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Il y a un problème que les
philosophes comme les mathématiciens tentent de résoudre depuis plusieurs
millénaires, et qui se pose ainsi : quand une addition de grains se
change-t-elle en un tas de grains ?
En clair, comment et à quel point un changement quantitatif se transforme-t-il en changement qualitatif ? C'est sans aucun doute un problème pour lequel les programmes automatisés actuels de traitement des données quantitatives peuvent trouver une solution, un algorithme selon le langage scientifique, s'il n'en existe déjà pas un. On laisse aux mathématiciens et informaticiens le soin de répondre à cette dernière interrogation. Aucune formule pour prédire les mouvements populaires Mais, lorsqu'il s'agit de préciser quelle est la quantité de frustrations et de revendications qui provoque des mouvements de foule, et aboutit à une brusque agglutination, autour des mêmes thèmes, de personnes, de toutes conditions sociales, de tous sexes et de tout âge, de l'adolescent au vieillard, des plus humbles aux plus aisées, de toutes professions, des plus basses aux plus complexes, de toutes activités, de la ménagère à la professeur d'université, sans oublier les étudiantes et étudiants, de toutes idéologies, de l'islamisme à la laïcité, en passant par le communisme, le problème est autrement plus compliqué, il n'existe pas de formule mathématique ou autre permettant aux hommes aux commandes du pays, ou même aux spécialistes de la sociologie politique, de déterminer la grappe de causes qui poussent les gens à sortir en masse dans les rues pour exprimer, sans jamais s'être rencontrés ou concertés, donc sans en avoir débattu à l'avance, de manière spontanée, comme poussés par une sorte d'instinct grégaire, ou de communion de pensée invisible- leur joie collective, leurs frustrations, leur tristesse, leurs haines, leurs répugnances, leur indignation, et bien d'autres sentiments qui les agrègent sans qu'il se soient jamais connus, paradoxalement aussi étrangers les uns aux autres et aussi proches les uns des autres. Seule l'intuition et la sagesse des vrais hommes d'Etat leur permettent de déterminer quand ils doivent s'abstenir de prendre des décisions dont ils sentent qu'elles peuvent provoquer un mouvement de révolte aboutissant à la perte de leur pouvoir. Relire Gustave Lebon Un éclairage donné sur ce phénomène par un savant français pourrait leur faciliter l'analyse des situations provocatrices de ce type de mouvement, en général irrésistible, qui soulève parfois les peuples et mettent à bas les pouvoirs et les régimes les mieux assis. Gustave Lebon (1841-1931) médecin de formation, mais, de profession, sociologue et historien des civilisations, a tenté, dans un ouvrage, maintenant plus ou moins oublié du grand public, mais qui continue à servir de référence aux spécialistes de la psychologie sociale, et intitulé : «La Psychologie des Foules,» (1895) d'analyser la formation de ce qu'il appelle les «foules psychologiques,» c'est-à-dire la brusque apparition de groupes, sous l'influence d'évènements de toute nature dans le contexte socio-historique où ils vivent. Il dit à ce sujet : «Des milliers d'individus séparés peuvent à certains moments, sous l'influence de certaines émotions violentes, un grand évènement national, par exemple acquérir les caractères d'une foule psychologique. Il suffira alors qu'un hasard quelconque les réunisse pour que leurs actes revêtent aussitôt les caractères spéciaux aux actes des foules.» (op. cit. p12) Il ne s'agit évidemment pas ici d'ouvrir un débat sur les thèses de Lebon et de passer en revue les analyses de chercheurs contemporains qui s'intéressent à la formation des «foules psychologiques,» telles qu'elles sont définies par ce savant, précurseur de la psychologie sociale. Il est à rappeler, en passant, que Lebon était un théoricien du racisme, mais qui avait une grande admiration pour la civilisation musulmane, sur laquelle il a écrit un traité à la fois savant et élogieux. Les manifestations, un phénomène spontané révélant une communion populaire autour des mêmes positions On veut uniquement souligner que les manifestations massives actuelles ressortissent d'un phénomène spontané, puissant, pouvant apparaitre dans n'importe quelle société, phénomène qui échappe au contrôle des «autorités en place,» et qui peut donner lieu, s'il est mal géré, à des développements imprévisibles et impossibles à maitriser. La caractéristique principale de ce mouvement de foule, qui brasse des millions de personne dans le cas actuel, est qu'une fois qu'il démarre, il devient difficile, si ce n'est impossible de l'arrêter, ou d'en étouffer la manifestation, quels que soient les moyens que pourraient mobiliser les autorités publiques pour y mettre fin, ou les manœuvres qu'ils tentent pour briser l'unanimité des l'opinions qu'il exprime. Le pouvoir absolu se transforme en impuissance totale Brusquement, ces autorités, qui, hier encore, semblaient dominer l'espace politique, et suffisamment puissantes pour imposer leur propre projet, se retrouvent complètement désarmées face à cette marée aussi massive que pacifique. Tous les calculs politiques des «décideurs,» tous leurs plans pour maintenir le cap qu'ils s'étaient donnés, se trouvent faussés, si ce n'est annulés par ce