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Tout ne se mesure pas !

par Mohamed Mebtoul

«L'avenir nous tourmente, le passé nous retient, c'est pour cela que le présent nous échappe», Gustave Flaubert.

Pris dans le vertige de l'ignorance du futur, nous sommes constamment à la quête d'informations crédibles qui puissent nous permettre de construire une espérance lucide. Celle-ci ne s'identifie pas à une forme d'héroïsation, figeant la réalité quotidienne à partir d'une multitude de chiffres imposants. Ceux-ci ne semblent pas permettre de décrypter finement une quotidienneté complexe et sinueuse. Le chiffre, toujours approximatif, indique des tendances générales. Peu mis en perspective, il est distant des personnes en chair et en os. Les vicissitudes de la vie sociale, dans toutes ses nuances, les façons de dire et de faire, ne se mesurent pas. La quotidienneté est productrice de sens pluriels que les personnes attribuent aux objets, aux situations, aux symboles qui les entourent, leur permettant de fabriquer leur monde social (Augé, 2004).

La lassitude, les longues attentes pour tenter d'acquérir un bien ou un service donné, le temps social fluctuant, le bruit incessant et la laideur des espaces marchands, le stress chronique, les incertitudes liées au flou organisationnel, («attendez, le responsable va peut-être venir»), le mal-être s'incrustant dans un environnement social et physique aléatoire, sont profonds et vitaux pour les personnes qui accordent une valeur suprême à leur vie de tous les jours (Fassin, 2018). Ces faits sociaux sont classés, avec légèreté et mépris, comme des variables secondaires et marginales, sans «épaisseur scientifique», puisqu'ils sont non mesurables !

On oublie pourtant, que les vies des uns et des autres, n'ont pas la même importance, ni la même valeur. Les inversions paradoxales, sont de mise quand le travail citoyen s'efface au profit d'un verbiage obscur qui opère dans le détour constant pour faire valoir le statu quo. («Nous n'avons pas besoin du prix Nobel» a été écrit publiquement par un ministre de l'Enseignement supérieur).

L'ambiance populiste est aussi une exaltation d'un «Nous «indifférencié», qui cache mal le renforcement les inégalités sociales. La valorisation-reconnaissance des savoirs s'efface d'un revers de main, lui substituant le chemin le plus facile qui est celui du clientélisme. Celui-ci agit comme un magicien-protecteur rêvé. Il a le don de fabriquer des promotions inopinées et de conjoncture en défigurant la notion de carrière professionnelle.

Observer avec finesse la vie quotidienne, semble important pour comprendre les postures de défiance des uns à l'égard des autres ; la désaffiliation d'un personnel compétent dans certains milieux de travail, privilégiant la fuite vers l'étranger pour tenter d'arracher une considération sociale et professionnelle ; des perspectives et de projets professionnels errant d'une structure à une autre par le fait d'une bureaucratie difforme et centralisée. Ces différentes postures désenchantées se déploient dans une société malmenée par des mutations brutales, des ambivalences et des errances sociales (Toualibi-Thaalibi, 2016) en discordance avec une modernité reconnue et assumée avec sérénité par et avec les différentes populations. Une société ne se transforme pas des injonctions administratives. Le sociologue français Michel Crozier nous avait pourtant prévenu : «On ne change pas une société par décret».