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Quand on ne sait pas d'où on vient,
on ne sait pas où on va et encore moins qui on est. Deux
actes fondateurs de l'Algérie de la dignité: le 1er novembre 1954,
déclenchement de la lutte armée par une élite nationaliste déterminée à contrer
un système colonial oppressif débouchant sur la libération de la terre algérienne
après 130 ans d'occupation française (l'élite nationaliste a été la locomotive
et le peuple le wagon) et le 22 février 2019, manifestations pacifiques
spontanées des masses de rejet du système autoritaire de gouvernance mis en
place au lendemain de l'indépendance par les bénéficiaires de la décolonisation
marginalisant de larges couches de la population (les choses se sont inversées,
le peuple est devenu la locomotive et l'élite intellectuelle au pouvoir ou dans
l'opposition le wagon de dernière classe, le wagon de première classe est
réservé aux supporters des équipes de foot et aux jeunes chômeurs diplômés).
Ils ont émerveillé le monde par leur pacifisme, leur civisme et leur maturité.
Chapeau bas. L'Algérie devait devenir française «par l'épée, la charrue ou
l?esprit». Le regard de la France conquérante sur l'Algérie colonisée «nous
allons apporter les lumières aux hommes de barbaries». La mission civilisatrice
de la France. «Nous, nous sommes des hommes des lumières et les autres ce sont
des hommes des ténèbres qu'il faut éclairer par notre savoir, notre
démocratie». Le même discours sera repris sous d'autres vocables par les
dirigeants du mouvement de libération nationale. Nous allons développer le
pays, rétablir la justice sociale, changer les mentalités rétrogrades.
L'échec politique des acteurs de la modernisation va pousser une partie de la population algérienne vers un retour à l'intégrisme religieux et à la revendication ethnique. Il est loisible de constater que cette élite dirigeante, héritière de la colonisation au pouvoir depuis cinquante ans, n'a pas apporté le bien-être pour tous, ni fourni les éléments constitutifs de l'identité algérienne. Tous les gouvernements qui se sont succédé, depuis l'indépendance à nos jours, ont affirmé que le développement est l'unique but de leurs actions, mais ces dirigeants ne définissent nulle part de quel développement il s'agit, ne précisent jamais vers quel type de société, ils entraînent leur population. Fascinés par le mode de vie occidental, les dirigeants algériens ont développé le mythe de l'accession prochaine à tous aux bienfaits de la société de consommation sous couvert de socialisme. Ce mythe justifie leur mode de vie et leur permet de concentrer entre leurs mains les ressources du pays et de décider de leur affectation, en fonction de leurs intérêts stratégiques. La construction de l'Etat était l'effort le plus important, le plus immédiat. L'Etat est souvent présenté uniquement comme un organe au service d'une force sociale dominante dont il suivrait fidèlement les orientations. Derrière le groupe social au pouvoir, se constitue une sorte de bourgeoisie d'Etat qui valorise idéologiquement le secteur public et le prestige du grand commis de l'Etat. Le pouvoir a fondé la croissance économique et son dynamisme sur les formes d'un Etat autoritaire. Sous prétexte de la construction d'un Etat fort, l'Algérie a renforcé le pouvoir central, une concentration excessive, une bureaucratie pléthorique... Au lendemain de son indépendance, les dirigeants algériens appelaient à l'unité nationale. L'option pour la centralisation était justifiée au nom de cet impératif suprême admis sans discussion. La concentration du pouvoir politique au profit du chef de l'Etat était présentée comme un moyen d'accélérer le processus étatique de développement économique. Le régime militaire issu du coup d'Etat du 19 juin 1965, loin de rompre avec cette conception, se présentait comme le garant le plus efficace de l'unité nationale, de la consolidation de l'Etat, et du développement économique et social du pays. Sa conception hiérarchique s'accordait parfaitement avec le modèle de l'Etat totalitaire. En cumulant les techniques d'encadrement du Parti Unique et de la discipline des armées, l'Etat militaire devient l'Etat militant. Cet Etat qui veut tout faire, tout entreprendre, tient à tout diriger, à tout imposer d'en haut ; tout doit passer par l'Etat, tout doit converger vers lui, tous doivent agir avec lui et sous son contrôle. La construction d'un Etat «un et indivisible» permet de justifier les méthodes les plus autoritaires. Les entreprises publiques vont devenir dans ce contexte des appareils de légitimation du pouvoir et des intérêts qu'il représente. Aujourd'hui, la France aide les dictatures militaires parce qu''elles défendent ses intérêts. «Cachez-moi ce sein que je ne saurais voir», disait un personnage de Molière. La France n'est pas venue en Algérie pour la civiliser mais bien pour la militariser et en faire une armée de supplétifs prête à combattre à ses côtés le nazisme, le communisme, le terrorisme. Elle a échoué par