Envoyer à un ami | Version à imprimer | Version en PDF

Maladie d'Alzheimer: Un deuil prématuré et une souffrance insupportable pour les familles

par Mokhtaria Bensaâd

  Lorsque la maladie d'Alzheimer retentit, parfois tel un coup de tonnerre, parfois comme une sonnette d'alarme, dans une famille, c'est la panique totale. Cette maladie chronique s'installe sans prévenir et vient chambouler, sans avertir, la vie des patients et aussi celle de leurs proches. On n'est jamais préparé à un tel évènement. On croit, souvent, que cette maladie est loin devant jusqu'à ce qu'elle frappe à la porte, tel un invité surprise. Comment y faire face ? Comment prendre en charge un parent atteint d'Alzheimer ? Existe-t-il des centres ou structures qui peuvent accompagner et le malade et la famille durant cette dure période. Des questions qui ne trouveront réponses qu'une fois mis dans le bain pour affronter le quotidien pénible de toutes ces personnes malades, présentes physiquement, mais absentes d'esprit. Au début, les familles ont du mal à accepter la maladie. Pas grave si un parent oublie ses clefs, ou ne se rappelle plus ou il a mis sa télécommande. Cela peut arriver à tout le monde, se disent les proches pour se consoler. Les psychiatres et médecins spécialistes en neurologie appellent cette attitude une tolérance aux premiers signes de la maladie. Sont nombreux les enfants des malades atteints d'Alzheimer qui incombent les oublis et perte momentanée de mémoire à la vieillesse. Ils ne se manifestent chez les médecins que lorsqu'ils constatent des troubles du comportement graves. Une fois le diagnostic établi par le médecin spécialiste et le verdict confirmant la maladie est annoncé, après une série de consultations, d'analyses et des rendez-vous dans des centres d'imagerie, c'est l'onde de choc chez les familles. Certaines se mobilisent dans une ambiance de solidarité et d'aide aux proches malades, d'autres dans une ambiance conflictuelle de peur d'assumer seules la lourde responsabilité de prendre soin de ce parent, devenu très vulnérable.

Evolution inquiétante de la maladie.

Si dans un passé non lointain, les consultations en psychiatrie révélaient un cas d'Alzheimer par semaine, actuellement, la maladie a tellement évolué que le nombre a augmenté jusqu'à cinq cas. De plus en plus de sujets consultés présentent les signes de la maladie. Le président de l'association des psychiatres d'Oran (APO), médecin spécialiste en psychiatrie, Hadadj Abderrahmane a indiqué que «la majorité des proches ne ramènent jamais leurs malades au début de l'apparition des premiers signes. Généralement, l'entourage tolère les troubles de comportement et l'incombent à la vieillesse (kobr), comme ils disent. Mais lorsque les symptômes deviennent plus sévères avec un trouble du comportement plus grave, les membres de la famille s'alarment et courent chez le médecin spécialiste». Selon le même médecin spécialiste, l'âge de prédilection est à partir de 55 ans, ceci en référence aux études scientifiques réalisées, mais sur le terrain, a révélé Dr Hadadj, «nous constatons que les cas les plus fréquents sont âgés de 60 ans. Cela n'exclut pas que j'ai eu à consulter des sujets âgés de 55 ans.

L'Alzheimer, une maladie qui ne connait ni genre, ni couche sociale

Aucune étude scientifique n'a confirmé jusqu'à maintenant que l'Alzheimer fait une distinction entre femme et homme, pauvre et riche, instruit ou illettré. Elle touche, a révélé le président de l'APO, les femmes comme les hommes. Toutes les couches sociales sont touchées et la cause de cette pathologie reste inconnue. «L'origine de la maladie est inconnue bien que plusieurs facteurs sont incriminés, tels que l'alimentation, la pollution, certains médicaments et aussi des antécédents familiaux », a indiqué Dr Hadadj. Mais rien n'a été confirmé avec certitude. Le seul constat établi est l'existence de cas d'Alzheimer dans la famille après un questionnement établi aux proches du malade.

Des médicaments très coûteux sans garantie d'amélioration

Bien que les médicaments prescrits pour ces malades sont disponibles au niveau des pharmacies, les résultats vers la guérison ou l'amélioration ne sont pas garantis. Le même spécialiste a expliqué que le traitement prescrit pour ralentir l'évolution de la maladie est coûteux. Cependant, rien n'est garanti puisque certains malades, 30%, répondent aux traitements, tandis que 70% ne répondent pas. Les médecins se disent, souvent, confrontés à un dilemme, faut-il poursuivre le traitement pour ces malades qui développent une résistance ou arrêter les médicaments. La décision n'est pas facile à prendre, soulignent les médecins spécialistes devant la détresse des familles qui sont prêtes à tout pour soulager leur malade.

