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La corrida algérienne

par Abdelaziz Djaout

«Si l'on peut bien faire sortir les Algériens de l'Algérie, il est impossible de faire sortir l'Algérie des Algériens.» Anonyme



S'il est un rapport humain que l'on peut sans conteste inscrire dans la sacralité c'est bien le rapport à notre terre natale. Sauf rares exceptions - qui confirment d'autant plus le caractère universel de cette règle qu'ils sont souvent assimilées à de la haute trahison - l'individu, quel qu'il soit, aime le pays qui l'a vu naître et grandir. Quand bien même les réalités politiques, économiques, sociales et culturelles de ce pays nous rendraient la vie parmi les nôtres difficile voire insupportable, quand bien même nous le quitterions pour des cieux plus cléments, notre pays d'origine garde toujours une place spéciale dans nos c_urs et nos esprits. Davantage encore : quand bien même nous le critiquerions, nous le ferions d'autant plus « violement » que notre amour pour lui est sans commune mesure avec quelque autre amour qu'il soit.

 C'est donc avec cette pensée à l'esprit que, malheureusement, je me dois aujourd'hui venir ajouter ma voix d'expatrié algérien à celles de milliers d'enfants de ce pays qui, en dépit de l'amour qu'ils portent à l'Algérie, ne peuvent que déplorer l'état lamentable dans lequel sa société patauge depuis maintenant trop longtemps. De jour en jour, d'année en année, de décennie en décennie, l'Algérie se meurt, elle dépérit telle cette bête dont les coups implacables d'un toréador insensible blessent à maints endroits, et qui, désorientée, saignant de ci de là, se prépare à s'écrouler, à livrer son dernier souffle devant les yeux sadiques d'une corrida qui jubile, tirant et savourant plaisir de l'agonie lente et douloureuse de l'inoffensive victime. Sauf que, dans la dramatique et incompréhensible corrida algérienne, l'insensible et criminel toréador, la meute qui l'applaudit, ainsi que le toréro qui agonit pour leur lugubre plaisir, n'en font qu'un. C'est notre pays. C'est l'Algérie et ses enfants. Ce sont les Algériens et les Algériennes, toutes classes sociales et régions territoriales confondues, qu'ils soient commis de l'État, responsables politiques, dirigeants économiques ou simples citoyens. En effet, tous et toutes, à la fois bourreaux et victimes d'une situation qui n'a que trop durée.

 Un exemple parmi tant d'autres : la saleté de nos villes et de nos quartiers. Dire que la situation sur ce plan est tout simplement scandaleuse c'est trahir le sentiment de dégout, mêlé d'une grande tristesse et de peine, qui m'habite. Devant ces odeurs nauséabondes dont mes compatriotes semblent de plus en plus s'accommoder, la pensée rationnelle s'avoue vaincue. En effet, y aurait-il une quelconque raison, que la Raison voire le sens commun reconnaîtrait, et qui pourrait expliquer pourquoi les Algériens tolèrent vivre entourés de ces amas de leurs détritus ?

 Le problème de ces dépotoirs urbains et à ciel ouvert serait-il financier ? Que l'on débloque donc les sommes nécessaires pour les besoins de la salubrité publique ! Serait-il plutôt technique ? Les cerveaux algériens failliraient-ils à trouver une manière efficace de nettoyer leurs villes ? Je ne puis le croire ! Des villes autrement plus grandes et plus populeuses qu'Alger, partout dans le monde, arrivent bien à afficher une image décente sur ce plan. Que se passe-t-il donc pour que, au vu et su de chacun et de tous, à leur désagrément même et au risque de leur bien-être social et sanitaire, Alger devienne une grande poubelle sans que personne ne s'inquiète, ne proteste ou n'agit ?

 Le problème en est un de mentalité diraient certainement plusieurs. La ménagère qui ose jeter de sa fenêtre les restes de son diner de la veille, le parent qui scelle mal ses sacs de poubelle avant d'ordonner à sa progéniture d'aller les déposer dehors, l'enfant qui s'exécute mais qui, au lieu de les déposer, balancent les sacs à moitié ouverts à quelques mètres loin de l'endroit réservé à cet effet, le marchand qui, nettoyant sa marchandise, amasse, sur la place de son commerce même, les quelques fruits ou légumes pourris, tous ces honnêtes citoyens ont en effet un problème de conduite, un manque de civisme flagrant. Mais, d'où leur vient cette tare, quelle en est l'origine, quelles en sont les sources ? Notre religion ? Impensable. Notre culture arabo-berbère millénaire ? Aucunement. Les influences dites occidentales ? Jamais. Pourquoi donc autant de citoyens et de citoyennes, par ailleurs souvent d'une propreté impeccable à l'intérieur de leur chez-soi, salissent la place publique, les rues, les marchés et les quartiers algériens, avec une constance et une indifférence qui s'apparentent à de la préméditation ? Et comment expliquer l'échec des autorités publiques, à tous les niveaux, de mettre un terme à ce gâchis et à cette honte ?

 On aura compris que l'auteur de ces lignes n'a pas de réponse à ses propres questions. Je tenais seulement, en fait, par des questions suscitées par un exemple parmi tant d'autres, à souligner que notre pays mérite mieux. Que nous méritons mieux. Et si j'avais été psychologue, j'aurais peut-être osé trouver la réponse à mes questions dans un masochisme qui ne veut tout simplement pas se reconnaître et se soigner. Mon amour pour l'Algérie reste néanmoins intact, en dépit de tout et de tous.