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«Pour qui vient d'Orient -
nous l'avons vécu - l'Occident c'est l'Orient.» Jean-Paul CHARNAY
Admettre que les caricaturistes, Danois et non Danois, débattent de quoi que ce soit, serait, d'une part, accréditer un appareil idéologique en mal de lui-même, et de l'autre, problématiser une thématique jusque-là référence de valeurs et caution d'appartenance pour une très large partie de l'humanité, en l'occurrence le Prophète de l'Islam. Pour rappel, dans son édition du 30 septembre 2005, un journal danois conservateur de centre-droit « Jyllands-Posten», publia 12 caricatures sous le titre «Les visages de Mahomet». On n'était pas loin, à l'époque, de l'assassinat de l'animateur de télévision et cinéaste néerlandais, Théo Van GOGH, auteur du court-métrage «Submission 1re partie», perpétré à Amsterdam par un Hollandais d'origine marocaine, Mohammed BOUIRI, le 2 novembre 2004, pour ses comportements provocants et racistes à l'égard de l'Islam et des musulmans vivant aux Pays-Bas. Le souvenir de l'acte qui coûta la vie au cinéaste avait appelé à la réticence les dessinateurs danois, mais le journal les aurait encouragés à excéder tout sentiment de peur. Ce qui donna lieu à des illustrations problématiques à plus d'un titre, poussant le monde musulman dans son exclusivité, à la condamnation solennelle de cette attaque contre la personne du Prophète. Mais ceci n'empêcha pas la machine médiatique d'aller plus loin. Le 10 janvier 2006, Magazinet, un petit magazine chrétien norvégien, qui avait déjà publié les dessins de son confrère danois, les republie. Le 1er février 2006, le quotidien français France-Soir les publia. Le 8 février 2006, le journal satirique français Charlie-hebdo les publia à son tour, et pour faire bonne mesure, le même journal français continue ses provocations sous le haut patronage des politiques, à l'image d'Emmanuel Macron, et de l'invective institutionnalisée prenant comme nom la sacrosainte liberté d'expression ! Même en scientifique on aurait réagi de la même façon contre la hargne à l'encontre du Prophète, des prophètes et de tout le monothéisme, car c'est au nom de nouvelles perceptions prétendument scientifiques, du métaphysique, que ces pratiques moqueuses se font, en préconisant, en vertu de je ne sais pas quoi, une redéfinition de l'Islam focalisé sur son Prophète. Scientifiques, elles ne le sont pas, car cette kyrielle de grossièretés et de bravades contredira jusqu'au bout ce qui donne l'air d'être neutre et maître de son jugement, partant d'un champ sémantique qui choisit bien ses mots pour faire dans le non-sens et le contre-sens. N'est-ce pas cela qui a inspiré NIETZSCHE (m. 1900) à mettre en question le système scientifique de la civilisation et à la dénonciation des préjugés moraux? Si, puisqu'il a été rejoint par d'autres qui se sont attelés à la même dénonciation et aux mêmes réflexions sur un certain Occident qui augure de son déclin à partir d'une conception cyclique de l'histoire (rappeler ici Ibn Khaldun nous coûtera l'étiquette de prosélyte ethnocentrique). Pour Oswald SPRENGER (m. 1936) - extension nietzschéenne -, et un peu Hans-Heinrich SCHAEDER (m. 1957), son élève, chaque système culturel n'est qu'un tout organique soumis aux lois du développement biologique: croissance, maturité, décadence et mort. C'est là, donc, un système qui retrace son passage d'un état de développement à un autre, et c'est aux caricaturistes de dire où on en est exactement. S'ils venaient à le dire, ce n'est pas en solitaires qu'ils le feront car certains auteurs orientaux, dans des contextes différents, disent à peu près la même chose. Selman RUCHDI, Taslima NASREEN et Haider HAIDER, entre autres, au nom de la liberté de création continuent en sous-traitants de la provocation l'outrage et l'obscénité de leurs inspirateurs; Mohamed ARKOUN et Nasr Hamed Abu