Envoyer à un ami |
Version à imprimer |
Version en PDF
On a présenté dans les média
nationaux et internationaux la lettre de démission de Abdelaziz Bouteflika
comme une victoire due à la mobilisation populaire et comme le signal que l'institution la plus importante du pays aurait
finalement décidé de «lâcher» ce président, dont tout un chacun sait qu'il a
perdu, depuis au moins sept années, ses capacités physiques et sans aucun doute
une bonne partie de ses capacités intellectuelles, si on en croit le diagnostic
des «hommes de l'art».
Bouteflika ne règne plus, mais il continue de gouverner Rétroactivement, on s'aperçoit que cette analyse n'a rien de valide, car rien n'a changé, en dehors de la lettre de démission, maintenant avalisée par un Conseil constitutionnel, (dont le mandat du président a une assise illégale, on ne le répétera pas trop souvent !) et sur la voie de l'officialisation par le Parlement, acquise d'avance et sans surprise, vu la composition actuelle de cette double institution, qui n'a rien de représentatif. Le chef de l'Etat, et/ou ceux qui prennent les décisions en son nom, a pris acte de son incapacité à gouverner, mais plus que tardivement, et rien de plus. Les institutions qu'il a mises en place, les hommes qui ont été installés au plus haut niveau de ces institutions, le gouvernement dont il a choisi le responsable comme les membres, selon des critères inconnus et qui, sans doute, tournent autour de leur fidélité constante envers lui, sont toujours en place. On a le paradoxe, digne d'Ubu-Roi, d'un chef d'Etat qui va bientôt finir de régner, mais qui continuera, même après avoir quitté son poste depuis fort longtemps, non seulement à gouverner, mais même à gérer l'avenir politique du pays. S'agripper à la lettre de la constitution bouteflikienne, c'est refuser l'esprit de rupture avec le système qu'il a mis en place L'insistance pour la mise en œuvre de clauses constitutionnelles gérant la vacance du poste présidentiel constitue la preuve qui manquait pour prouver qu'en dehors des proclamations d'amour et de respect pour le soulèvement populaire, et l'invocation des articles de la Constitution qui proclament que le peuple est la source du pouvoir, articles lus et interprétés plus comme des slogans que comme des injonctions de caractère légal dictant aux maîtres du pays d'entendre la voix du peuple, les vrais décideurs font la sourde oreille. Ils sont disposés à entendre cette voix, mais non à l'écouter, et veulent s'en tenir exclusivement à assurer la pérennité du système patrimonial dans le cadre établi par le futur ex-chef d'Etat. Bouteflika continuera donc à gouverner le pays sous un autre nom. Son gouvernement ne s'arrêtera pas aux 90 jours de période transitoire, mais ira au-delà, puisque les règles du jeu institutionnel qu'il a imposées, sans consultation d'autres «membres du peuple» que ceux qu'il a choisis un à un et qui ne répondent qu'à un seul critère : la loyauté à sa personne. Une volonté de se cacher derrière le respect d'un texte constitutionnel décrédibilisé pour justifier le statu quo politique Alors, la manœuvre actuelle est claire : ce n'est pas le respect du texte constitutionnel qui anime les «décideurs», mais bien la volonté de se cacher derrière ce texte, rédigé sans aucune large consultation populaire, donc violant les deux articles 7 et 8, qui sont cités en boucle par les tenants du pouvoir, mais qui ont été de fait annulés avant même que l'encre qui les a imprimés sur le papier ait séché. Cette Constitution n'a-t-elle pas été révisée, sans aucune participation populaire quatre fois à la seule initiative du futur ex-chef d'Etat, puis violée et reviolée par lui plus d'une fois au cours d'un seul mois ? On retombe dans le machiavélisme le plus primitif Faire croire que c'est le respect de la loi fondamentale du pays, invoquer même l'obligation de défense de ce pays, tout cela n'apparaît que comme partie d'une manœuvre complexe dont l'objectif est de maintenir en vie le style de gouvernance bouteflikien sous un autre nom, mais toujours en respect total des règles de gouvernance qu'il a imposées unilatéralement au peuple algérien, et qui font de la prédation des richesses nationales plus qu'une politique, une véritable idéologie. Les «décideurs» ne sont pas mus par un «légalisme dur et pur», mais seulement par la volonté de maintenir coûte que coûte le «système Bouteflika» qu'ils sont décidés à pérenniser. La voix du peuple : un simple bruit de fond Quid de la volonté populaire, telle qu'exprimée par les manifestants ? Les «décideurs» ne peuvent que reconnaître son existence, comme tout un chacun ne peut que reconnaître que le soleil brille dans le firmament pendant le jour. Les «décideurs» font de la constatation, qui implique seulement qu'ils ne peuvent pas faire autrement que de remarquer qu'effectivement les gens défilent par millions chaque vendredi après-midi, et qu'ils portent des banderoles portant des phrases hostiles au système actuel. La position des «décideurs» est du type passif, et la masse des gens qui sortent dans la rue est telle qu'il est difficile de l'ignorer. Même l'ouverture des médias d'Etat à ce spectacle n'a rien d'une rupture à laquelle on pourrait applaudir. Il y a des cas où la censure est un acte d'imbécillité politique, tellement