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J'observais un
homme d'affaires équilibré et sûr de lui entrer dans le laboratoire, souriant
et confiant. En moins de vingt minutes il fut réduit à l'état de loque
parcourue de tics, au bord de la crise de nerfs. Il tirait sans arrêt sur le
lobe de ses oreilles et se tordait les mains. À un moment il posa sa tête sur
son poing et murmura : " Oh mon Dieu, faites qu'on arrête ! " Et
pourtant il continua à exécuter toutes les instructions de l'expérimentateur et
obéit jusqu'à la fin.(Stanley Milgram, 1963).
Qu'est-ce que la raison sinon cet instrument bizarre qui nous permet de nous élever au-dessus de toutes les autres créatures, de sauver nos âmes et de pouvoir regarder Dieu en face. Mais c'est elle aussi qui nous renseigne sur nos pires cruautés. Par je ne sais quel cheminement bizarre qu'elle fait entreprendre à la pensée et vice versa, elle nous inspire parfois nos plus belles dissidences, nos doutes les plus sublimes ou rend compte de nos plus abjectes démissions. Au début des années 1960, aux Etats Unis, le psychologue Stanley Milgram élabore une expérience qui fera date dans l'histoire de la psychologie sociale. Les résultats de cette expérience furent terrifiants et susciteront beaucoup de polémique comme toujours. Les recherches de Milgram qui portaient sur la "Soumission à l'Autorité " vont déboucher sur des révélations inquiétantes : L'homme, ce dernier maillon dans cette brillante évolution des espèces, était susceptible (si les conditions se trouvaient réunies) de dégringoler au plus bas de l'échelle de la création et de se comporter de la manière la plus froide, la plus immorale et la plus inhumaine. Pourquoi, quand ou comment cela risque-t-il d'arriver ? Tout simplement et assez fréquemment quand cette créature pensante, plus connue sous le nom d "Homo-sapiens", se résignait à abandonner l'usage si essentiel et déterminant de sa raison. L'expérience de Milgram nous fera prendre conscience que l'être humain n'était pas aussi pensant que Pascal le croyait , pire encore , ce " roseau pensant " était capable d'exécuter n'importe quels ordres aussi aberrants soient-ils pourvu qu'il y ait une autorité (personnifiée ou abstraite) qui impose à celui-ci ses choix, façonne et détermine ses comportements et enfin inhibent son jugement et lui donne cette étrange impression qu'il n'est désormais ni responsable ni contraint de répondre à d'éventuels tourments de sa conscience. C'est hélas ce que fait chacun de nous chaque jour, imperceptiblement, inconsciemment et avec beaucoup de ferveur et de conviction. Ce conformisme et cette obéissance quasi aveugle à l'autorité dont parlait Milgram et que l'on croyait réductible exclusivement à des personnes en particulier dans des situations exceptionnelles n'étaient au contraire que la traduction d'un comportement humain tout à fait banal même si cela laissait entrevoir, par l'homme et pour l'homme, les pires cauchemars. Le psychologue Stanley Milgram prit le soin d'interroger des scientifiques sur l'objet de son étude, ces derniers rassurent le chercheur et lui affirment que les personnes qui sont voués à obéir aveuglément à une autorité en se laissant commettre des actes contraires à la raison ne peuvent être que des sujets présentant des troubles pathologiques qui assouviraient leurs pulsions agressives. Les résultats s'avèrent inquiétants et seront aux antipodes de tous les pronostics : Nous sommes hélas tous plus ou moins sujets à cette " soumission néfaste " qui ferait de nous de véritables pantins, instant décisif et plus ou moins long au cours duquel ce n'est plus la raison qui dicte , justifie et légitime nos actes mais plutôt cette fameuse " Autorité " , quelle qu'elle soit , pourvu qu'elle ait assez de force pour briser en nous cet esprit de dissidence éclairé. Nul besoin de violence et de coercition pour amener l'individu à accomplir ce que la raison répugne. Seule la proximité de l'autorité et son pouvoir de persuasion suffisent. On peut aisément constater ce genre de phénomènes dans différentes situations (Groupes religieux - sectes - familles - travail -armée?) ou tout simplement dans la vie de tous les jours. Fort heureusement, nous ne pouvons pas conclure rapidement que tous les hommes seraient tentés d'abandonner leur capacité de jugement et manifester une obéissance absolue et inconditionnelle uniquement par ce qu'une autorité quelconque (religieuse -morale-familiale-politique?) harcelait leurs neurones. J'ai essayé de mimer les anthropologues et de jeter un coup d'œil dans le passé pour tester la fréquence ou la virulence de ce genre de comportement presque bestial et je me suis dit que le vivier le plus adéquat pour ce genre de quête ne pouvait être que le champ religieux. Il n'y a pas, pour le scientiste de l'époque, plus éloquent en termes de soumission, de conformisme, d'obéissance et le plus souvent de tragédies que ce terrible stéréotype que nous renvoient ceux qui vivent à l'ombre de la foi, menant une existence réglée, prévisible et incroyablement docile. Au grand dam de ceux qui pensaient que la pensée a évolué selon une trajectoire ascendante, je découvre bien au contraire qu'elle a toujours habité l'esprit des hommes, virevoltant selon des tracés aléatoires et fluctuants. J'ai choisi, pour illustrer cette vérité cartésienne qui veut que " le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ", un personnage historique fascinant. De toute évidence le Prophète Moïse n'était pas le moindre quidam mais je doute que cela puisse faire la différence. Les leçons à tirer demeurent plus fascinantes encore. Un beau jour, le Seigneur chargea le prophète Moïse d'aller s'inspirer et s'initier sous la férule d'un personnage auprès duquel en principe il n'était pas censé contester quoi que ce soit. Le prophète ne put s'empêcher de trouver le comportement de son mentor quelque peu contraire à cette raison innée - combien même son mentor fusse-t-il l'émissaire de Dieu lui-même. Ce furtif précepteur de Moïse n'est autre que ce personnage légendaire au sujet duquel l'histoire reste silencieuse. Connu sous le Nom d' "El-Khidr ", celui-ci fut désigné par Dieu pour accompagner le prophète dans sa quête initiatique. Néanmoins en guise de savoir, Moïse eut droit de la part de son maître à une série d'actes aussi farfelus les uns que les autres. On peut donc supposer allégrement que Moïse, étant en présence d'une autorité investie par Dieu lui-même, il ne devait en conséquence manifester qu'une soumission absolue, ou du moins un minimum de réserve et de discrétion. Ce ne fut pas le cas, la réaction inattendue de Moise fut des plus engagées et des plus pugnaces. En dépit des admonestations que le mentor ne cessait de réitérer à l'égard de ce disciple quelque peu turbulent et impatient, Moïse tenait fermement à donner libre cours à cette fabuleuse aptitude qu'est la Raison, inestimable don de Dieu. Afin que la raison puisse parcourir de part et d'autre son chemin jusqu'au bout, El-Khidr prit quand même le soin de fournir au prophète les raisons de ses actes apparemment insensés au lieu de dire tout simplement " Dieu l'a voulu ainsi ". En définitive, tout le monde s'en ira satisfait de ce périple pédagogique. La raison et la vérité s'en sortiront plus glorieuses. Car, en fin de compte, qu'est ce qui importe dans notre existence si ce n'est la raison et la vérité. Autre événement non moins éloquent et qui témoigne de ce que nous possédons dans nos démocraties de plus cher , à savoir la concertation, le dialogue contradictoire et l'argumentation : Avant de créer cet homme doué de raison, Dieu interpella les anges quant à sa résolution d'introniser l'espèce humaine sur terre avec pour mission de témoigner de sa grandeur. Les anges eurent la possibilité d'exposer leur avis et leur argumentaire. A travers sa causerie avec les anges, Dieu institue une tradition hautement symbolique que l'on pourrait, à l'échelle humaine, assimiler à ce qui sera plus tard défini comme l'espace public, enceinte sacrée où chacun est libre d'émettre son avis même le diable puisque celui-ci ne tarda pas à mettre en route la machine de la dissidence. Bref ! N'est-ce pas l'Archétype même de l'agora par excellence. Restons toujours dans le domaine de la raison et du dialogue et essayons maintenant d'aborder un concept très cher au philosophe Karl Popper et qui est celui de la " réfutabilité ". Avant de prendre ses fonctions, le prophète Moïse, celui-là même qui fut irrité par le comportement de son mentor, avait ultérieurement à cet épisode, sur les monts du Sinaï précisément, souhaité valider l'existence de Dieu par la seule preuve à laquelle l'esprit accorde de l'importance : La visibilité. Dieu y répondit par une série de signes qui dissipèrent les doutes du prophète. Dans cette même démarche de recherche de la vérité, du doute, et de la confrontation