ZAID, au nom de l'anthropologie religieuse dans ses plus fausses applications, instaurent un système de lecture solidement connecté aux traditions contraires à leurs origines. ADONIS et sa continuité, au nom de la coupure épistémologique, endiguent un archaïsme qui n'en est pas forcément un pour prôner un renouveau en mal de repères. Hichem CHARABI, Nawal SA'ADÂOUI et Fatima MERNISSI, en critiques du diktat patriarcal dans la société orientale, s'en prennent violemment à ce qui leur paraît responsable direct du recul civilisationnel arabo-musulman, c'est-à-dire la religion. Et si contrastant que cela puisse paraître, on devra leur associer les tenants du salafisme musulman, pour qui le Prophète et toute sa symbolique n'est qu'un personnage historique à appréhender dans les seules limites géo-socio-culturelles de l'Arabie. Mais en quoi tout cela doit-il justifier des attitudes qui ne font pas l'unanimité intellectuelle même à l'intérieur de leurs cercles? En tous cas une anthologie est déjà en place pour témoigner d'un esprit polémiste et partisan, à partir de positionnements franchement départis de ce qui pourrait s'appeler, ailleurs, civilité et élégance. L'empressement à toujours choquer les sensibilités des autres est là aussi pour appuyer ce qui dépasse la simple conjecture. Ce qui interpelle une approche, si hâtive soit-elle, de la psychologie de tels agissements. Il ne serait pas inutile, au demeurant, de s'interroger sur l'hypothèse qu'ils pourraient proposer un débat, même sur fond de malentendus et d'idées reçues. S'interroger aussi sur leur vocabulaire, leurs «manières» et les structures de leur discours doit faire partie de la déconstruction dudit débat pour mieux comprendre ses enjeux, et mieux l'intégrer dans ses justes desseins. La théorie de l'humeur nous dira d'abord qu'il s'agit là d'un déséquilibre de l'âme, venu de la prédominance de l'une des quatre humeurs, à entendre les quatre liquides présents dans le corps: le sang, le flegme, la bile et la bile noire. Cette disproportion donne lieu à des tempéraments aux équilibres forcément relatifs, qui optent en général pour des vocabulaires déplacés qui reflètent cette disposition d'esprit, et pour des agissements manifestement dissonants. Ce cadre psycho-physiologique aiderait certainement à comprendre la circulation de concepts ayant encombré des champs de pensée et des espaces d'écriture, des arts à la philosophie en passant par la poésie et le théâtre, tels que l'humour, le burlesque, l'ironie, la satire, le rire, le grotesque, le laid etc... La commune mesure entre ces concepts, toute proportion gardée, c'est cette façon - suite à Aline LOIGQ1 - de modeler les traits de caractère jusqu'à les rendre étranges et grimaçants, en choisissant des trois degrés de style (le haut, le moyen et le bas) le dernier bien sûr, pour parler petit d'un grand sujet. Cette dialectique style/sujet participe de la promotion de l'absurde et manifeste une crise du sens dont la principale caractéristique est la perte des valeurs. Ce qui amène les usagers de cette terminologie à faire entendre le contraire de ce qu'ils disent, à partir d'une phrase, d'un texte ou d'une caricature, cas de figure, le tout en l'absence d'interlocuteur, autre caractéristique du discours caricaturiste forgé par un autisme intellectuel menant vers les pratiques dont il est question ici. En prévision de ce qui vient de prendre forme comme phénomène de rejet et de négation, dans les sociétés occidentales poussées au plus loin de leur extrémisme discriminatoire, Paul RICOEUR n'avait pas tort de parler de « Soi-même comme un autre », dans une parabole qui n'est pas sans rappeler RIMBAUD (m. 1891) dans son « Je est un autre ». Tous deux, à supposer que l'une des citations est une reprise de l'autre, ont mis l'accent, chacun à sa manière, sur cette façon de se voir dans l'Autre et sans laquelle on ne peut