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Oran, le foot et la bouteille de gazouz

par Sid Lakhdar Boumediene

Comme souvent dans les chroniques de Raïna Raïkoum, nous partirons de l'anecdotique qui se conclut toujours par une réflexion. À chacun de la percevoir et d'y donner son propre jugement, elle est cachée derrière une anecdote réelle.

Après de très longues années d'absence, tout le monde essaie de vous faire découvrir les extraordinaires changements de modernité dans la ville, la disponibilité de tous les produits de consommation du monde et les anciens lieux de nostalgie.

Tout cela est autant vrai que très agréable et touchant. Mais, il est des changements dans la ville que seuls vos yeux perçoivent. La mémoire est curieuse, elle est secrète.

Entre beaucoup d'autres choses, ce qui saute immédiatement aux yeux est la disparition des terrains vagues des quartiers, ou presque disparition.

C'étaient nos stades de foot, nos Maracana à nous. Et comme les groupes de Samba à Rio, la compétition était rude entre les équipes des différents quartiers et même des différents immeubles.

Le jour venu, le plus riche, celui dont les parents pouvaient acheter un vrai ballon de foot en cuir ramenait ce bien précieux et inaccessible aux bourses des autres. Non que nous n'étions pas gâtés, nous avions l'essentiel et le superflu, mais le ballon en cuir n'était considéré par les parents, ni essentiel ni superflu. Il était pour eux le diable qui nous détournerait des études pour aller « traîner » avec des fréquentations qu'ils soupçonnaient toujours de provoquer la déviance.

De nos jours, on les exempte des devoirs d'école et on leur offre des salaires que les fruits des études se doivent d'avoir trois siècles pour les atteindre. Mais non, ce n'est pas du mépris, juste un peu de jalousie d'avoir eu le talent d'une moule au football par rapport à eux. Vraiment ?

Et qui était le capitaine de l'équipe ? Cela n'a pas dû changer depuis, le propriétaire du ballon en cuir. Ou alors celui qui avait la plus grande gueule ou les plus gros muscles. Cela n'a pas dû également avoir changé. Et comme cette catégorie de gamins jouait dans une autre division que la nôtre, ils avaient la certitude d'être propriétaires du terrain vague et … de la décision de l'arbitre.

Nous disposions les deux pierres de chaque côté du terrain et voilà les buts installés. Le propriétaire du ballon ou la grande gueule du quartier, pourquoi voulez-vous qu'il en soit autrement, choisit les titulaires et les remplaçants de son équipe. Ce qu'il y avait de stable, à cette époque, était que les remplaçants étaient les titulaires du poste de remplaçants. L'équipe adverse en fait de même. Eux aussi avaient leur propriétaire du ballon de secours et leur grande gueule, capitaine de l'équipe. La partie commençait et dès cet instant n'essayez pas de comprendre les règles du foot. En fait c'était l'équipe qui taclait le plus fort qui prenait l'avantage.

Et comme les buts ne délimitaient pas la hauteur et difficilement la largeur par les pierres, car il n'y avait pas de poteaux, l'arbitre était souvent sollicité. Le pauvre garçon, par son grand courage et sa grande impartialité, accordait le but ou le refusait suivant la puissance de la grosse gueule de l'équipe qui réclamait le plus fort. À la fin du match, chacune des équipes se prononçait. L'équipe gagnante affirmait de la justesse de l'arbitrage. L'équipe perdante menaçait l'arbitre d'une rencontre « par hasard et très amicale » dans les rues. En fin de compte il y avait toujours un vaincu, l'arbitre. Et puis, disaient les perdants, un étranger choisi dans un quartier tiers est forcément un ennemi.

Mais personne, même après une grosse discussion, n'aurait raté le cérémonial de clôture, la fameuse bouteille de gazouz.

Chaque équipe devait apporter le trophée et le distribuer à tous en cas de match perdu. Et comme les moyens financiers étaient à la hauteur de notre stade caillouteux, c'était une bouteille pour chaque équipe. Une seule !

Et là, mes chers lecteurs, c'est à ce moment de ma tendre enfance que j'avais compris ce qu'était la hiérarchie sociale, présente dans toutes les sociétés du monde. Car la ration de gazouz était proportionnelle à la grandeur de la gueule.