Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
Une trentaine d'années avant
le début de la colonisation de l'Algérie, en France, une médecine « spéciale »
qui se donne pour objet l'étude et le traitement des lésions des fonctions de
l'entendement, se constitue en science autonome.
En 1832, Jean-Etienne Esquirol, un des pionniers de cette nouvelle branche de la médecine, l'aliénisme, rédige un mémoire dans lequel il présente l'isolement comme « le moyen le plus énergique et ordinairement le plus utile, pour combattre les maladies mentales » 1, car, selon lui, l'isolement permet de « modifier la direction vicieuse de l'intelligence et des affections des aliénés2 ». Notons qu'à partir des années 1850, le terme de psychiatrie va peu à peu se substituer à celui d'aliénisme pour désigner l'étude et le traitement de la folie. L'idée de l'asile, c'est-à-dire du confinement de l'aliéné dans un établissement spécialisé, comme «instrument de guérison» s'impose peu à peu. Le 30 juin 1838, à Paris, l'assemblée adopte une loi qui fait obligation à chaque département « d'avoir un établissement public, spécialement destiné à recevoir et soigner les aliénés, ou de traiter, à cet effet, avec un établissement public ou privé, soit de ce département, soit d'un autre département » 3. En Algérie, cette loi n'est pas promulguée. Peu importe qu'elle le soit ou pas d'ailleurs, puisque la colonie qui est dépourvue d'asile se voit accorder, par l'adoption d'une mesure, le transfert vers la métropole de ses aliénés qui présentent le moins de chances d'une guérison prochaine ; les autres, notamment ceux du département d'Alger et de Constantine, étant retenus, pour les premiers, dans un quartier de l'hôpital civil d'Alger, pour les seconds, à l'asile spécial de Mila4, une ville située à l'est de l'Algérie. Ces transferts de malades, présentés comme une mesure provisoire en attendant la construction prochaine d'un asile, dureront en définitive près d'un siècle, le temps qu'il a fallu à l'Algérie pour fonder un réseau psychiatrique. La colonie, dont le territoire est déclaré d'abord possession française (ordonnance du 22 juillet 1834), puis territoire français (1848), ne fait pas figure d'exception en la matière ; certains départements métropolitains ne verront l'ouverture d'un hôpital psychiatrique5 que bien plus tard. Lorsque les premiers aliénés coloniaux arrivent à l'asile de Marseille à la fin des années 1840, en France, il existe déjà une élaboration théorique psychiatrique et anthropologique sur la folie en terre d'islam, de laquelle a émergé une représentation des sociétés musulmanes caractérisée par les éléments suivants : rareté de la folie du fait d'une série de causes (civilisation peu avancée, mœurs, privation de liqueurs alcooliques, éducation, régime politique, etc.) ces causes étant la conséquence directe de la religion ; rareté du suicide du fait d'un esprit peu tourmenté ; rareté de la paralysie générale en raison d'une quasi absence de surmenage intellectuel ; forme d'aliénation particulière accompagnée de violence, de fureur ; conception magico-religieuse de la folie - le fou étant vu comme un favori de Dieu, il est vénéré. Cette théorisation sur la folie dans le monde musulman trouve son origine non pas dans l'article de Jacques-Joseph Moreau de Tour6, disciple d'Esquirol, mais dans les tout premiers travaux de ce dernier, qui, dès 1805, sous l'influence de Jean-Jacques Rousseau, élabore au travers de sa thèse7, une théorie étiopathogénique qui fait des passions factices, produits de l'intelligence développée et de la civilisation, l'une des causes majeures de la folie et de la diversité de ses formes. Ce rapport de cause à effet établi entre folie et civilisation trouve en partie sa justification dans les écrits médicaux du début des années 1800, rédigés à la suite d'expéditions militaires (Égypte), de voyages ou de périples curatifs (Moreau de Tours) entrepris dans des pays musulmans. La folie y est décrite comme rare et ses formes peu variées. Dans les années 1830-1840, ce discours des aliénistes sur la folie dans le monde musulman a déjà gagné le corps médical français. Les thèses développées sur la folie chez les indigènes musulmans algériens, au travers d'un article8 paru dans la revue des Annales médico-psychologiques, tiré d'un ouvrage9 rédigé suite à un séjour dans la colonie par un médecin italien installé à Paris, Salvatore Furnari10, témoignent de cette influence. L'ouvrage et l'article en question étant parus avant le début des transferts des aliénés de la colonie vers la métropole. Influence que l'on retrouve quelques années plus tard dans les travaux du Dr Abel-Joseph Meilhon, médecin aliéniste à l'asile d'Aix en Provence, établissement dans lequel sont traités les malades en provenance de la colonie à partir des années 1850. Dans une étude parue au milieu des années 189011, Meilhon, tout en reprenant les thèses soutenues par ses prédécesseurs sur l'aliénation mentale chez les Arabes, soutient qu'autant l'impulsivité que les autres spécificités de la folie chez ces derniers, entre autres, le nombre important des perversions génésiques, la fréquence de la manie, sont la conséquence d'une complexion psychophysiologique liée à la race, autrement dit qu'elles résulteraient d'une