s'étendre dans tout cet espace idéologique qui excède l'individuel et déborde le personnel. C'est un état de fait que le monde d'aujourd'hui, soumis à une logique de domination et d'ascendant, prolonge une phase de l'histoire coloniale qui a vu des pseudo-intellectuels théoriser puis inciter à concrétiser les desseins d'invasion de quelques continents par d'autres, et d'absorption d'un monde, enfermé dans ses nostalgies par un autre, poussé par son égocentrisme à une ivresse du Moi civilisationnel démesuré. Le problème c'est que ce sont eux qui ont été et continuent d'être écoutés, dans les nouvelles configurations du monde, pas d'autres. Et le post-colonialisme n'a rien démenti de tout cela. On va y venir ! Il serait naïf de croire que les pratiques caricaturistes sortent de cet ordre d'idées, et qu'elles doivent être mises, par voie de conséquence, sur le simple compte de la liberté d'expression, dans le contexte d'une mondialisation mal comprise et mal assumée. Non justement, car cette opinion du Prophète de l'Islam, dans le collimateur judéo-chrétien, remonte à loin. Elle trouve ses origines dans les écrits obscènes et obscurs des Pierre le VENERABLE (m. 1156), Raimundo MARTINI (m. 1284), Pennini RICOLDO (m. 1320), Juan Alfonsi de SEGOBIA (m. 1456), Francisco SIMONET (m. 1891), Aloys SPRINGER (m. 1893), et bien d'autres. Ce dernier (anglo-autrichien) aura consacré à ses attaques contre la personne du Prophète deux ouvrages, l'un en anglais: Life of Mohammad, from original sources; l'autre en allemand: Das Leben und die Lehre des Mohammad nach bisher grössentheils unbenutzten Quellen. Jetant ses bases entre ces dates, l'anti-islam s'est vu consolider par un autre maître de la provocation, Ernest RENAN (m. 1892) qui mijotait, en 1883 précisément, en Sorbonne, au sujet de la suprématie de la race aryenne, ce que Jean-Paul CHARNEY appelle à juste titre « une vision catastrophique de l'Islam ». Et sous l'influence d'un renanisme croissant et mal contré, on trouvera, en plus de quelques-uns de ses contemporains dont Joseph-Arthur GOBINEAU (m. 1882) théoricien de l'inégalité des races, une relève appelée William MUIR (m. 1905), Jacob BARTH (m. 1914), Henri LAMMENS (m. 1937), David Samuel MARGOLIOUTH (m. 1940), Michel ALLARD (m. 1976). Tout cela a servi de toile de fond au discours caricaturiste et a trouvé son écho dans ses tracés. Dans le même contexte à peu près, le conflit israélo-arabe est venu faire le reste. Suite à Carl ERNST, on aura du mal à imaginer les motifs caricaturistes loin de ce conflit, qui a toujours assimilé l'opposition aux mouvements colonialistes à l'extrémisme religieux musulman, faisant fi de l'arrière-garde sioniste qui ne perçoit pas son identité hors du cadre judaïque2. Même si les premiers théoriciens du sionisme, Moss HESS (m. 1857) et Théodor HERZL (m. 1904) étaient, dans les apparences, laïcs, leurs stratégies étaient purement religieuses puisque leurs appels au retour à la « Terre promise » en étaient clairement teintés. De cette influence sont issus des mouvements, ethniquement et culturellement marginaux, se créant des zones d'influence où leur autorité virtuelle n'a pas de concurrents, et où le chantage du martyr historique ne risque pas d'être contrarié; et voilà qu'ils vont au bout de leurs complexes en faisant usage de ce qui est normalement rétrograde et dépassé ! Dans notre actualité immédiate, l'essor hargneux a élargi son champ à d'autres Européens qui sont venus continuer l'œuvre de leurs maîtres. Aux Pays-Bas, Pim Fortuyn, un homosexuel de l'extrême-droite hollandaise, fonda, le 11 février 2002, un parti politique LPF (Liste Pim Fortuyn), dont le programme est fondé sur les différences culturelles et qui affichait publiquement sa haine des étrangers et son souhait de les voir quitter le pays. Il sera assassiné, le 6 mai 2006, par un de ses compatriotes de confession, de culture