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Par la voix de son ministre de l'Intérieur et des Cultes, M. Bernard Cazeneuve, le gouvernement français s'est enfin rendu à l'évidence des faits. Il est dommage qu'il ait fallu pour cela le douloureux signal des attentats de janvier 2015. Il était en effet manifeste, depuis fort longtemps, qu'un problème grave de représentativité minait les institutions musulmanes de France, lesquelles, c'est un secret de Polichinelle, ne disposent que d'un maigre crédit sur le terrain. Les plus hautes instances de l'Etat français ne pouvaient l'ignorer. S'il est vrai que gouverner, c'est prévoir, on s'aperçoit que, très souvent, les responsables politiques français semblent être à la remorque des événements. Un indice probant en est la décision de M. Cazeneuve de réformer l'instance du CFCM. Dans un entretien paru dans l'édition du « Monde » du 26 février, le ministre de l'Intérieur lance une « réforme » du culte musulman. En termes diplomatiques, M. Cazeneuve prend donc acte de l'échec du CFCM à remplir les missions pour lesquelles il avait été conçu, doter l'islam de France d'une institution représentative de proposition dont la raison d'être est de gérer les problèmes qui se posent à la communauté musulmane, de défendre les intérêts matériels et moraux des musulmans. De ce point de vue, l'échec est flagrant. Dès sa fondation « bonapartiste », en mai 2003, par MM Jean-Pierre Raffarin et Nicolas Sarkozy, alors premier ministre et ministre de l'Intérieur, le CFCM a été critiqué et les résultats ne sont guère au rendez-vous. « Son bilan est faible et il intervient peu sur les discours et actes antimusulmans » écrivent Leyla Arslan et Mohamed-Ali Adraoui dans leur essai « L'Islam en France » (First éditions 2013). Bernard Godard, ancien fonctionnaire du ministère de l'Intérieur, confirme le diagnostic dans un ouvrage qui vient de paraître « La question musulmane en France » (Fayard): « A ce jour seul le dossier (de la viande) halal a fait l'objet d'un examen approfondi avec la rédaction d'une charte en 2011 pour aboutir à?un échec ». Dounia Bouzar, anthropologue de formation, a démissionné du CFCM au motif que cette structure « ne se préoccupait jamais des jeunes musulmans de France ». Le CFCM affiche donc un déficit de représentativité tout à fait remarquable. Son président lui-même, M. Dalil Boubakeur, ne s'en satisfait pas.Gestion « policière » et « néocoloniale » du culte, « Incompétence », tels sont les termes qui reviennent le plus souvent dans la bouche des fidèles et des laïcs d'origine ou de culture musulmane. Nombre de Français de confession musulmane ne se reconnaissent pas dans cette institution « parachutée », imposée par les oukases sarkozystes. Ses problèmes structurels et ses crises périodiques en sont directement issus. Si on ajoute les implications des États d'origine, on comprend alors les querelles intestines, les divisions ethniques et les susceptibilités nationales qui en ont fait une véritable épave. Inutile, inefficace, le CFCM apparaît comme une arène où s'affrontent les ambitions et les cupidités dans une inexpiable lutte pour les places. Or, cet échec a des effets pervers extrêmement dangereux. Il donne du grain à moudre aux mouvements radicaux qui y trouvent un argument de plus pour dénoncer la compromission des élites musulmanes qu'elles imaginent « vendues à l'Etat néocolonial français » animé de sentiments peu amènes contre « l'islam pur » qu'ils ont l'illusion de défendre. Le 25 février, M. Cazeneuve s'est donc décidé à lancer la réforme du CFCM. Il en donne les raisons : le fossé gigantesque qui s'est créé entre la base qui ne se reconnaît ni dans M. Moussaoui, ni dans M. Boubakeur, ni dans aucun des membres du CFCM. C'est assez dire qu'elle estime qu'ils ne la représentent et ne défendent pas ses intérêts et ne se font pas non plus les porte-paroles de ses préoccupations. Or, dans un pays qui se veut libéral, on ne fait rien sans la base, c'est l'ABC de la démocratie. Interrogés, certains musulmans nous ont confiés qu'ils se sentaient « trahis » par le CFCM. A mots couverts, M. Bernard Cazeneuve prend acte de ce déficit démocratique et de ce bilan peu flatteur du CFCM : « Il s'agit de bâtir l'instance la plus représentative possible ». Pour que le message soit bien perçu, le ministre de l'Intérieur ajoute que sur les dossiers principaux, l'action du CFCM a été nulle : « La formation des imams, l'abattage rituel, les fêtes religieuses, aujourd'hui ces questions ne sont traitées nulle part ». Si on devait poser la question de savoir ce que diable faisaient le CFCM, la réponse serait qu'il était englué dans les querelles intestines, les règlements de compte et les divisions ethniques. Cependant, effrayé par cette « audace verbale », M. Cazeneuve tempère vite son propos : « Il ne s'agit pas de la [l'instance] construire sans ou contre le CFCM ». En clair, on ne change pas une équipe qui perd. Le problème, c'est qu'à vouloir ménager la chèvre et le chou, on se demande si le ministre de l'Intérieur met tous les atouts de son côté pour réussir sa gageure. Comment en effet maintenir sa confiance dans une instance qui a fait la preuve de son impéritie, continuer à appuyer des personnalités que leurs discours et leurs actions ont