis. C'est ce qui fait dire au célèbre sociologue français Pierre Bourdieu que « tous les Algériens parlent, pourrait-on dire, la même langue culturelle, c'est-à-dire qu'ils associent spontanément le même comportement à la même intention et décèlent la même intention sous le même comportement ». Et c'est ce qu'il lui fait dire aussi, pour répondre à la manœuvre coloniale qui crée la confusion entre langue et ethnie, qu'« en dépit des variations locales, [l'Algérie] forme une véritable unité de civilisation»4. Notes: 1 Robinne François, «Les racines de la violence en Birmanie», Papiers, n°24, 2018. 2 Djilali Soufiane, Choc de la Modernité: crise des valeurs et des croyances, Editions Jil Jadid, 2017, p.166. 3 Maalouf Amine, Les identités meurtrières, Grasset, 1998, p.8. 4 Pierre Bourdieu, «L'unité de l'Algérie», Le Monde Diplomatique, Juillet 1961. |
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