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Ne croyez pas au battage médiatique sur l'IA

par Daron Acemoglu*

BOSTON - Selon les leaders du secteur de la technologie et de nombreux experts et universitaires, l'intelligence artificielle est sur le point de transformer le monde tel que nous le connaissons, grâce à des gains de productivité sans précédent. Si certains pensent que les machines feront bientôt tout ce que les humains peuvent faire, inaugurant ainsi une nouvelle ère de prospérité illimitée, d'autres prédictions sont au moins plus fondées. Par exemple, Goldman Sachs prévoit que l'IA générative augmentera le PIB mondial de 7 % au cours de la prochaine décennie, et le McKinsey Global Institute prévoit que le taux de croissance annuel du PIB pourrait augmenter de 3 à 4 points de pourcentage d'ici à 2040. Pour sa part, The Economist s'attend à ce que l'IA crée une manne pour les cols bleus.

Est-ce réaliste ? Comme je l'indique dans un article récent, les perspectives sont beaucoup plus incertaines que ne le suggèrent la plupart des prévisions et des estimations. Néanmoins, s'il est pratiquement impossible de prédire avec certitude les effets de l'IA dans 20 ou 30 ans, on peut dire quelque chose à propos de la prochaine décennie, car la plupart de ces effets économiques à court terme concerneront forcément des technologies existantes et les améliorations qui leur sont apportées.

Il est raisonnable de supposer que l'impact le plus important de l'IA proviendra de l'automatisation de certaines tâches et de l'amélioration de la productivité de certains travailleurs dans un certain nombre de professions. La théorie économique fournit des indications pour évaluer ces effets globaux. Selon le théorème de Hulten (du nom de l'économiste Charles Hulten), les effets globaux sur la «productivité totale des facteurs» (PTF) sont simplement le produit de la part des tâches automatisées par les économies de coûts moyennes.

Bien que les économies moyennes soient difficiles à estimer et varient en fonction de l'activité, des études approfondies ont déjà été menées sur les effets de l'IA sur certaines tâches. Par exemple, Shakked Noy et Whitney Zhang ont examiné l'impact de ChatGPT sur des tâches de rédaction simples (telles que le résumé de documents ou la rédaction de propositions de subventions ou de documents de marketing), tandis qu'Erik Brynjolfsson, Danielle Li et Lindsey Raymond ont évalué l'utilisation d'assistants d'IA dans le service à la clientèle. Dans l'ensemble, cette recherche suggère que les outils d'IA générative actuellement disponibles permettent de réaliser des économies moyennes de 27 % sur les coûts de main-d'œuvre et de 14,4 % sur les coûts globaux.

Qu'en est-il de la part des tâches qui seront affectées par l'IA et les technologies connexes ? En utilisant des chiffres tirés d'études récentes, je l'estime à environ 4,6 %, ce qui signifie que l'IA n'augmentera la PTF que de 0,66 % sur dix ans, ou de 0,06 % par an. Bien entendu, étant donné que l'IA entraînera également un boom des investissements, l'augmentation de la croissance du PIB pourrait être un peu plus importante, peut-être de l'ordre de 1 à 1,5 %.

Ces chiffres sont bien inférieurs à ceux de Goldman Sachs et de McKinsey. Pour obtenir ces chiffres plus élevés, il faut soit augmenter les gains de productivité au niveau microéconomique, soit supposer que beaucoup plus de tâches dans l'économie seront affectées. Or, aucun de ces scénarios ne semble plausible. Des économies de coûts de main-d'œuvre largement supérieures à 27 % ne se situent pas seulement en dehors de la fourchette proposée par les études existantes ; elles ne correspondent pas non plus aux effets observés pour d'autres technologies encore plus prometteuses. Par exemple, les robots industriels ont transformé certains secteurs manufacturiers et semblent avoir réduit les coûts de main-d'œuvre d'environ 30 %.