et d'éducation chrétiennes. En 2007, Geert Wilders, chef d'un nouveau parti de l'extrême-droite, le PVV (Partij Voor de Vrijheid- parti pour la liberté) tente de récupérer les disciples de Pim Fortuyn, en interdisant le Coran qu'il compare à Mein Kampf (Mon Combat) d'Hitler. Dans le même élan d'islamophobie, il déclara être l'auteur d'un court-métrage, Fitna, sur ce qu'il a appelé nature destructrice de l'Islam. À souligner que les rapports de Geert Wilders avec les autorités israéliennes n'ont jamais été un secret pour personne. Beaucoup de ses activités ont été financées par la partie juive. Ce qui donne une idée sur ses appartenances et sur son projet. À un niveau de représentation plus élevé, une ancienne ministre de l'immigration et de l'intégration des Pays-Bas, Rita Verdonk, créa un parti aux mêmes visées et slogans, auquel elle donna le nom de « Fiers des Pays-Bas « et dont la vocation principale est le refus catégorique de la présence étrangère sur le territoire hollandais. Ainsi est né, comme le souligne TODOROV, le combat libéral contre l'Islam.3 Combat, faut-il le rappeler, qui n'a rien à voir avec la condamnation des meurtres perpétrés, ici et là en Europe et ailleurs, pour des raisons de religion, en ceci qu'il est le stimulateur des discours incitant à la violence des idées et des actes. Et qui fait tout pour rallier à ses rangs les extrémistes de tout bord, à l'image de la députée libérale néerlando-américaine d'origine somalienne, Ayaan Hirsi Ali, scénariste du court-métrage de Théo Van GOGH, et qui reste l'une des islamophobes les plus en vue dans le monde d'aujourd'hui (elle a longtemps activé sous l'obédience et la protection des ?Frères musulmans', chez elle à Mogadiscio », avant de se convertir, et d'aller se chercher une appartenance qui n'hésitera pas à la renier, une fois sa mission accomplie.) En revanche, à cette plèbe d'intellectualistes excellant dans l'art de l'affront et de l'embrouillage, toutes générations confondues, une autre élite occidentale, la vraie, a imposé le contrepoids, en établissant, dans des dispositions historiques et culturelles bien différentes, un discours d'une autre nature. Référence est faite ici à des spécialistes de ce qui s'appelle aujourd'hui interculturalité, tels que Adrianus REELAND (m. 1718), Simon OCKELEY (m. 1720), George SALE (m. 1736), Sylvestre de SACY (m. 1838), Ignaz GOLDZIHER (m. 1921), Thomas ARNOLD (m. 1930), Miguel Asin PALACIOS (m. 1944), Reynold NIKOLSON (m. 1945), Arthur ARBERRY (m. 1961), Louis MASSIGNON (m. 1962), Armand ABEL (m. 1973), Henry CORBIN (m. 1978), Michel CHODKIEWICZ, Luc-Willy DEHEUVELS, Janine et Dominique SOURDEL, Roger CARATINI, pour ne citer que ceux-ci. C'est une référence qui a sa teneur, en ceci qu'il s'agit d'une communauté d'érudits qui a su, moyennant efforts et honnêteté intellectuelle, s'installer dans la conscience universelle comme étant initiatrice d'une vision de l'Autre savamment repensée. En antithèse à ceux rongés par les rivalités mal justifiées, certains auteurs de cette deuxième communauté ont fait dans l'objectivité et respecté leur vocation de chercheurs, dans leurs rapports avec la thématique du Prophète. On citera volontiers, après GOETHE (m. 1832) qui en est la référence de taille, l'Italien Leone CAETANE (m. 1935), les Français Maurice GAUDEFROY-DEMOMBYNES (m. 1957), Régis BLACHERE (m. 1973) et Rudi PARET (m. 1983), les Britanniques Martin LINGS (m.2005) et William Montgomery WATT (m. 2006), l'Américain Carl ERNST, et bien d'autres issus des différentes écoles orientalistes. Il serait tout aussi naïf de mettre ce discours sur le compte de la simple réaction, logique diront certains, à l'activisme terroriste faussement imputé à la religion. La dite réaction, si c'est de cela qu'il s'agit vraiment, témoignerait d'une fatale ignorance de ce qu'est cet Autre boudé et combattu pour ce qu'il n'est pas en