Interrogée sur la disponibilité des médicaments au niveau des pharmacies, Imene, la pharmacienne a confirmé que «les médicaments prescrits sont disponibles actuellement. Les familles qui se présentent avec des ordonnances du médecin sont servies sans problèmes». Cette pharmacienne a, toutefois, souligné que «de plus en plus de clients viennent avec des ordonnances comportant des médicaments prescrits pour la maladie d'Alzheimer. Ce qui n'était pas le cas avant».

Souffrance des familles et absence de services de gériatrie

Douleur, cris de détresse, souffrance, épuisement, déchirements familiaux, dépression, colère et la liste est longue sur les conséquences désastreuses de la maladie sur les malades et les familles aidantes. Avoir un parent atteint d'Alzheimer est dramatique pour les proches. Le constat des médecins traitant est sans appel, «toutes les personnes qui prennent en charge un malade atteint d'Alzheimer développent des dépressions d'épuisement». Un constat visible sur les proches des malades interrogées lors de ce reportage.

Meriem, âgée de 52 ans, mariée, mère de deux enfants, a un père âgé de 88 ans atteint d'Alzheimer. Elle nous raconte le quotidien très difficile des membres de la famille pour prendre en charge leur papa. «C'est tout le monde qui est mobilisé, notre mère, mes sœurs et frères et nous sommes tous épuisés, angoissés, peinés de voir l'état dans lequel est actuellement notre père et quel père ?», nous dira-t-elle. Très nostalgique, elle raconte tout en étant triste des ravages de la maladie sur cet être cher, «mon père était un homme toujours souriant, gentil, cultivé. Il avait le savoir-vivre et la joie de vivre avec ses enfants et les proches même. Tout le monde le connaissait joyeux, serviable et dynamique. Mais, une fois tombé malade, c'était en 2019, je ne reconnais plus cette personne. Même cette relation père-fille a changé. Il est mort et vivant en même temps. Absent et présent. Difficile pour nous tous d'assimiler tout ce changement qui a été très rapide».

Malgré le poids de la maladie et les dégâts causés sur le physique et l'esprit, le père de Meriem garde le sourire devant les invités qui viennent le voir. Mais ce sourire peut vite virer vers la démence en moment de crise. «Il faut gérer ses crises, ses troubles du comportement, ses problèmes de tension, ses problèmes cardiaques, ses boulimies et ses anorexies passagères, son manque de sommeil la nuit, sa mobilité permanente, ses sorties dès que la porte est ouverte. Bref, un malade d'Alzheimer demande une mobilisation permanente», nous a confié Meriem qui a tenu à soulever le grand problème de manque de centres spécialisés pour prendre en charge ces malades et soulager un peu les familles. «Je déplore le manque flagrant de centres de gériatrie dans notre pays. Si un proche est diagnostiqué atteint d'Alzheimer, la famille se retrouve seule à gérer ce drame. Pour Meriem, il était impossible de faire appel à un auxiliaire de vie car «nous ne savons pas sur qui tomber. Confier son père vulnérable à une personne inconnue, n'était pas possible pour nous. Il fallait préserver son intimité et le garder entouré de sa famille», nous a expliqué Meriem.

Pour Nouria, âgée de 61 ans et mère de quatre enfants, son père atteint d'Alzheimer, décédé, il y a 15 ans, ne présentait aucun signe de la maladie jusqu'au jour où il a appelé sa femme au téléphone pour lui dire, «je ne sais plus où j'ai garé la voiture». Son épouse, prise de panique à l'époque, lui a tout de suite demandé de lire les pancartes qu'il voit autour de lui dans l'espoir de déterminer l'endroit où il se trouvait. Heureusement, il a pu lui indiquer des repères qui ont permis de le localiser et son chauffeur a pu récupérer la voiture qui était, en fait, garée à sa place habituelle. «Cet incident a mis toute la famille en alerte, raconte Nouria, et nous devions, nous les enfants, prendre les décisions qu'il fallait en urgence du fait que les parents habitaient, à l'époque, au Maroc. C'est ainsi qu'ils ont été rapatriés au pays pour s'installer près de leur fille. Nouria se souvient encore de ces moments difficiles que toute la famille a dû surmonter. Ce père très actif et soucieux de son travail est devenu vulnérable et dépendant. Son état se dégradait de jour en jour. Il perdit la notion du temps, puis de l'espace, puis la voix, puis sa mobilité. Il ne se rappelait de rien et ne reconnaissait personne à l'exception de son épouse. Au début, nous dira Nouria, il recevait les invités qui venaient pour le voir, mais au fil du temps, il n'était plus capable de le faire. Comme un malheur ne vient jamais seul, après le décès de son père, Nouria est de nouveau confrontée à cette maladie avec sa mère. Même signes, même souffrance. Elle se sentait enfermée dans ce cercle vicieux en prenant en charge deux parents malades. Une lourde tâche qu'elle assumera seule, puisque sa sœur réside en France et ses frères ne pouvaient pas s'occuper de leur maman en permanence vu que les médecins traitants conseillent toujours les proches du malade de maintenir le patient dans sa maison afin qu'il ne perde pas le peu de repères qui lui reste. Pour se faire aider, Nouria a fait appel à un auxiliaire de vie, formé par l'association Chougrani. «Un soulagement pour moi et ma famille», souligne Nouria. «Ma mère s'est habituée à elle et je peux la lui confier en mon absence en toute confiance, heureusement d'ailleurs. Elle reste avec elle la journée et deux fois par semaine elle passe la nuit. Deux jours de repos pour moi donc pour que je puisse continuer à la prendre en charge les autres jours de la semaine».

