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J'ai découvert
encore une fois que dans l'esprit, mes lectures de la réalité algérienne,
actuelle, sont très proches de celles d'auteurs d'analyses anciennes.
Depuis que j'ai lu par exemple quelques passages d'Ibn Khaldoun, le sociologue autodidacte ! sur la ville, sur la nature humaine comme c'est dit aujourd'hui, je me suis habitué à dire aux uns et aux autres que sa Mokadima est toujours d'actualité. Mais il n'y a pas que lui ! Cette proximité d'esprit nous ébranlant au plus profond de nous mêmes nous amène à nous demander si nous n'avons pas eu des vies antérieures. Sommes-nous là pour la première fois et comment se fait-il que nous utilisons les mêmes propos pour exprimer des situations semblant similaires malgré les différences astrales ? Mes questions à moi, j'ai choisi de me les poser à propos de mon pays et des Algériens, de notre indépendance qui me semble de plus en plus inaboutie et peut-être même détournée puisque se trouvant actuellement aux prises avec la liberté d'esprit. Mais surtout, l'indépendance a-t-elle un sens sans liberté d'esprit ? Les Algériens constituent-ils vraiment un peuple avec un pouvoir qui s'est séparé depuis longtemps de lui ? À quoi est dû ce sentiment généralisé d'une indépendance bâclée ? Comment se fait-il que les hommes qui faisaient horreur à Ibn Khaldoun n'ont pas beaucoup changé ? Comment se fait-il que nous n'ayons pas encore notre Ibn Khaldoun, ou est-ce que la version originale munie de sa sociologie si dérangeante plus que révolutionnaire à son époque, est suffisante pour de très nombreux siècles pour nos musulmans en déshérence totale ? Ou est-ce que le sociologue algérien est toujours "l'intellectuel colonisé" de Frantz Fanon, qui n'a pas encore appris à regarder les problèmes de sa société et à "toutifier" son analyse ? Depuis quasiment le début des années 2000, les conjonctures peu reluisantes de la non-économie algérienne liée à la dépendance du pétrole, a fabriqué toute une pléthore de nouveaux riches de différentes tailles, et a dévoyé d'un cran considérable ce qui restait de la société algérienne, au point où certains d'entre nous se demandent s'ils ont à faire à la même société d'antan. Certains nouveaux riches se déclarent dans l'espace public, ou disons-le à la manière des philosophes de l'urbain, dans "les espaces publics" organisés à l'occasion, "notables", et spécialistes de beaucoup de choses. Si l'argent afflue, le sentiment d'échec demeure cependant très fort. Chaque Algérien a comme la soif d'occuper plusieurs rôles même si ses capacités en réalité ne l' y autorisent pas. Mais j'aime bien une expression que Pierre Rabhi a utilisée et que je veux bien reprendre à ma façon et à mon compte. L'Algérien est "homo-répressif", il a une tendance à l'humiliation de l'autre qui doit, je suis certain, se justifier dans la mémoire collective. La presse nationale regorge de ce type de constat en particulier dans le secteur privé où les gérants dans toutes activités confondues, ont tendance à abuser du statut fragile de leurs employés. Les gérants dont nous ne connaissons pas grand-chose de leurs trajectoires sociales, professionnelles, etc. terrorisent leurs employés en brandissant en permanence le spectre du licenciement. Dans le secteur privé, la compétence n'est pas de mise, l'assujettissement y est espéré par les gérants. Dans le secteur privé toujours, peu investi par nos chercheurs, l'informel fait légion. Seule la voix du détenteur du pouvoir financier compte, ce qui nous amène à penser que nous sommes très loin du mythe de la démocratisation du milieu privé. Cette situation nous la devons à la prégnance de l'inconscient commercial plus qu'économique chez l'Algérien. Pour ce dernier tout est commerce, il n'y a pratiquement pas d'investissement soutenu sur le collectif. Tout est rattaché indubitablement à la gloire de l'individu. C'était la grande crainte d'Ibn Khaldoun en milieu urbain. Chaque Algérien se voit investi par l'esprit d'un colon. Il n'y a qu'à lire Les damnés de la terre de Frantz Fanon, qui m'a conforté dans mes idées, pour se rendre compte que l'Algérien moderne est resté un vœu pieux. Un expert de l'économie déclarait il y a peu sur une chaîne de télévision algérienne que le privé n'a pas encore la culture du respect de la loi, et que sa culture du managering est sommaire. Son esprit compétitif est principiellement financier, il accorde plus d'importance à l'esthétique plus que l'éthique du travail. Tout est dans le paraître, et rien pour le fond. L'argent devenu une obsession absolue lui fait émailler ses perspectives professionnelles et, bien sûr, dans