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«C'était il
y a presque 70 ans, mais je m'en souviens comme si cela datait d'hier. Nous
avions pris le train, ma mère et moi, à la gare de Tlemcen en direction de
Meknès, au Maroc (avec des escales) et notre voyage dura environ 18 heures.
Nous allions rendre visite à mon oncle Mohammed qui exerçait en tant que
médecin dermatologue dans cette ville. Mon oncle était la fierté de la famille.
Il avait fait ses études de médecine à Montpellier et avait ouvert un cabinet
médical à Meknès à la fin des années 1940.
Il était marié à une française, toujours tiré à quatre épingles, et il roulait dans une limousine «Ford Vedette» de couleur noire qui était, dans le cinéma de cette époque, la voiture attitrée des gangsters. J'avais à peine 6 ans et c'était la première fois que j'allais à Meknès voir cet oncle dont ma mère me vantait tant les mérites, chaque nuit avant d'aller dormir. Il était venu nous attendre à la gare et dès nos retrouvailles, il demanda à ma mère, l'air inquiet, si elle n'avait pas oublié de lui ramener ce qu'il lui avait demandé ? Elle lui indiqua alors des yeux un couffin où trônait un majestueux plat de panais sauvages («left ârbia») qu'elle avait mijoté la veille de notre départ de Tlemcen, spécialement pour lui. Je me souviendrai toujours de l'expression de bonheur total qui éclaira soudain son visage, et sans plus tarder, il plongea ses doigts tremblants dans le plat refroidi et s'empara d'une bouchée de «left ârbia» entourée d'une épaisse couche de graisse et l'avala en gloussant de plaisir. Stupéfait, je le regardais manger en agrippant les légumes et les morceaux de viande froids à pleines mains comme s'il ne s'était pas nourri depuis des lustres, oubliant qu'il était ce qu'on appelle un homme raffiné et suçant ses doigts après chaque bouchée. J'ai compris plus tard que pour mon oncle, ce plat de «left ârbia» qu'il dévorait comme un lion sa proie, ce n'était pas seulement de la nourriture mais son enfance dont il retrouvait le goût inimitable, son pays natal dont il savourait l'enivrant parfum. Une fois qu'il sembla rassasié, mon oncle resta un moment pensif, plongé dans ses souvenirs, puis s'essuya les mains avec un mouchoir en tissu avant de reprendre le volant pour nous conduire chez lui. Depuis ce jour-là et aujourd'hui encore, presque 70 ans après, à chaque fois que je déguste un plat de «left ârbia», je pense à mon oncle Mohammed et à ce sentiment de bonheur qui avait illuminé son visage plus puissamment qu'un soleil d'été». |
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