mouvement spontané, d'autant plus qu'il apparait se placer tant dans la durée que dans l'amplification, et qu'il a déjà commencé à ébranler les convictions de certains des tenants du pouvoir. La légitimité et la crédibilité des institutions officielles ébranlées Même la légitimité et la crédibilité des institutions «constitutionnellement établies, de l'Assemblée nationale populaire, en passant par le gouvernement, sans compter la Cour constitutionnelle et sans oublier les partis «présidentiels,» sont fortement secouées, si ce n'est totalement remises en cause. On assiste à un lent effondrement du système politico-institutionnel, soigneusement mis en place, pendant des décennies, pour assurer la pérennité d'un système politique qui se croyait à l'abri de toutes contestations mobilisant la majorité de la population. Ce système se croyait d'autant à l'abri d'une mobilisation de cette ampleur, qu'il avait les moyens financiers immenses, provenant de la rente pétrolière, pour mener une politique de distribution destinée à détourner la population des questions politiques et à assurer un minimum de paix sociale. Des calculs politiques compliqués mis à mal Toutes ses analyses, tous ses calculs pour assurer sa pérennité ont été faussés par l'apparition d'un mouvement auquel il ne s'attendait pas et auquel il ne s'était évidemment pas préparé. Contrôlant l'appareil de répression tout comme la justice, détenant les ressources financières, le système monétaire, maitrisant les institutions «représentatives,» ayant à sa disposition un syndicat tout acquis à ses desseins, et un regroupement formidable de partis, dont l'ancienne organisation politique ayant conduit la guerre de libération nationale, disposant de médias omniprésents lui permettant de manipuler à sa guise l'opinion publique, dictant la politique étrangère, bref dominant entièrement la scène politique interne, jouissant donc d'une hégémonie politique totale, ce système se croyait à l'abri de toute contestation massive, et se projetait dans un futur qu'il considérait comme certain, et échappant à toute menace d'opposition effective à son hégémonie. Le pouvoir absolu corrompt et aveugle absolument Selon Edmond Burke (1729-1797), un homme politique et un penseur anglais du XVIIIème siècle, «le pouvoir corrompt, et le pouvoir absolu corrompt absolument.» Ce constat est avéré dans la conduite des affaires publiques par le système politique actuel. Les scandales politico-économiques et financiers n'y ont pas manqué. Les exemples d'enrichissements sans cause y sont très nombreux. La montée en puissance politique des «prédateurs» générés par ce système est une évidence qui n'échappe pas à l'observateur le moins attentif. Bref, la sentence de Burke s'applique sans réserve à notre système politique. Ce penseur aurait dû ajouter que «le pouvoir absolu aveugle absolument,» qu'il rend les hommes au pouvoir incapables de comprendre leur société, prisonniers qu'ils sont de leur conviction que leur hégémonie politique les met à l'abri de toute surprise provenant des populations qu'ils «gouvernent,» qu'ils disposent, de toutes façon, des moyens nécessaires, soit pour réprimer les mouvements de contestations éventuels, soit pour manipuler, par des moyens moraux ou immoraux, les opinions, et que, donc, ils peuvent ignorer en toute tranquillité les protestations que pouvait provoquer telle ou telle de leurs décisions. Une hégémonie politique sans contrepoids et sans limite Cette assurance les rendait suffisamment audacieux pour se permettre de prendre, de manière unilatérale, et sans consultation, si ce n'est fictive, des populations. Ainsi, les a-t-on vu changer quatre fois la Constitution à leur gré, en en faisant adopter les modifications par une Assemblée nationale, qui les représente plus qu'elle ne représente le peuple. Ils ont modifié totalement l'orientation de la politique étrangère du pays sans prêter attention aux critiques que cette orientation a suscité. Ils ont grand ouvert le marché national aux importations, de manière unilatérale et sans considération pour les intérêts économiques du pays. Ils ont laissé se constituer une classe de prédateurs qui travaillent plus pour les intérêts économiques étrangers que pour ceux de l'Algérie. Ils ont utilisés les ressources financières internes et externes du pays au point de le mettre au bord de la banqueroute, dont la preuve est l'émission, sans contrepartie, pour combler les déficits publics, de l'équivalent de la moitié de la production nationale annuelle. Ils ont liquidé, à des prix de bradage, une partie du patrimoine public sous couvert de «privatisation» et «d'instauration de l'économie de marché.» etc., etc. Il n'y a aucune de leurs décisions dont on puisse dire qu'elles ont été faites dans le cadre d'un processus de consultation réelle et institutionnalisée, tentant compte des avis des uns et des autres, en dehors de toutes relations hiérarchiques. Toutes ces décisions ont été prises unilatéralement sans considération pour les réserves et les critiques émises tant par les spécialistes que par les non initiés disposant de suffisamment d'expérience et de bon sens pour donner un avis informé. Toutes ces tribulations sont, il faut le souligner, accueillies avec une totale passivité par la population, qu'elle ait ou non pâti de ces