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«Tout commence par notre
difficulté à nous installer dans la modernité, à ne pas assumer notre condition
inférieure par rapport aux grandes puissances du monde, à ne pas accepter notre
déclassement civilisationnel.»
Ce propos n'est pas une diminution, certains s'empresseront de le penser ! Mais surtout, une incitation à l'évidence par rapport à un monde musulman, pluriel dans ses oppositions, contradictoire dans ses mouvements, inspiré du rejet de la différence des siens et des étrangers, déchiqueté, idéologiquement, à l'intérieur comme à l'extérieur, miné de désaccords, le plus souvent, autour de futilités ne pouvant faire que la satisfaction d'une majorité qui se trouve bien dans son ignorance, et son habitude de l'habitude des traditions inutiles et éloignées de l'esprit universel de l'Islam originel. Poser la question qui fait problème de la modernité, dans le monde pluriel musulman est, toujours, d'actualité, elle est liée au regard sur soi plus que le regard sur l'autre, à son incapacité de s'ouvrir sur le monde, au lieu de s'enfermer, toujours plus et encore plus, dans sa certitude d'avoir le dessus sur ce qui le différencie de l'autre. « L'aller-au-monde» le contrarie et l'empêche de « voir juste » parmi les choix qu'il doit faire. Le complexe de la modernité Depuis longtemps, le monde musulman pluriel a fait le choix de ne pas ressembler au monde non-musulman. L'exégèserie a fermé beaucoup de portes et n'a pas encore fini de le faire. Exigences restrictives alimentaires, vestimentaires, comportementales, architecturales, économiques, techniques et même intellectuelles, sont autant de frontières imposées devant distinguer le musulman de celui qui ne l'est pas. Faire dans le sens contraire des choix occidentaux a été, de tout temps, une attitude cultivée par les mouvements réformistes, comme celui des salafistes qui ont choisi d'opposer un excès de religion aux conceptions rationnelles des lumières. C'est ce qui ressort dans le propos de Jocelyne Cesari qui note ?[qu'] En 1880, le premier courant réformiste politico-religieux, la Salafiyya, illustrée par Djamal-al-din-al Afghani et Muhammad Abduh, fondait sa vision réformiste sur des prémisses opposées à celles des Lumières : aller vers plus et non pas moins de religion. ». Donc, l'ultra religieux, selon des islamologues et des commentateurs des faits historiques, a prédisposé la pensée islamique depuis quasiment les origines à ne pas s'accommoder de l'esprit de la « modernité moderne ». L'intériorité a surclassé le rapport à l'étranger, à combattre absolument (cela nous rappelle quelques réflexions de Georg Simmel concernant l'icône de l'étranger). Du Wahabisme et ses pièges Il faudra, donc, rappeler que Wahabisme (comme le Ahmadisme) lequel semble, particulièrement, présent dans de nombreux pays musulmans, malgré les dispositions répressives d'États, fût porté, au départ, par la manigance européenne, particulièrement britannique, au temps des colonialismes, ensuite états-uniennes. Il est apparu, dans des environnements indigents à tout point de vue, et a développé des approches religieuses délétères que prétextaient la recrudescence de la superstition et des pratiques incompatibles avec la montée d'un certain islam rigoureux et mythifié qu'il a voulu incarner (lire à ce sujet: Une histoire du wahhabisme, Comment l'islam sectaire est devenu l'islam de Hamadi Redissi, 2016). Quoi de mieux donc, pour cet énième islam que de raviver les vieux conflits inspirés de la matrice manichéenne du bien et du mal, et de s'attaquer, en premier lieu, aux coreligionnaires en les accusant de déviances et d'hérésie ? Quoi de plus logique de constater le rejet évident de l'islam maghrébin, plutôt pacifiste et respectueux des pratiques locales ? « Il [Mohamed abd el Wahab, fondateur du wahabisme] accusera ouvertement les musulmans d'Arabie et des régions avoisinantes d'être des païens, des adorateurs des saints et de leurs tombeaux. » (La vérité sur le wahhabisme : des Saoud à Daech Par Youssef Hindi). Positiver la colonisation Pour juguler l'impact historique des radicalismes religieux, de nombreux intellectuels ont commencé à proposer des lectures des histoires coloniales qui se démarquent des histoires officielles des États. Ces dernières, tout le monde l'a compris, ont été fabriquées de la manière la plus rigide possible pour servir la raison des États et légitimer les régimes aux pouvoirs. Sur une rive, des parti-pris glorifient la colonisation, sur une autre, d'autres partis la condamnent. Mine de rien, anciens colons et anciens colonisés se sont retrouvés égaux dans leur posture victimaire par rapport à une histoire coloniale qui n'est plus. Il devient, même, agaçant de constater comme c'est le cas de l'Algérie, que l'histoire priorisée c'est celle des révolutionnaires, celle qui légitime l'accaparement du pouvoir alors que rien ne se dit à propos de l'histoire des jeunes