Le président de l'APO déplore, en effet, l'inexistence de services de gériatrie et de médecins gériatres, spécialisés dans l'accompagnement des patients âgés. Pas de formation pour cette spécialité aussi, estime ce psychiatre. Nous apprenons que des médecins généralistes se sont portés volontaires pour faire des formations de gériatrie avec l'obtention de diplômes interuniversitaires. Ils ont ouvert, ensuite, des cabinets médicaux qui prennent en charge des personnes âgées. Il existe également des entreprises qui se sont spécialisées dans la formation d'auxiliaires de vie qu'elles mettent à la disposition des familles. Nous avons essayé de contacter une de ces entreprises, mais en vain. L'association Chougrani a également investi ce créneau et formé un personnel aidant pour les familles dans le besoin. Des initiatives à encourager, estime le président de l'APO.

La maladie pèse lourd sur le budget de l'Etat et celui de la famille

Faire appel à un auxiliaire de vie formé ou à une personne aidante allège les familles, certes, mais le budget consacré à cette prestation de service pèse lourdement sur le budget familial. La bonne nouvelle est le remboursement des médicaments traitant l'Alzheimer par la Caisse nationale des assurances sociales et des travailleurs salariés (CNAS), mais avec des conditions spéciales. Selon le président de l'APO, afin de maintenir cette prise en charge, la CNAS exige du médecin traitant un rapport comportant des tests et contrôle tous les six mois. Si le malade ne présente aucune amélioration suite au traitement, le remboursement des médicaments est gelé et ce sont les familles qui prennent le relais. Sur le coût du traitement, Imene la pharmacienne nous a indiqué qu'une ordonnance pour un traitement de trois mois varie entre 12.000 et 15.000 DA. Nouria a estimé la rémunération d'une personne aidante à 12.000 DA par semaine, sans compter les frais des examens d'imagerie et autres soins. Pour certaines familles, le malade nécessite l'usage des couches adultes dont le budget est conséquent aussi et que la majorité sont dans l'incapacité de supporter. Pour Meriem, c'est les enfants qui cotisent chaque mois pour payer les frais des soins. Rien que pour le médicament anticoagulant «Lovenox», la facture s'élève à 30.000 DA par mois. La pension de leur père est gelée depuis des années et ce n'est que maintenant qu'ils ont entamé la procédure pour la débloquer. Quant à Nouria, sa mère a une pension de son père. Grâce à ce pécule, tous les frais sont payés.

Ce n'est pas le cas de Zoubida, âgée de 63 ans, mère de quatre enfants qui a été contrainte, elle et ses sœurs de récupérer sa mère atteinte d'Alzheimer dans la douleur et les conflits avec son frère ainé. Un déchirement familial dont elle raconte avec les larmes aux yeux. En plus du drame de la maladie, Zoubida et ses sœurs devaient gérer les conflits et les disputes avec un frère qui a mis sous tutelle leur mère sans leur consentement. Une attitude que la famille a rejetée en bloc et qui a été à l'origine de déchirure des liens entre frère et sœurs. Qui a tort et qui a raison ? Une chose est sûre pour Zoubida, «le temps n'était pas aux disputes et conflits. Nous avions une urgence mes sœurs et moi, c'était de récupérer notre mère qui était abandonnée dans une pièce toute seule et lui apporter tous les soins qu'il fallait». «Dure et pénible cette situation», raconte Zoubida. «Comment on en est arrivé là ? Je n'arrive pas à le croire». La mobilisation de toutes les sœurs a donné ses fruits, la mère de Zoubida est bien entourée. Les sœurs se relaient entre elles et se cotisent pour la prise en charge des soins médicaux. «Le seul inconvénient, nous a expliqué Zoubida, est le changement d'endroit pour notre mère. Tous les 15 jours chez une fille alors que le médecin a recommandé de la laisser dans sa maison. Pour nous, cette solution était impossible».

Avec la maladie d'Alzheimer, toutes ces familles se sentent en deuil anticipé, le deuil de la relation rompue avec un parent, deuil de la vie d'avant la maladie, deuil de l'espérance de guérison. Un traumatisme psychologique à surmonter aussi.