d'une thèse à ce fameux principe de réfutabilité, nous aurons également dans l'histoire du prophète Abraham un exemple plus édifiant encore. Le patriarche ne vint au culte du monothéisme qu'après avoir tenté au moyen de la raison de réfuter les dogmes antérieurs. Le soliloque qu'il tint ainsi que ses fameuses diatribes à l'égard des membres de son clan témoignent de cette prédisposition de l'homme à nier, à douter, et à rechercher sans cesse ce qui se trouve au-delà des apparences et de toutes les conformités établies. Avec une similitude étonnante, Abraham agira de la même manière que Moïse plus tard. Il demandera à Dieu de lui fournir une preuve de sa toute puissance, notamment le pouvoir de ressusciter les morts. Afin d'installer dans le cœur du prophète cette sérénité à laquelle l'esprit ne peut y accéder que par la certitude de/dans nos croyances, Dieu déploya sous le regard d'Abraham l'expérience ultime et déterminante. La réfutation n'était plus possible, et le Prophète obtint sa certitude. La narration de ces histoires n'a pas pour but de susciter l'émerveillement, bien au contraire, cet exercice nous invite à revenir à ce concept fondamental en dehors duquel tout s'effrite, nos existences et nos valeurs : La raison et la négation au service de la confirmation et de la vérité. " À l'origine de tout, il y a d'abord le refus " dira Sartre. Cinquante après notre indépendance, le premier ministre Sellal promet à ce peuple " soumis " une ère de démocratie participative, confirmant par là et malgré lui que l'Algérien n'a jamais participé à quoi que ce soit pour/dans son destin. Quant à celui qui a occupé le poste de Ministre de la Justice à une époque où celle-ci ne se portait pas mieux, Mr BENFLIS promet de mettre fin à cette justice de la nuit au profit d'une Justice diurne, transparente et dévoilée ; une justice enfin débarrassée de ses tics, de ses convulsions et de son irrésistible et pathologique " soumission " à l'expérimentateur. Les autres prophètes annoncent pompeusement qu'ils mettront fin à notre " soumission " à la corruption. Le pays et le pouvoir recherchent toujours la baraka des Zaouïas. Des luttes préhistoriques entre clans et obédiences religieuses sévissent çà et là dans le pays. Les spectacles décevants auxquels nous assistons tous les jours et dans tous les domaines (Justice-Santé-Education-Urbanisme-Economie-Prospective?) ne sont pas le signe d'un fatum insurmontable. Nous en sommes les artisans. Non de Dieu ! Si on pouvait échapper à notre condition de cobaye, celle décrite par le Psychologue Milgram, et à faire preuve comme Moïse ou Abraham de cette capacité à douter, à harceler notre entourage de questions et à opposer des refus, à exiger des réponses. Quelle est la différence entre le prophète Moïse et l'expérience de Milgram, me diriez-vous ? Au fait, c'est très simple : c'est notre capacité à réagir face au mal et à la bêtise humaine qui nous entourent. Ce qui est terrible dans l'histoire de Milgram, ce n'est pas le fait que l'on cautionne par notre silence ou notre lâcheté le déploiement du mal, c'est surtout que nous sommes partie prenante dans l'émergence de ce mal absurde et de sa survivance. Il y a plus de 3000 ans, Moïse, un homme fait de chair et d'os, assez humble pour ne pas dire en haillons, avait osé sans aucune forme de complaisance, se révolter contre les agissements suspects d'un maître qui lui a été recommandé par Dieu lui-même. Au nom de cette même raison censée nous projeter à notre insu dans des luttes ou notre dissidence s'avère essentielle, dans un passé plus lointain encore que celui de Descartes, de Pascal ou de Kar Popper, un autre prophète actionnera son bon sens pour évaluer les vérités de son époque. Abraham sera mis au bucher pour avoir osé déconstruire les mythes et les absurdités de son temps et de son clan en empruntant la même dialectique que celle préconisée par Descartes dans son " Discours de la méthode " ou celle de Karl Popper dans sa " Théorie de la réfutabilité. " Dans son Livre " La Trahison des Clercs ", Julien Benda décrit les intellectuels comme des personnages censés prendre le risque d'être brulées vifs sur le bûcher, ostracisés ou crucifiés. Tous les prophètes répondent à ces critères. Sont-ils si exceptionnels pour avoir réagi ainsi. Il y a en chacun de nous cette lumière divine. Ne la laissons pas se consumer ! * Universitaire |
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