l'épée, elle a réussi par l'esprit. L'Algérie a été conquise par les armes et s'est libérée par les armes. C'est «la sacralisation des armes». Les militaires français seront les premiers colons qui vont s'emparer des terres fertiles et soumettre les populations autochtones à leur dictat. Coloniser un pays, c'est conquérir son territoire par la force, posséder son corps par l'argent, occuper son esprit par l'école. Les Algériens ont été formatés par la colonisation française pour s'autodétruire en se dressant les uns contre les autres, selon la vieille formule «diviser pour régner» qui a fait l'ascendance de l'Occident et le déclin du monde arabo-musulman. La France, dans sa politique coloniale de domination, va opposer les Algériens les uns contre les autres, les nationalistes aux assimilationnistes, les francophones aux arabophones, les islamistes aux laïcs, les citadins aux ruraux, les lettrés aux illettrés? Elle va développer des méthodes inédites de guerre anti-insurrectionnelle initiées en Indochine, pratiquées en Algérie et enseignées aux dictatures sud-américaines. L'importance du renseignement dans la lutte anti-terroriste, l'infiltration dans les maquis (la bleuite), la manipulation des masses (les bureaux arabes), la torture sous toutes ses formes ont traumatisé à tout jamais la société algérienne, laquelle craint le réveil de nouveaux démons qu'elle n'est pas prête à affronter. Il fallait survivre et donc se taire mais la liberté n'est pas morte. Elle attendait son heure. Le peuple algérien a franchi à deux reprises le mur de la peur en 1954 et en 2019. La lutte de libération nationale et la guerre civile des années 90 ont laissé des traces indélébiles dans les esprits et dans les cœurs. Le spectre de la guerre civile est toujours présent. De nombreux chefs de guerre ont été trahis par les leurs et vendus à la France. Etant donné l'assujettissement du pouvoir civil au pouvoir militaire, les organes judiciaires ne remplissent pas leur fonction de contrôle. En subissant le règne des personnes au lieu et place des règnes de lois, le citoyen se trouve privé de toute perspective et de toute liberté. Il en résulte que l'Algérien perçoit son prochain comme un ennemi potentiel dont il se méfie comme la peste. La méfiance est de règle. La peur consume la société. Cette peur maladive du prochain pousse les responsables, à tous les échelons de la chaîne de commandement dans tous les secteurs de la vie économique et sociale, à s'entourer de gens de confiance, généralement des membres de la famille, du village, de la tribu, de la région d'où cette pratique de cooptation née au maquis reconduite dans la vie courante avec ses effets négatifs sur la qualité du service, le relâchement de la discipline, la propagation de la médiocrité sur le sol algérien et la fuite des compétences à l'étranger. La force de la relation à la personne au détriment de la force du diplôme de l'intéressé. Chaque poste administratif et politique est transformé en patrimoine privé, source d'enrichissement personnel pour celui qui l'occupe et de promotion sociale pour son entourage familial et immédiat. Dans ce cas, la capacité personnelle et professionnelle acquise à l'école importe peu pour accéder et gravir les échelons de la hiérarchie administrative. «Le chacun pour soi et Dieu pour tous» s'est propagé dans tous les foyers et le «vivre ensemble» s'en est éloigné, à telle enseigne que les familles se divisent, les foyers se brisent, les couples se séparent et les enfants livrés à la rue. L'estime de soi et le respect de l'autre sont devenus des denrées rares même au sein des familles les plus traditionnelles polluées par une pseudo-modernité où l'individu s'affirme par sa fortune et non par sa personnalité, par ses apparences et non par son contenu, «l'être» se cache derrière le «paraître» et le «je» derrière le «nous». «Un pour tous, tous pourris». Nous sommes tous défaillants, dira un ministre sans jamais démissionner, «le sujet devient objet». «L'objet» est érigé en instrument d'évaluation de «l'être» par la société. «Tu vaux par ta fortune et non par ta valeur intrinsèque». Les valeurs morales se perdent, le sens de la solidarité s'estompe, l'amour de soi entraîne la haine de l'autre et donc la perte de soi. Nous avons été forgés par le regard de l'autre qui nous renvoit l'image de nous-mêmes, c'est-à-dire des êtres insignifiants. On ne réfléchit pas avec sa tête mais avec son ventre. On ne marche plus, on rase les murs. A tel point, que l'Algérien a peur de son ombre. Une ombre qui couvre tous les couches de la société et se répand par la rumeur à travers tout le territoire national. Elle fait trembler la population tout entière par la rumeur, la manipulation, le mensonge. La politique de la peur consiste pour un gouvernement à provoquer de la peur au sein de la population pour réduire les libertés individuelles et collectives des citoyens en échange d'une hypothétique sécurité afin de détourner leur attention des véritables problèmes qui les concernent