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Où va la France ?

par Kamel Meziti*

«Ne m'appelez plus jamais France, la France elle m'a trahi ! » Ils sont nombreux en France et ailleurs, tous ceux qui connaissent la chanson de Michel Sardou dénonçant la vente de ce célèbre paquebot éponyme cédé, à la Norvège, en 1979. Ils sont nombreux ces Français et résidents de confession ou culture musulmane qui se sentent trahis par la France, ce pays historique des droits de l'Homme qui les a vu naître ou les a accueilli. Cette France généreuse qu'ils ont contribué à construire ou reconstruire, durant de longues décennies de leurs mains, de leur savoir-faire, de leurs talents, qu'ils ont enrichi économiquement et culturellement.

Enfant, mon père immigré algérien analphabète avait beaucoup œuvré pour m'inculquer les mérites de l'Ecole républicaine. Des années plus tard il m'expliquait, avec ses mots, que l'ascenseur social trouvait tout son sens dans la formule « Aide toi, le ciel t'aidera ». Il n'était pas du genre à se plaindre « mon vieux ». On pouvait être à la fois citoyen exemplaire et musulman « en même temps » pensait-il. Voire pour être un musulman exemplaire il fallait assumer une citoyenneté irréprochable. J'ai gardé de lui cet amour de mon pays, la France, naguère terre généreuse et accueillante. J'ai aussi hérité de lui cette propension à la méritocratie, la détermination face à l'adversité. « Mon vieux », comme le chantait Daniel Guichard, abhorrait la résignation et l'oisiveté. Il pouvait, comme tout à chacun, tomber mais se relevait toujours : c'était presque un instinct pavlovien qu'il avait forgé dans les années cinquante dans les djébels massifs, si typiques des Hauts plateaux de l'est algérien. À l'instar de millions d'Algériens, il n'avait pas pu bénéficier de cette instruction libre et gratuite, promise par un certain Jules Ferry dans une société coloniale peu clémente avec les illettrés. Persévérant et toujours digne, en quelque circonstance, il l'a toujours été, parfois au prix de grands sacrifices. Ses deux grandes qualités sont restées gravées, à jamais, dans ma mémoire et mon cœur. La détresse économique l'avait conduit en France au début des années soixante et comme des millions d'immigrés algériens, tunisiens, marocains, sénégalais et bien d'autres, il avait apporté son obole aux Trente Glorieuses, avait fondé une famille, avait fini par se plaire. Il avait réussi en quelque sorte, à sa manière, le mariage de la tradition et de la modernité.

Convaincu que la diversité était une richesse pour cette France ouverte et accueillante, il avait rejoint ces hordes de travailleurs dans le bâtiment, les mines, la sidérurgie, le rail, la construction automobile.... C'était l'époque de l'immigration choyée par les entreprises, une immigration vitale économiquement, utile et corvéable à merci. C'était, il y a si peu, c'était hier. À l'époque où l'immigré pouvait certes souffrir stoïquement des « sale bougnoul », « bicot » « métèque » ou autres noms d'oiseau sans broncher, convaincus de n'être après tout que des étrangers « de passage » qui pour certains venaient « voler le pain des Français » : un racisme conjoncturel en sorte.

Nous vivons une autre époque, différente, anxiogène où le pacte social se délite avec les incertitudes économiques et la quête si aisée et pratique de nouveaux boucs-émissaires : le syndrome des trois I (immigration, insécurité soi-disant incarnés par l'Islam) a réactivé les théories populistes et racistes du « grand remplacement » ou de « remigration » des populations musulmanes dans leurs « pays d'origine ». Or ces immigrés ont fondé des familles et leurs enfants, petits-enfants et arrières petits-enfants sont Français à part entière et aspirent plus que jamais à apporter leur pierre à l'édifice républicain. Beaucoup sont cadres, avocats, médecins, chercheurs, professeurs, entrepreneurs, élus... Beaucoup subissent une atmosphère d'islamophobie, vivent mal la remise en question de leur loyauté, le questionnement de leur identité. Ils ne supportent plus d'être considérés tels des citoyens entièrement à part, voire de simples « Français de papier » à la quatrième génération. À moins de s'appeler Zidane, Benzema, Debbouze ou Omar Sy, dans la conscience collective islamophobe alimentée par les discours racistes omniprésents, l'acceptation de l'appartenance des musulmans à la nation française n'est pas acquise. Beaucoup dénoncent une stigmatisation à raison de leur appartenance réelle où supposée à l'Islam assimilé hâtivement au djihadisme, au nom d'une lutte légitime contre le terrorisme dont les musulmans sont quantitativement les premières victimes, à travers le monde.

