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Élisabeth Vallet est
titulaire d'un doctorat décerné par l'université Pierre Mendès France de
Grenoble (France). Elle a poursuivi par la suite des études de post-doctorat à
l'université de Montréal (Canada) puis effectué un séjour postdoctoral à
l'université Duke (en Caroline du Nord, USA). Elle est actuellement professeure
associée au département de géographie de l'UQAM (Université du Québec à
Montréal) ainsi que professeure en études internationales au Collège militaire
royal de Saint-Jean (Canada). Elle est par ailleurs directrice de
l'Observatoire canadien de géopolitique et membre de l'Observatoire sur les
États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand (UQAM) et
directrice de recherches pour l'antenne québécoise du groupe «Borders in Globalization».
Elisabeth Vallet a publié une quinzaine d'ouvrages dont «Comprendre les
élections américaines» (Éditions Septentrion. Montréal. Septembre 2020) et
«Comment Trump a changé notre monde», en
collaboration avec Charles-Philippe David (Éditions du CNRS. Octobre 2020).
Elle a bien voulu répondre aux questions du Quotidien d'Oran au sujet des
élections américaines du 3 novembre.
Le Quotidien d'Oran : Les derniers sondages donnent un avantage relativement important en faveur du candidat démocrate Joe Biden alors que le président sortant Donald Trump paraissait, il y a moins d'une année, largement favori pour être réélu à la tête de la Maison Blanche. Quels sont selon-vous les raisons de ce retournement de situation? Élisabeth Vallet : La pandémie. C'est indéniablement la clé de cette élection. Fin 2019, le président Trump surfe sur une économie qui roule bien, et on sait qu'un président dont le bilan économique est positif a toutes les chances d'être réélu. Les Américains disent why break something that ain't broken - pourquoi irait-on casser quelque chose (en l'occurrence l'économie) qui fonctionne bien. Mais la pandémie survient, et le président, conscient de la centralité d'une bonne économie dans sa réélection et qui a fait du « socialisme » du parti démocrate son cheval de bataille, voit le virus comme un empêcheur de tourner en rond. Bien qu'il soit averti (et conscient si l'on en croit Woodward (Bob Woodward, célèbre journaliste du quotidien américain Washington Post. NDLR) de la létalité du virus très tôt, il pense qu'il peut contourner cette question, la balayer sous le tapis, le temps d'une année électorale. Cette vision à très court terme pourrait donc lui coûter cher. Et c'est d'ailleurs sur la pandémie que le parti démocrate et Joe Biden axent leurs attaques et c'est là où ils performent le mieux. Il faut ajouter à cela que la fragilité du socle républicain est ébranlée par le premier débat (face-à-face télévisé entre Trump et Biden, le 29 septembre dernier. NDLR), alors que nombre de femmes quittent le camp Trump et que s'accroît le « gender gap » (inégalités homme-femme dans certains domaines, notamment juridiques et sociaux. NDLR). Car Trump a besoin de ce bloc électoral. Q. O.: Pour contredire la nouvelle donne qui le met en grande difficulté quant à sa réélection, Donald Trump mise depuis plusieurs mois sur la stratégie de «la loi et l'ordre». Est-ce suffisant, d'après vous, pour lui permettre de démentir les sondages et coiffer au poteau son concurrent démocrate? É. V.: Ça avait réussi à Nixon, le jeu en vaut donc la chandelle - du point de vue trumpien. Et ce discours résonne certainement dans certains coins du pays. Il a dans sa ligne de mire les banlieues qui ont pu être séduites par ce discours. La prévalence d'images de violence dans les médias au cours du printemps, dans le contexte des manifestations Black Lives Matter (mouvement politique qui milite contre le racisme systémique envers les Noirs. NDLR), particulièrement diffusées par les chaînes câblées d'information continue ont pu donner le sentiment que l'Amérique était à feu et à sang. Ce n'est pas un hasard que des forces policières non identifiées aient été déployées par le fédéral, alors même que par exemple à Portland, le maire expliquait que les choses étaient en voie de se calmer et que ces déploiements mettaient de l'huile sur le feu. Alors que le coronavirus gagne en vigueur, particulièrement dans le midwest, ce discours de la Loi et Ordre a moins de chance de résonner: les enjeux de santé prévalent sur ceux en lien avec la sécurité. Q. O.: Est-ce que vous pensez que le candidat démocrate Joe Biden pourra rassembler le camp démocrate derrière sa candidature et quels sont selon vous les autres défis qu'il devra relever pour espérer être élu le 3 novembre ? É. V.: Le camp démocrate s'est rallié derrière lui. Même si la gauche militante du parti (Bernie Sanders, AOC (La membre Latina progressiste du Congrès, Alexandria Ocasio-Cortez. NDLR) a clairement annoncé qu'ils s'assuraient de son imputabilité une fois élu. (L'imputabilité exprime la possibilité d'attribuer la responsabilité d'un fait à une personne. NDLR). La coalition est là, mais les problèmes sont autres. Un gros problème est le processus de votation lui-même. Est-ce que tous ceux