de près. Le président de la République gouverne dans la crainte de se voir destituer par l'armée qui l'a pourtant désigné à ce poste. Le ministre se trouve nommé et démis de ses fonctions sur simple coup de téléphone. L'ouvrier travaille dans l'angoisse d'une fin de contrat arbitraire. Ces pratiques de cooptation et d'élimination héritées de la lutte de libération survivent après l'accession à l'indépendance. Il en est de même de la prise de décisions dans la clandestinité et dans l'opacité par un nombre restreint d'individus impliquant la majorité des citoyens sans en assumer ni la paternité ni la responsabilité. Chacun sait que ces pratiques valables en temps de guerre sont contre-productives en temps de paix. Nous nous trouvons en quelque sorte dans un passé qui vit au présent repoussant l'avenir. Les régimes politiques, pour se perpétuer au pouvoir, ont besoin d'inventer un ennemi commun, hier c'était l'impérialisme ou le communisme aujourd'hui c'est l'islamisme et/ou le néo-libéralisme. En cinquante ans d'indépendance, l'Algérie a produit plus de généraux de guerre que de capitaines d'industries, plus d'importateurs que d'exportateurs, plus de spéculateurs que de producteurs, plus de transformateurs que d'industriels, plus de commerçants que d'artisans, plus de fonctionnaires que de paysans et/ou d'ouvriers, plus de charlatans que d'intellectuels, plus de rentiers que de travailleurs. L'Algérie est devenue, à la faveur d'une manne providentielle un vide-ordures du monde entier et un tiroir-caisse des fonds détournés et placés dans des paradis fiscaux. Dans un pays qui émerge de sept années d'insurrection armée et qui construit dans la corruption et dans la dépendance un Etat national, les grands itinéraires qui mènent au pouvoir n'existent pas encore d'une manière visible. La société algérienne ignore comment évolue sa classe politique et même par quelle voie véritable elle a accédé au pouvoir. «L'esprit de la révolution sera trahi par l'esprit militaire», nous apprend Roger Martin Du Gard. Le départ des troupes françaises et des fonctionnaires va créer un vide de la puissance publique et des administrations. Comme la nature a horreur du vide, il va être comblé par l'armée des frontières (le maquis intérieur étant décimé, du moins épuisé) devenue l'Armée nationale populaire et par les résidus de l'administration coloniale. Ils seront l'armature du nouvel Etat post-colonial. La révolution du 1er novembre 1954 a été enfantée par les massacres du 08 mai 1945, a grandi dans les maquis de l'intérieur et fut adoptée à l'âge adulte par l'armée des frontières qui en fera son étendard. Fortement politisée, lourdement équipée, bien encadrée par des professionnels formés en France et au moyen orient, parfaitement entraînée, l'armée des frontières sous le commandement du colonel Boumediene va devenir un instrument redoutable de conquête et de conservation de pouvoir. Formée sur le tas, s'inspirant dans un premier temps du modèle français puis dans un second temps de l'expérience soviétique, l'armée des frontières va constituer l'ossature d'une armée classique d'un pays souverain en devenir. Elle va très tôt apparaître comme la seule force organisée dans un paysage politique chaotique dominé par des rivalités internes et des convoitises extérieures. Mais ses ambitions ne s'arrêteront pas à la défense de l'intégrité du territoire et de la préservation de l'unité de la nation, elle va s'investir dans la vie politique (instauration du système de parti unique avec une représentation importante de l'armée) et s'approprier ainsi le champ économique (nationalisation des hydrocarbures et monopole des importations) pour s'imposer sur la scène internationale comme leader du tiers-monde. L'enjeu réside dans la maîtrise de l'appareil de l'Etat par le biais d'une mainmise sur les centres principaux d'allocation des ressources. En effet, qui dispose de la rente pétrolière et gazière décide de son affectation en fonction de ses intérêts stratégiques. Partant de l'équation, quand vous avez le pouvoir, vous avez l'argent et quand vous avez l'argent, vous gardez le pouvoir. Et s'appuyant sur la rhétorique suivante : «L'histoire nous a légitimés, la géographie nous a gratifiés, le marché nous a comblés, l'Occident nous fascine, l'Orient nous envoûte, le pouvoir nous appartient, gloire à nos martyrs !». Le destin de la nation se trouve scellé. Un système politique fondé sur l'armée et le pétrole (le bâton et la carotte) voit le jour. L'Algérie souveraine ne sera qu'un drapeau planté sur un puit de pétrole. La nationalisation des hydrocarbures est une volonté de l'armée. Les recettes pétrolières et gazières sont concentrées entre les mains du chef de l'Etat qui décidera de leur affectation et de leur utilisation. En posant la violence comme solution ultime au drame de la colonisation, la révolution du 1er novembre 1954 a été amenée à faire de l'armée la source exclusive du pouvoir en Algérie. A suivre... |
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