Les multiplication des expulsions expéditives d'imams, la fermeture des établissements musulmans, de lieux de culte, la médiatisation à outrance du phénomène des abayas, la stigmatisation des femmes voilées, les sempiternels « débats » questionnant la compatibilité de l'Islam avec les valeurs républicaines, les allégations éhontées de l'antisémitisme présumé des musulmans... tout cela a fini par affecter durement la deuxième Communauté religieuse de France qui n'aspire qu'à vivre sa foi sereinement dans l'indifférence et le respect. Conjoncturelle à ses débuts, la haine anti musulmane est devenue structurelle notamment grâce à l'appui d'acteurs politiques et institutionnels ainsi que la pression politique sur la justice.

Les décideurs politiques français ne semblent pas mesurer la fracture qu'ils ont, eux-mêmes, générée au risque de miner un peu plus une cohésion sociale déjà fragilisée. Il ne fait pas bon d'être musulman, aujourd'hui, en France.

Le phénomène avait commencé déjà avec le 11 Septembre 2001. Il a été réactivé par la fachosphère avec les tueries du 7 Octobre 2023 en Israël qui ont ouvert la voie au massacre ouvert par « l'armée la plus morale du monde » et la déportation de près de deux millions et demi de civils, d'enfants, de femmes déshumanisés, invisibilisés, malgré toutes les images cathodiques d'atrocités relayées, les condamnations des humanistes, les témoignages des ONG, les déclarations de l'ONU, impuissante face à un risque génocidaire inédit. Le peuple palestinien opprimé, martyrisé depuis trop longtemps l'est grâce au soutien de certains, la caution d'autres et parfois notre indifférence voire notre égoïsme. Comment expliquer le deux poids deux mesures quand on compare le traitement médiatique occidental très différencié de la guerre en Ukraine et du génocide à Gaza ? Toutes les vies humaines se valent pourtant. Ou y aurait-il une hiérarchisation dans ce qui est moralement acceptable et ce qui ne l'est pas ? L'empathie des médias main stream français à l'égard des victimes ukrainiennes est inversement proportionnelle à l'indifférence des litanies macabres à Gaza et en Cisjordanie. Comme si l'humanité, la compassion étaient, elles aussi, hiérarchisées selon...

En France, soutenir la Palestine ou dénoncer les atrocités commises par Tsahal, critiquer les dérives criminelles du gouvernement israélien d'extrême-droite vous transforme tantôt en islamiste, islamo gauchiste, antisémite voire en complice du terrorisme. Exprimer son humanité envers TOUTES les victimes israéliennes et palestiniennes est douteux. Les quelque 40.000 morts civils et milliers de disparus sous les bombes de Tsahal sont présentés comme de simples dégâts collatéraux nécessaires, consécutifs au carnage commis par le Hamas. Perfidement s'est installée en France une police de la pensée qui assimile la critique de l'Etat d'Israël ou de l'antisionisme en antisémitisme. Évoquer l'islamophobie vous rend suspect car cela serait la nouvelle trouvaille des salafistes voire des islamo-gauchistes et autres wokistes pour taire toute critique de l'Islam et islamiser la société française ! L'islamophobie, tout comme l'antisémitisme et toutes les formes de haine doivent être combattues au nom du respect de la dignité humaine, de l'équité, de la cohérence.

Pourtant à en croire nombre de responsables politiques et médias français un bon musulman serait celui qui cesse de l'être. Face à ce mal-être, un sentiment d'exclusion croissant et une perte de confiance des musulmans de France se dessinent déjà les prémices d'un exil, une « hijra » contemporaine, relevée par les spécialistes.

Ils sont, de plus en plus nombreux, ces cadres musulmans, chercheurs, chefs d'entreprise, jeunes et moins jeunes à émigrer vers d'autres cieux plus cléments, d'autres pays où paradoxalement ils sont mieux considérés en tant que Français. Des François respectés qui apportent leurs compétences et vivent leur foi sereinement sans stigmatisation, loin du cauchemar français alimenté par les marchands de la haine.

*Historien, auteur du « Dictionnaire de l'islamophobie » (Bayard) et Marianne et ses musulmans : la fracture » (L'harmattan)