réalité. La logique aurait voulu s'en remettre aux intermédiaires se trouvant au confluent des deux cultures et sur les deux rives des deux civilisations, dont certains viennent d'être cités, pour mieux se situer dans ce débat et éviter ses chocs. Au lieu de cela, et joignant l'effet du verbe au pouvoir de l'image, ce dispositif a usé de tous les attirails, pour confectionner un discours aussi violent que cynique, dans le sens de se mettre en valeur en s'inscrivant en faux contre les valeurs auxquelles non seulement il ne croit pas, mais il en fait astuce d'adversité, dans une logique que Roman JAKOBSON (m. 1982) appelle « culture des valeurs déchues »; celle-là même qui fait naître un discours à partir de son contraire, avec tout ce que cela suppose comme hostilité, mise en doute et dévalorisation. Rien ne semble laissé au hasard, dans cette entreprise au relent de croisade. Dire le contraire mettrait tout le monde dans la gêne. Qui peut croire qu'on est loin d'une dynamique pathétiquement établie, pour éreinter une entité consciente de ce qu'elle est, surtout que les moyens de la garder en sujet économiquement dépendant, militairement vulnérable et culturellement figé, ne manquent pas?! Faudrait-il être très intelligent pour comprendre qu'une partie de la société occidentale, tombée en désuétude et à cours d'arguments dans sa conception perverse de l'Autre, cherche à s'affranchir d'un état d'esprit symptomatique de recul moral et de déficit identitaire. On a beau dire qu'il s'agit là d'un nouveau mode d'expression, pour être en conséquence avec l'époque, depuis que l'Occident a remis en question toutes ses constantes, mais il est difficile, ridicule même, de vouloir faire croire à des problèmes ontologiques qui ont leurs solutions ailleurs. C'est plutôt un problème de comportement incontrôlable qui révèle un mal d'être suffisamment profond pour expliquer, sans la justifier, cette obsession de se déporter sur le patrimoine de l'Autre, et sur ses cultures, sur fond de pratiques de mauvais goût qui ne répondent, en fait, à aucune attente intellectuelle ni n'assouvissent aucune soif esthétique. C'est aussi une façon de s'autodétruire en se discréditant aux yeux de l'Autre, en s'attaquant à son monde qui gravite autour du Sacré, sous toutes ses formes. Et c'est ce que l'Occident, version «Caricatures», ne veut pas comprendre. Devant ce culte de l'égo aveuglément zélé, il y a toutes les raisons de croire qu'à travers ces pratiques, l'Occident s'entête à ne croire qu'à l'Orient qu'il a lui-même créé. Dans un imaginaire fermé aux mondes qui ne sont pas les siens. Et aux représentations humaines et culturelles qui ne lui sont pas acquises. Dans deux époques bien différentes l'une de l'autre, où la configuration géopolitique du monde a profondément changé, René GUÉNON (m.1951)4, relayé plus tard par Jean-Paul CHARNAY 5, le signifiait en visionnaire averti. En préfaçant «l'Orientalisme» d'Edouard Said (m. 2003), Tzvetan TODOROV reprend cette réflexion et cette vision de l'Orient par l'Occident, en avançant que « d'une part, on considère son propre cadre de référence comme étant unique, ou tout au moins normal; de l'autre, on constate que les autres, par rapport à ce cadre, nous sont inférieurs.»6 Ce n'est pas une thèse que ce grand érudit défend, d'autant plus qu'il donne un caractère objectif à l'œuvre d'un Oriental en mal de son orientalité (Edouard Said étant un Américain d'origine palestinienne). Il s'inscrit plutôt, lui le franco-bulgare, donc l'occidental, dans un cadre d'opposition à toute subjectivité susceptible de détourner les tentatives de lire l'Orient dans son intégralité et dans son actualité. Il ne lui est pas difficile, et à tous les connaisseurs de ces rapports Occident/Orient, autrement dit Nord/Sud, dans toutes leurs dialectiques, de comprendre que le complexe de domination oriente ces rapports au détriment de