contribué à disqualifier? Pour réanimer un CFCM dont l'encéphalogramme semble désespérément plat, M Cazeneuve affirme vouloir « le dialogue le plus large possible dans le respect des valeurs de la République ». Si le ministre de l'Intérieur est sincère, et il n'y a pas, pour l'instant, lieu d'en douter, il faudra qu'il s'adresse à des personnalités qui ne souffrent d'aucun discrédit, qui prennent leur rôle au sérieux et qui respectent non seulement les valeurs de la République, mais plus prosaïquement ses lois. Or, notre enquête montre que tel n'est pas le cas. La Grande Mosquée de Paris qui dispose d'un institut de formation des imams et des aumôniers n'a toujours pas procédé à la déclaration de ses enseignants auprès des offices du travail. Les enseignants qui y officient, une douzaine, travaillent « au noir », comme on dit couramment, certains depuis plus de dix ans, ne reçoivent aucun fiche de paie, ne bénéficient donc pas des prestations sociales, sont privés des secours de la Sécurité sociale et de tous leurs droits. Bien entendu, la Grande Mosquée de Paris n'acquitte pas les prestations sociales. Puisque le ministre de l'Intérieur dit accorder une importance primordiale à la formation, comment comprendre cet état de fait ? Des enseignants qui travaillent clandestinement, qui sont sous-payés souffrant de la situation qui leur est faite au mépris de toutes les lois et de toutes les dispositions du droit français du travail. Ce fait est connu de tous, le ministre de l'Intérieur, l'homme le mieux renseigné de la République, peut-il l'ignorer ? Dans ce climat pour le moins défavorable, un journaliste, étonné que la Grande Mosquée de Paris, une si imposante structure, n'édite aucune publication, aucune brochure et encore moins un journal qui en soit l'organe, a formé le projet d'y fonder une revue culturelle. As-Sabil, (c'est son nom) avait pour objectif de promouvoir un islam de savoir, de progrès et de tolérance. Le premier numéron'a pas eu l'heur de plaire à M. Louanoughi, le numéro 2 de la Grande Mosquée qui a tout fait pour censurer la revue. J'ai pu, pour ma part, en consulter un exemplaire, force est de constater qu'il est prometteur. Des signatures prestigieuses y figurent : un ministre libanais de l'économie, un ancien ambassadeur du Liban y ont signé des articles. Un dossier de dix pages a été consacré au grand théologien al-Ghazâlî, qui a notamment combattu le terrorisme des Assassins au XIe siècle, un article sur « Rimbaud et l'Islam » de très bonne tenue. Ce numéro a été bien accueilli, puisque il a bénéficié d'un article favorable dans l'hebdomadaire algérien de langue arabe « Al-Basair » et d'un article, en français, dans « Le Soir de Casablanca ». Malgré cela, M. Louanoughi, excipant de ses pouvoirs, a coupé les vivres à cette revue, oubliant que c'est dans le vide culturel que prolifèrent les radicalismes et les extrémismes. Manifestement, à la Grande Mosquée de Paris, on n'est pas désireux de promouvoir la culture, préférant laisser la voie libre à l'inculture qui ne peut produire que les fruits vénéneux du fanatisme et de l'intolérance. Voilà pourquoi je ne suis guère optimiste quant aux chances d'une relance du CFCM. Prendre les mêmes et recommencer ne me paraît pas de bon augure, surtout si, comme le disent les responsables français, le CFCM n'a atteint aucun des objectifs pour lesquels il a été mis en place. D'autre part, les défis sont tels pour les Musulmans de France qu'il faudrait une refonte complète de ce « machin » pour espérer raisonnablement des résultats, si modestes soient-ils. Les responsables musulmans doivent mettre de côté leurs ambitions personnelles et s'atteler aux tâches qui les requièrent d'urgence. Quelle place pour l'islam en France ? Comment assurer une formation digne de ce nom aux cadres religieux ? Comment revaloriser l'image de marque de l'Islam et des Musulmans qui apparaît si abîmée ? Comment faire un travail théorique sur l'état actuel de l'islam et comment le fanatisme, l'extrémisme, les dérives sectaires se sont emparées de l'Islam et ont pu conduire aux dérives auxquelles on a pu assister ? Si les théologiens et les jurisconsultes avaient mené à bien leur mission, s'ils avaient pensé la modernité et en avaient tiré toutes les conséquences, on n'en serait pas là. Est-il normal que les théologiens et les jurisconsultes arabisants ne sachent rien de ce qui se passe dans le monde, ne lisent rien de ce qui s'écrit et se publie sur l'Islam, qu'ils soient si dramatiquement médiocres dans les langues européennes, qu'ils n'aient aucune formation en sciences humaines et sociales et qu'ils viennent officier en France sans rien connaître de la mentalité française, de ses tropismes, de sa langue même ? Par un autre côté, n'est-il pas surprenant que les pouvoirs publics français manquent à ce point d'inventivité pour refuser d'assumer les frais que nécessitent une vision globale de l'Islam français, qu'ils se dissimulent derrière la laïcité (elle a bon dos) pour refuser de dégager les budgets qui aideraient à débloquer la situation de nombre de dossier dont celui des aumôniers par exemple. Il y a là une sorte de scandale qu'il importe de faire cesser au plus vite. Comment ? Là est toute la question. (Docteur en philosophie, Paris-IV Sorbonne)** |