une société intellectuellement désintéressée, il lui achète le droit d'être là où il ne pensait pas pouvoir être sans argent. Ce dernier est devenu un moyen fort de répression sociale qui s'apparente intimement à l'idée de la réussite à afficher sous forme de biens possédés. Le notable non sécularisé s'empresse de montrer les premiers signes de son émergence sociale : 4×4, biens immobiliers et fréquentation des responsables locaux dans les salons d'honneur. L'argent détermine désormais la valeur de l'individu (propos y compris sous-entendus des promoteurs de l'immobilier) quelle que soit la qualité de la personne. Je me demande sincèrement comment se fait-il que l'Algérien est devenu ce qu'il est, un être sournois, opportuniste, ingrat, matérialiste, et surtout envieux qu'il soit riche ou pas, instruit ou pas. Le riche redoute que le pauvre s'enrichisse et le pauvre craint le nouveau riche qui a engagé sa bataille d'assujettissement et d'humiliation. Mine de rien, la société algérienne semble, selon nos témoignages recueillis, aussi violente que pendant l'ère coloniale, une violence d'entre soi ne permettant pas l'émergence et encore moins l'affirmation d'un sentiment de communauté. Ce constat prend du sens pour nous dans nos environnements urbains. Les immeubles de grande hauteur montent n'importe où, faisant fi des règles. Les constructeurs commerçants sont fiers d'afficher les multiples formes de leur individualisme. Le milieu urbain est devenu le théâtre d'une véritable exposition des muscles immobilière; les immeubles aux noms très occidentaux, comme les Twice Towers du catastrophique Millenium d'Oran qu'un ancien responsable de l'urbanisme nous a imposé, ou la tour très élevée et étrange dominant la leçon de l'ensemble urbain Les Falaises de Fernand Pouillon, sont la preuve flagrante de l'inexistence de projet de ville algérien au nom d'un managering biaisé qui n'a gardé de nom chez les promoteurs de l'immobilier que l'essentialité de la logique financière. Tout le monde fait à sa guise et vandalise ce qui reste de nos villes. Ces dernières apparaissant décarcassées, abandonnées au bon vouloir des opportunistes qu'ils soient gouvernants ou gouvernés, ont fini par devenir des villes-nègres à l'instar des villages-nègres; encore une fois, nous avons affaire à une sorte de villes "économiquement carrossables" ne serait-ce que pour me faire mien ce propos de Merhoum Larbi Mohamed, architecte. Ces questions sont devenues particulièrement importantes pour moi en tant qu'urbaniste d'abord, ensuite en tant qu'architecte. En effet, je suis entouré d'architectes qui ne parlent que de qualité architecturale, parfois technique, d'efficacité économique, d'efficacité technique, d'efficacité énergétique, mais aucun d'entre eux jusque-là n'a osé parler en l'assumant d'efficacité sociale et urbaine. De logique sociale ! Pourtant deux grands phénomènes ont marqué nos agglomérations urbaines ces trois dernières décennies : les migrations et l'informel immobilier aussi bien public que privé que tout le monde, y compris nos gouvernants, fait semblant de ne pas voir. Je pense que si la question n'est pas posée, c'est parce que l'architecte algérien, je le répète, surtout diplômé, plus qu'autre chose, souffre en plus de sa sous-culture, de son extranéité statuaire. Il est convenu d'ailleurs que l'architecte n'est pas un patrimoine local. Il fait partie des nombreux métiers auxquels les Algériens ont accédé culturellement grâce à la colonisation, seulement les premières promotions ne virent le jour qu'au cours des années 1960. La formation qu'il reçut en plus de la pauvreté sociale, disons intellectuellement parlant, dans laquelle il a évolué, ne lui a pas appris d'être attentif à l'être social, à essayer de retenir, à la rigueur sans interpréter, sans détailler, quelques aspects dominants de sa personnalité. L'échec de la formation architecturale dans notre pays s'explique à mon sens à partir de cette négligence de la société, de sa méconnaissance, du peu d'importance qu'on accorde globalement aux sciences humaines. Ce qui fait comme je l'ai pensé récemment que nous nous employons à perpétuer de vieilles conduites de colonisés. Nous sommes économiquement comme socialement au stade d'une colonisation sans colons. Nous sommes dans une colonisation faite de luttes sociales de type tribal, très individuelles à la base, culturellement fratricides, où tous les coups bas sont permis, pour occuper la place de l'ancien colon. L'architecte diplômé comme le pseudo urbaniste a succombé à son inconscient économique et s'est refusé depuis longtemps à chercher une philosophie. *Architecte/docteur en urbanisme |