il est difficile de cacher des évènements aussi visibles que des manifestations populaires massives. Viser les articles 7 et 8 n'est nullement accepter de les embrasser. C'est, en fait, la vieille recommandation de Machiavel faite au Prince de toujours exprimer sa pleine adhésion publique aux règles morales et légales généralement embrassées par le peuple, et réitérer son respect le plus total pour elles, tout en les violant dans le moindre de ses actes, la moindre de ses décisions. Un soutien de type exclusivement verbal Lorsque ces «décideurs» expriment leur adhésion et leur soutien aux revendication populaire, leur engagement reste exclusivement du domaine verbal, tandis que, dans toutes leurs dernières décisions, ils montrent leur détermination à ne rien changer des règles de jeu politique boutéflikien, ni même de toucher au personnel politique choisi par lui. Les manifestations populaires : la feuille de vigne des «décideurs» Pour les «décideurs» le seul rôle qu'ils donnent aux manifestants, c'est celui de justificatif de leur décision de maintenir le statu quo. Ils prennent des décisions d'opportunité pour assurer la pérennité du système, tout en faisant croire qu'ils ont cédé à la pression de la «foule». C'est un peu le rôle de «chœur» qui constitue une des particularités de la tragédie grecque classique, que les «décideurs» veulent donner aux manifestants : pendant que les grands s'entredéchirent, la foule hurle, pleure, applaudit, exprime son acceptation ou son rejet de ce qui se passe en avant-scène. On ne lui demande rien d'autre que d'exprimer sa réaction, non d'intervenir dans le cours de la pièce, quelque condamnables ou cruelles que soient les scènes dont les membres du chœur sont témoins. Vers la «folklorisation» du mouvement populaire Une autre perspective acceptable pour les «décideurs» c'est la «folklorisation» du mouvement populaire. Il ne s'agirait de rien d'autre que de faire croire -plus particulièrement aux observateurs et gouvernements étrangers- par petites touches imperceptibles, tellement elles sont subtiles qu'il s'agirait-là d'une manifestation populaire tout à fait normale, du type d'un rassemblement immense, regroupant une bonne partie de la population, pour la célébration d'une fête religieuse ou nationale, d'un mariage, d'une «touiza» d'un «moussem» en l'honneur d'un saint, donc d'une mobilisation populaire qui se trouve avoir été provoquée par des décisions politiques erronées de la part de la faction au pouvoir, mais dont l'interprétation ressort plus du folklore que du domaine politique. Ce serait un spectacle populaire, sans signification politique réelle, et rien d'autre. Et ce spectacle, comme tous les autres types de spectacles, doit s'arrêter un jour ou l'autre. La meilleure stratégie pour le forcer à s'arrêter, c'est de le laisser perdre peu à peu de ses forces, en évitant de le provoquer, mais tout en prenant, peu à peu, des mesures le restreignant jusqu'à ce qu'il disparaisse. Et, dans le même temps, on continue à s'accrocher au texte constitutionnel pour donner le change à ceux qui tiennent, dans le pays ou à l'étranger, à trouver une justification «légale» aux décisions arbitraires des «décideurs» Conclusion : les «décideurs» ont fermement arrêté de ne pas se laisser dicter le cours des évènements par le peuple, quoiqu'ils prennent soin de rassurer, avec une insistance suspecte, les manifestants en faisant croire qu'ils adhèrent à leurs revendications, tout en insistant pour garder les mêmes hommes au pouvoir, et pour le respect d'un texte constitutionnel qui a légalisé l'autocratie bouteflikienne, qu'ils tiennent à pérenniser. Ce soutien verbal a des motifs qui n'ont rien à voir avec une volonté quelconque de travailler pour l'émergence d'un nouveau mode de gouvernance, ou même d'une nouvelle élite politique. On est maintenant dans la phase de la grande duperie, qui ressemble fort à la politique -prônée par l'infâme Guy Mollet en 1957, avant qu'il passe à la répression féroce de la lutte de libération nationale, et à la fameuse «dernière heure de la rébellion», exprimée par le non moins infâme Lacoste, -de donner à chaque Algérienne et Algérien son «indépendance personnelle». Les «décideurs» répètent, sous un autre slogan, la duperie verbale employée par l'ex-puissance coloniale pour convaincre le peuple algérien à renoncer à la lutte armée. Ils sont prêts à accepter «que chaque Algérienne et Algérien proclament leur adhésion individuelle à la démocratie», mais refusent l'instauration d'un régime démocratique, mettant fin au patrimonialisme politique qui dure depuis près de 60 années. Dans ce contexte d'extrême incertitude politique, où n'apparaît aucune lueur de sortie de la confrontation entre le peuple et les gouvernants, «de fait» du pays rien n'est à écarter. Les décideurs vont-ils enfin tirer toutes les conclusions politiques adéquates de ce mouvement de rejet. On espère encore dans leur sagesse. Mais qui peut affirmer qu'ils choisiront ce chemin ? Jusqu'à présent ils campent sur leurs positions, tout en s'en tenant à une reconnaissance verbale, qui n'a rien de sincère, de l'existence d'une opposition populaire massive au système actuel de gouvernance fondée sur la prédation et l'appropriation privée de tout un pays, de tout un peuple. |
|