prédisposition raciale à la violence et aux autres formes spécifiques que peut revêtir la folie chez ces populations. Les thèses de Meilhon tout comme celles qui les ont précédées ont joué un rôle important dans le traitement réservé aux aliénés musulmans internés à l'asile d'Aix. Composée de plusieurs quartiers, théoriquement, la répartition des aliénés au sein de l'asile d'Aix, comme dans n'importe quel autre asile, se fait en fonction et des éléments médicaux indiqués sur les feuilles d'évacuation établies pour chaque patient, dont ceux en provenance d'Algérie, et à la suite du premier examen médical que ces derniers subissent à leur arrivée. Or, à Aix, cette répartition s'opère non pas forcément, du moins pour ce qui concerne les aliénés venant de la colonie, sur des critères médicaux mais en fonction de l'origine ethnique. Ainsi, les aliénés arabes sont-ils systématiquement placés dans le quartier que l'on désigne sous le nom de « quartier des Arabes », c'est-à-dire le quartier des agités, un quartier de surveillance spéciale, où par ailleurs il n'y a pas que des Arabes12. Ce placement systématique des aliénés arabes dans le quartier des agités s'explique par la barrière de la langue qui fait que le médecin n'est pas en mesure de savoir de quel trouble le malade est exactement atteint, d'une part. D'autre part, par le fait que les feuilles d'évacuation qui accompagnent le patient et qui sont souvent « plutôt sobres de renseignements », mais aussi et surtout, comme dit précédemment, par une certaine idée de l'aliénation mentale chez les Arabes, qui trouve sa source dans les travaux de Meilhon, entre autre. Comme « l'a si bien observé M. Meilhon, écrit Jean-Joseph Levet, successeur de Meilhon à l'asile d'Aix, , que le trait dominant de la folie des Arabes est la tendance à la violence », et « dans l'impossibilité d'examiner soit par l'interrogatoire, soit même par l'attitude, n'ayant aucun renseignement auquel il pût se fier, ce médecin écoute le conseil de la prudence, et le malade est placé dans le fameux quartier dit le quartier des Arabes » 13. Ainsi, quel que soit son comportement, sa réaction, l'aliéné musulman est donc placé dans ce quartier des agités, comme l'affirme Levet à la veille de la première guerre mondiale : « Cela veut dire que si cet entrant est un malade tranquille ou déprimé, il vivra dans un quartier où prédominent les violents, les vicieux, les bruyants, où toutes les nuits il entendra chanter, crier, quereller, et où, en somme, il aura peine à se reposer des fatigues de son transfert inconfortable »14. La même répartition ethnique sera adoptée à l'hôpital psychiatrique de Blida, au début des années 1930. Elle aura également pour fondement des thèses psychiatriques racialistes, les mêmes qui ont nourri l'idéologie qui sous-tendait et légitimait le régime colonial. *Docteur en histoire (Université Lyon 2) Notes 1-Esquirol (Jean-Étienne-Dominique), Des illusions chez les aliénés. Question médico-légale sur l'isolement des aliénés, Paris, Librairie médicale de Crochard, 1832, p. 31. 2-Ibid. p. 31. 3-Article 1er de la loi sur les aliénés du 30 juin 1838, cité in Castel (Robert), L'ordre psychiatrique, l'âge d'or de l'aliénisme, Paris, Éditions de Minuit, 1976, p. 316. Sur la loi du 30 juin 1838, voir aussi : Quétel (Claude), Histoire de la folie - De l'antiquité à nos jours, Paris, Tallandier, 2009 ; Goldstein (Jan), Consoler et classifier, L'essor de la psychiatrie française, op. cit. 4-Nous n'avons pas retrouvé d'éléments précis sur cet établissement. 5- Nouvelle dénomination pour désigner l'asile à partir de 19375. La substitution du terme asile par celui d'asile psychiatrique se fait par décret du 5 avril 1937, voir à ce sujet : Bueltzingsloewen (Isabelle von), « Réalité et perspectives de la médicalisation de la folie dans la France de l'entre-deux-guerres », Genèses, 2011/1 (n°82), p. 20. Il est à noter que certains départements ne seront dotés d'un hôpital psychiatrique que vers la fin des années 1950. 6-Moreau de Tours (Jacques-Joseph), « Recherches sur les aliénés en Orient - Notes sur les établissements qui leur sont consacrés », AMP, tome premier, 1843. 7-Esquirol (Jean-Étienne-Dominique), Des passions, considérées comme causes, symptômes et moyens curatifs de l'aliénation mentale, thèse de médecine, École de médecine de Paris, 1805. 8-Furnari (Salvatore), « Voyage médical dans l'Afrique septentrionale », op. cit.. 9-Furnari (Salvatore), Voyage médical dans l'Afrique septentrionale ou de l'ophtalmologie considéré dans ses rapports avec les différentes races, Paris, Baillière, 1845. 10-Salvatore Furnari est un médecin spécialiste des maladies de l'œil. Il entreprend un voyage en Algérie à la demande du gouvernement français pour étudier et traiter les pathologies oculaires dont sont atteints les soldats français. Ce voyage est également l'occasion pour lui d'étudier les pathologies et les traitements ophtalmologiques chez les populations indigènes. 11-Meilhon (Abel-Joseph), « L'aliénation mentale chez les Arabes - Étude de nosologie comparée », Paris, AMP, tome III, 8e série, janvier 1896. 12- Levet (Jean-Joseph), « Etablissement d'aliénés - L'assistance des aliénés algériens dans asile métropolitain », AMP, n°9, 1909, p. 61. 13-Ibid. pp. 60-61. 14-Ibid. p. 61. |
|