de l'après-1962, des jeunes privés de toute forme de légitimité et d'engagement, à partir de leur propre système référentiel. En France, l'histoire coloniale ne fait pas du tout l'unanimité, elle divise et complique le rapport au passé colonial. Ce qui donne l'avantage à l'Algérien de reprocher et l'inconvénient au Français de se défiler. N'empêche que le propos de la modernité n'est pas le même d'une rive à une autre; il est, même, plus subjectif qu'objectif. Pour ce qui nous concerne, notre rapport à la modernité demeure difficile, à cause de notre obstination à croire, absolument, que la modernité est du déploiement occidental, dans nos sphères territoriales, et cela sans nous rendre compte, quelque part, que nous sommes encore piégés par le résiduel colonial, les effets d'une histoire que nous peinons à assumer, au même titre qu'un esclave imaginaire qui souffre de sa difficulté de reconnaître sa liberté, pourtant acquise, depuis plusieurs générations. Positiver, donc, la colonisation signifie l'assumer comme moyen de construction d'une mémoire collective qui permet, aussi bien au Français qu'à l'Algérien de participer à un même destin, celui de l'humanité, au lieu de le restreindre à tout ce qui justifie la violence de l'opposition, du rejet, de l'exclusion au nom de ce qui « nous » différencie. Encore une fois, pour revenir au propos que nous tenions ci-dessus, l'islamisation du radicalisme tient son essence de la brutalité du commencement, ensuite du déroulement colonial et le déploiement de la force religieuse que les populations des territoires colonisés lui ont opposée (lire à ce sujet Benjamin Stora), une force qui est restée, fortement, présente dans l'esprit de tous ceux qui y voient, encore, l'intérêt de l'instrumentaliser pour se fabriquer une icône héroïque. Ainsi donc, jusqu'à quelle mesure pouvons-nous penser que la guerre de Libération fut plus une guerre de religion qu'une guerre de politique, et qu'à partir de là il est possible d'expliquer les archaïsmes ambiants ? L'histoire nous apprend qu'au-delà des approches de l'enrégimentement et de l'endoctrinement, que la colonisation non seulement est un fait historique que pratiquement toutes les nations avancées, particulièrement dans le domaine militaire, ont pratiqué mais qu'elle fut, aussi, autant d'occasions d'introduire les populations « en perte d'organisation », dans l'histoire de la modernité dominante. C'est, en ce sens, que nous saisissons l'occasion pour affirmer que la modernité d'une civilisation se mesure à sa capacité d'absorber l'ensemble des forces agissantes du moment, et parmi elles, les forces intellectuelles qui sont les plus importantes. Les colonisations classiques ont joué le rôle d'éléments catalyseurs, ayant aidé, malgré tout, ce que l'on peut objecter, de nombreuses populations immergées dans leur sous-développement culturel, à se connecter avec le monde moderne, et à faire l'expérience de se trouver une place, dans ce dernier, sans perdre le lien avec ce qu'il y a de plus subtil, dans le passé (bien sûr certains vont se rendre compte que j'ai fait l'économie de tous les discours théoriques que certains ont développés, concernant la modernité européenne que des disciples d'Emmanuel Levinas par exemple ont développés). Ma modernité à l'épreuve le concept « transmodernité pluriverselle » d'Enrique Dussel est certainement séduisant. Il l'est, d'autant plus, dans notre monde moderne où les centres géopolitiques s'apprêtent à engager une véritable guerre de destruction, où tout est à perdre et rien à gagner. Islamisme aveugle, nucléaire lancinant, produits chimiques destructeurs. A suivre le raisonnement des critiques de l'histoire, la modernité commence, réellement, avec l'invasion de l'Amérique, toutefois ses prémices sont en Europe avec la renaissance. La modernité, ayant connu des cycles évolutifs différents, allant de l'émancipation à la modernisation du type artificialisation (pour l'architecture, je pense au style arabo-musulman) à l'Euro-centrisme, voire même l'occidentalisation pour terminer finalement sur « un Occident qui se desoccidentalise » (propos que m'a tenu le philosophe de l'urbain Thierry Paquot), semble entamer son étape d'essoufflement. Il faut dire que la crise identitaire prend une dimension mondiale, faite de crispations nationalistes et de renfrognements religieux. Les enfermements se multiplient et n'annoncent pas la joie de la modernité multipolaire, qu'un certain nombre de philosophes ont annoncée, par optimisme. Il est question de l'esprit de la modernité, à l'épreuve de la raison émotionnelle des hommes. La question s'imposant, donc, est : faut-il accepter, une fois pour toutes, la modernité de l'Occident et s'en inspirer sans complexe, ou entamer la crise qui précède la recherche d'autres modernités capables d'avoisiner dans un monde suffisant pour tous ? *Architecte et docteur en urbanisme |
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