l'échange dit civilisé. C'est pour cette raison que TODOROV met au clair les vrais mobiles de la complexité de ces rapports et du déséquilibre qui en découle: « De tout temps les hommes ont cru qu'ils étaient mieux que leurs voisins; seules ont changé les tares qu'ils imputaient à ceux-ci. » Ailleurs, dans « La peur des barbares »7, il affirmera que l'on ne peut exister loin du regard que l'Autre porte sur nous, en application de la théorie de Carl JUNG (m. 1961) selon laquelle en imputant aux autres des défauts on ne fait que projeter les nôtres, et dans la description de leurs carences il n'y a en vérité que celles qui nous rongent. Selon la vision de Samuel P. HUNTINGTON, la dichotomie Occident / Orient est plus d'ordre culturel que géo-politique. Et les problèmes qui existent à ce niveau des relations entre ces deux mondes sont à mettre en rapport avec la question culturelle qui repose foncièrement sur les valeurs, les idéaux, les caractéristiques intellectuelles et morales d'une société.8 En d'autres termes, c'est l'invasion de l'Occident par des « groupes d'immigrés orientaux », collés à leurs cultures et accompagnés de leurs traditions qui est à l'origine de cette vision de l'oriental, porteur d'une différence menaçante, et passible donc de rejet qui trouve ses traits dans la diatribe des caricatures. HUNTINGTON sera rejoint, dans l'essentiel de sa littérature faussement scientifique, par son compatriote Bernard Lewis. L'instinct partisan, et je mesure l'expression, a du mal à leur échapper. Une synthèse de tout cela permettra de dire que le monde d'aujourd'hui, au vu de ses rapports tenus par des visions décalées de ce qui peut être un projet pour une autre humanité, n'affiche aucune volonté d'aller vers des lendemains plus nantis, ou tout au moins plus stables. Le plus dangereux dans tout cela, c'est la banalisation de la portée raciste de ces illustrations et de tous ceux qui en font la promotion. C'est ce qu'on pourrait relever, en tout cas, du discours caricaturiste qui ne trouve pas opposition dans la sphère des autorités intellectuelles en Occident, où le macronisme ravit la vedette aux caricaturistes eux-mêmes, hypocritement soucieuses de la normalité des rapports avec le « partenaire civilisationnel ». Pourtant, ces mêmes autorités n'hésitent pas à réprimer quiconque serait tenté par la moindre critique à l'encontre d'une personne, d'une ethnie, d'une institution ou même d'une contre-vérité historique (l'antisémitisme par exemple) auxquelles elles accordent crédit. L'éviction des intellectuels favorables à un dialogue Orient/Occident sans complexe en dit long. On a eu l'occasion d'en parler, et on y reviendra sûrement ! * Docteur. Anciennement chef de department de traduction, et ex: Vice-doyen de la faculté des Lettres et des Langues / Université de Sétif 2. Diplômé de l'INALCO et de Sorbonne III, Paris. Auteur bilingue et producteur d'émission culturelles pour le compte d'Alger Chaîne 3, et Canal Algérie. Notes: 1- Cf. Aline LOICQ, Grotesque, in: Le Dictionnaire du littéraire, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 265 2- Cf. Carl ERNST, Following Muhammad, Traduction arabe, The University of North Carolina Press, 2003, p. 48 3- Cf. Tzvetan TODORV, La peur des barbares. Au-delà du choc des civilisations, Traduction arabe, Paris, Editions Robert LAFFONT, 2008, p. 133 4- Cf. René GUÉNON, Orient et Occident, Paris, Éditions Véga, Coll. «L'ANNEAU D'OR», 2006 5- Cf. Jean-Paul CHARNAY, Les Contre-Orients ou comment penser l'Autre selon soi, Paris, Editions Sindbad, Coll. «L'Actuel», 1980 6- Cf. Tzvetan TODORV, «L'Orientalisme «d'Edouard SAÏD (préface), Traduction française, Paris, Editions du Seuil, Coll. «La couleur des idées», 2008 7- Cf. Tzvetan TODORV, La peur des barbares. Op. cit 8- Cf. Samuel P. HUNTINGTON, Le choc des civilisations, Trad. Française, Paris, Éditions Odile Jacob, 1997, p. 38 |