décisions, qu'elle ait ou non réfuté ou même refusé les prémices ou les justifications données à ces décisions. On sait, d'expérience, que le criminel qui n'est pas puni pour des petits délits, fini par commettre de grands crimes, et que, donc, il faut s'attaquer à la petite criminalité avec suffisamment de sévérité pour éviter des crimes encore plus graves. Le chaos est déjà là, et ce sont les «décideurs» qui l'ont provoqué Cette logique de l'escalade dans les mauvais actes se retrouve même dans la pratique politique ; et c'est ce qui a conduit à la situation actuelle. Certains ont évoqué l'éventuel chaos sur lequel pourraient déboucher les manifestations de masse actuelles. Le problème est que ceux qui crient actuellement «au loup,» sont ceux qui l'ont laissé faire ce qu'il voulait dans la bergerie. La situation de chaos existe déjà et c'est elle qui a créé les conditions conduisant à ce sursaut populaire. Chacune des décisions improvisées ou pensées, prises sans consultations et sans tenir compte des avis contraires ou des réactions populaires visibles ou cachées, a contribué à cette situation de chaos, qui a été accentué par l'incapacité visible du chef de l'Etat actuel à prendre en charge totalement ses responsabilités politiques, ce qui a abouti à une paralysie totale de la société, et à l'exacerbation des conséquences négatives de mauvaises décisions prises dans tous les domaines de la vie collective. Une décision irresponsable de trop ! L'élément déclenchant de cette vaste mobilisation populaire spontanée a été, sans aucun doute, la volonté du chef d'Etat actuel, ou de ceux qui, dans l'ombre, loin des regards, ont décidé qu'il était dans leur intérêt à la fois politique et matériel, si ce n'est financier, de prolonger son maintien à la tête de l'Etat, sous couvert de préservation de la stabilité et de la sécurité nationale, sans compter la gratitude populaire qui lui serait due du fait de ses décisions passées au profit du peuple algérien. Les «décideurs» pensaient, en toute naïveté, que la perspective d'un cinquième mandat pour un chef d'Etat visiblement hors d'état d'assumer ses lourdes responsabilités depuis au moins sept années, allait se dérouler «comme une lettre à la poste» suivant l'expression populaire. Cette décision a été la paille qui, suivant l'expression populaire «a brisé le dos du chameau» et a suscité la juste indignation du peuple, l'a sorti de sa passivité et de sa torpeur. C'est une décision aussi absurde qu'arbitraire, dictée par la volonté par les tenants du pouvoir de préserver des «privilèges» à la fois mal acquis et exorbitants, mal acquis parce que gagnés par des actions arbitraires et unilatérales. C'est une provocation à la fois indécente et méprisante que d'insister pour garder à la tête du pays un homme visiblement «au bout du rouleau» sur le plan physique comme sur le plan mental, et auquel on attribue des discours qu'il n'a certainement pas élaborés, des lettres dont il n'est sans doute pas l'auteur. En osant vouloir maintenir à la tête du pays un homme impotent, et dont l'impotence n'exige pas un titre de docteur en médecine pour être constatée, les «décideurs» ont été un peu trop loin dans le mépris qu'ils affichent envers le peuple. Ils se sont crus suffisamment puissants pour garder à la tête du pays un président «virtuel,» si ce n'est «fictif», et lui attribuer toutes les décisions qu'ils prennent, sans risque d'être découverts ; bref maintenir le pays dans cette situation de vide au sommet leur offrant le libre accès et sans contrôle aux ressources du pays, et au nom d'un chef d'Etat inexistant. Ils ont, selon l'expression populaire, «poussé le bouchon» un peu trop loin. Les manifestations, bouclier ultime contre le chaos Loin d'être une cause de chaos, les manifestations actuelles sont le bouclier ultime contre le chaos qui ne peut que s'accentuer avec la mise en place d'un système «d'imam caché,» utilisé pour camoufler les vrais détenteurs du pouvoir. La moyenne d'intelligence politique des membres du peuple d'en bas n'est peut-être pas la plus adéquate au vu de la complexité des problèmes qui se posent au pays. Mais il y a des limites à l'insulte à leur intelligence, et ces limites ont non seulement été atteintes, mais encore dépassées par la volonté exprimée, et appuyée par des menaces d'usage de la violence armée, de maintenir au pouvoir un homme qui a, sans doute, perdu même la conscience de son existence. En conclusion, et finalement, la politique du mépris dans lequel le peuple algérien a été tenu par ses dirigeants a enfin eu le résultat auquel des responsables plus sages et moins arrogants auraient dû prévoir depuis longtemps. La manipulation, la fourberie, les intrigues ne sont plus de mise. Il est à espérer que les dirigeants de droit et de fait trouvent le chemin adéquat pour sortir le pays de cette crise et de ce soulèvement populaire et qu'ils sachent piloter le pays hors de cette tempête. Qu'ils ne se fassent pas d'illusion : malgré la puissance des moyens qu'ils contrôlent, ils seront impuissants à canaliser cette révolte s'ils ne savent pas répondre aux revendications légitimes qu'elle exprime. Trêve donc de menaces plus ou moins voilées, et d'inutiles lettres dont on ne connait pas les auteurs réels et qui ne peuvent qu'exacerber l'indignation et la colère populaire ! |