De même, il est peu probable que nous observions un remplacement d'une part beaucoup plus élevées que 4,6 % des tâches effectuées par des travailleurs, car l'IA est loin de pouvoir effectuer la plupart des tâches manuelles ou sociales (y compris des fonctions apparemment simples comportant certains aspects sociaux, comme la comptabilité). En 2019, une enquête portant sur la quasi-totalité des entreprises américaines a révélé que seulement 1,5 % d'entre elles avaient investi dans l'IA. Même si ces investissements ont repris au cours de l'année et demie écoulée, il reste encore beaucoup, beaucoup de chemin à parcourir avant que l'IA ne se généralise.

Bien entendu, l'IA pourrait avoir des effets plus importants que ne le suggère mon analyse si elle révolutionnait le processus de découverte scientifique ou créait de nombreuses nouvelles tâches et de nouveaux produits. Les récentes découvertes de nouvelles structures cristallines et les progrès réalisés dans le domaine du repliement des protéines grâce à l'IA laissent entrevoir de telles possibilités. Mais il est peu probable que ces percées constituent une source majeure de croissance économique dans les dix années à venir. Même si les nouvelles découvertes pouvaient être testées et transformées en produits réels beaucoup plus rapidement, à l'heure actuelle, l'industrie technologique se concentre de manière excessive sur l'automatisation et la monétisation des données, plutôt que sur l'introduction de nouvelles tâches de production pour les travailleurs.

D'ailleurs, mes propres estimations pourraient être trop élevées. L'adoption précoce de l'IA générative s'est naturellement produite là où elle donne des résultats raisonnables, c'est-à-dire dans des tâches pour lesquelles il existe des mesures objectives de réussite, telles que l'écriture de sous-programmes de programmation simples ou la vérification d'informations. Dans ce cas, le modèle peut apprendre sur la base d'informations extérieures et de données historiques facilement disponibles.

Mais une grande partie des 4,6 % de tâches qui pourraient être automatisées d'ici dix ans - évaluation de candidatures, diagnostic de problèmes de santé, conseils financiers - n'ont pas de mesures objectives de succès aussi clairement définies et impliquent souvent des variables complexes dépendant du contexte (ce qui est bon pour un patient ne l'est pas pour un autre). Dans ces cas, il est beaucoup plus difficile d'apprendre à partir d'une observation extérieure, et les modèles d'IA générative doivent plutôt s'appuyer sur le comportement des travailleurs existants.

Dans ces conditions, il y aura moins de place pour des améliorations majeures par rapport au travail humain. J'estime donc qu'environ un quart des 4,6 % de tâches appartiennent à la catégorie des tâches «plus difficiles à apprendre» et que leurs gains de productivité seront plus faibles. Une fois cet ajustement effectué, le chiffre de 0,66% de croissance de la PTF tombe à environ 0,53 %.

Qu'en est-il des effets sur les travailleurs, les salaires et les inégalités ? La bonne nouvelle est que, par rapport aux vagues précédentes d'automatisation - telles que celles basées sur les robots ou les systèmes logiciels - les effets de l'IA pourraient être plus largement répartis entre les groupes démographiques. Si c'est le cas, l'impact sur les inégalités ne sera pas aussi important que celui des technologies d'automatisation précédentes (j'ai estimé ces effets dans mes travaux antérieurs avec Pascual Restrepo). Toutefois, rien ne prouve que l'IA réduira les inégalités ou stimulera la croissance des salaires. Certains groupes - en particulier les femmes blanches nées dans le pays - sont nettement plus exposés et seront affectés négativement, et le capital gagnera plus que le travail dans l'ensemble.

La théorie économique et les données disponibles justifient des perspectives plus modestes et réalistes pour l'IA. L'argument selon lequel nous ne devrions pas nous préoccuper de la réglementation, parce que l'IA sera la proverbiale marée montante qui soulèvera tous les bateaux, n'est guère étayé. L'IA est ce que les économistes appellent une technologie à usage général. Nous pouvons faire beaucoup de choses avec elle, et il y a certainement mieux à faire que d'automatiser le travail et d'augmenter la rentabilité de la publicité numérique. Mais si nous adoptons le techno-optimisme sans esprit critique ou si nous laissons l'industrie technologique fixer l'ordre du jour, une grande partie du potentiel pourrait être gâchée.



*Professeur d'économie au MIT, est coauteur (avec Simon Johnson) de Power and Progress : Our Thousand-Year Struggle Over Technology and Prosperity (PublicAffairs, 2023)