qui vont vouloir voter vont pouvoir le faire? Combien de temps faudra-t-il attendre pour voter le jour de l'élection? Les bulletins par correspondance seront validés de manière adéquate. Il faut comprendre qu'il y a plus de 13.000 administrations électorales, et potentiellement autant de normes possibles. Certains États autorisent le vote par correspondance et le vote par anticipation sans motif spécifique, d'autres pas. Certains États commencent à certifier (vérifier la conformité des signatures par exemple et l'identité de l'électeur) avant le jour de l'élection, d'autres pas. Certains États permettent de comptabiliser les bulletins reçus après l'élection - cachet de la poste faisant foi - d'autres pas. Certains États imposent un recomptage automatique si l'écart de voix est inférieur à x% (variable selon les États), d'autres non. Certains États utilisent des machines électroniques, d'autres des scanners optiques, d'autres donnent un reçu à l'électeur et certains pas, etc. Ajoutons à cela que les équipes des candidats ont déjà prévu de mener un certain nombre de batailles sur le terrain juridictionnel. Les défis sont multiples. Et pour beaucoup peu prévisibles. Si l'un des deux candidats l'emporte par un raz de marée, les choses seront différentes que si l'élection est serrée. Dans cette dernière hypothèse, s'ouvre une grande période d'instabilité. Dernier défi, de taille, l'ingérence étrangère. Les services de renseignement soulignent d'ailleurs la probabilité d'une campagne russe derrière les nouvelles récentes concernant le fils de Joe Biden (Hunter Biden). Ils ne cessent d'ailleurs de souligner le risque que ces stratégies massives de désinformation font peser sur le pays. L'inculpation de six hommes impliqués dans l'équipe de cyberguerre russe Sandworm, cette semaine, montre l'acuité de cette dimension dans l'élection. Q. O.: À cause de la pandémie du Covid-19 qui a déjà causé la mort de plus de 200.000 personnes aux Etats-Unis, la majorité des électeurs démocrates ont l'intention de voter par correspondance lors de ces élections américaines contre seulement 20% des électeurs républicains. Le président Trump est hostile à ce vote par correspondance et soupçonne les démocrates de chercher à «truquer le scrutin». Peut-on craindre une contestation des résultats par le camp Trump en cas de défaite ? É. V.: Il va y avoir des contestations des deux bords, les équipes sont prêtes pour ce faire. L'argument sur le vote par correspondance va être difficilement tenable sur le plan juridique, car les études (comme celle du Brennan Center) montrent qu'il n'y a pas plus de fraudes avec le vote par correspondance, et l'histoire montre que les fraudes (qui pour beaucoup sont des erreurs de bonne foi, ou de l'incompétence) n'ont jamais eu un impact sur les résultats de l'élection. Mais la question est moins juridique que politique: jeter un doute sur la légitimité de l'élection est une stratégie adoptée par le camp Trump dès avant l'élection de 2016. Alors que les sondages ne sont pas favorables au président en poste, évidemment, le brouhaha autour de la légitimité du futur président devient plus audible. Q. O.: Alors que s'approche l'heure des bilans et dans le cas, bien sûr, de sa non-réélection, quel «souvenir» laissera Donald Trump dans l'histoire contemporaine, lui qui a si souvent désarçonné les analystes par sa façon de gouverner la première puissance de la planète ? É. V.: Un souvenir amer sans doute. Mais surtout un impact significatif que son successeur (en 2020 ou en 2024) aura bien du mal à renverser. Alors que les Etats-Unis avaient déjà amorcé un virage dans la foulée de l'intervention en Irak en 2003, Trump a en fait décuplé, accéléré bien des tendances. Les reculs sont multiples, sécuritaires, diplomatiques, démocratiques, normatifs. Le système international a vacillé lorsque la pandémie, loin de générer une coopération accrue, a généré un repli derrière les frontières et une compétition pour le matériel, les masques, les vaccins: la gestion d'Ébola par Obama montrait pourtant une autre avenue, et souligne le poids du leadership américain lorsqu'il se met en branle. L'accélération de la course aux armements, le dédain pour les traités, la prolifération des murs, sont des éléments que l'administration Trump a attisés, favorisés. Avec le déclin du multilatéralisme, dans l'application du droit international, les chances de répondre à des enjeux globaux et qui ne peuvent être réglés qu'au niveau planétaire (changements climatiques) diminuent tout autant. Alors qu'il ne cesse d'encenser les dictateurs et les régimes autoritaires, Freedom House a déposé un rapport qui est sans ambiguïté : le nombre de démocraties dans le monde décline et la qualité des démocraties s'érode. Parmi lesquelles les États-Unis, qui glissent dans le classement mondial, loin derrière les premiers. Tout cela ne s'effacera pas le 20 janvier à midi lorsque le nouveau président (s'il y a lieu) entrera en fonctions. Le travail sera considérable. Voire insurmontable en un seul mandat. Il y aura probablement des tendances qui ne pourront jamais être inversées. |