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« Sa pensée retentit
aujourd'hui sur des continents entiers avec une force telle qu'il est devenu
impossible (ou extrêmement suspect), traitant des problèmes du Tiers-Monde, de
n'y pas faire au moins quelque allusion... » !
Francis Jeanson, «Reconnaître Fanon», Postface à Peau noire, masques blancs, 1965. Juste après la parution des Damnés de la terre en 1961, l'indépendance de l'Algérie - qui en confirme la thèse centrale - est saluée par La Nuit coloniale de Ferhat Abbas, édité chez Julliard en 1962, puis par Dépossession du monde de J. Berque, paru chez Le Seuil en 1964. De cette belle œuvre, l'auteur précisera: «...un point de méthode [...]: la dissociation que j'opère entre mes tâches scientifiques et mes participations à l'actualité. Ce n'est qu'après l'indépendance de l'Algérie que j'ai écrit Dépossession du monde. C'était l'idéologie, mais explicitée après coup, de ce qui avait guidé mon action durant cette guerre, et que je ne voyais pas moi-même alors comme je l'ai vu depuis, une fois atteint l'objectif.»1 Décolonisation et révolution sociale : Fanon et Berque Dans une précédente étude2, nous avons sollicité à profusion cette œuvre de Berque en estimant, ainsi que nos lecteurs, pensons-nous, qu'il y a donné ? notamment dans le chapitre «Valeurs de la décolonisation» ?, une des analyses les plus remarquables du phénomène de la colonisation et de sa négation, la décolonisation. Il est arrivé à condenser l'idée des forces qui ont permis le succès de Novembre, dans la formule saisissante suivante : «Ce qu'on peut dire, en tout cas, c'est que la guerre d'Algérie aura fait ressortir, de façon inattendue pour certains, mais qui confirme la thèse ici soutenue, un rôle majeur de la croyance, de la femme et du paysan, c'est-à-dire une activation du muet, du secret et du fondamental. »3 (Cnqs) Par cette formule, Berque rejoint l'analyse de Fanon qui avait, lui aussi, mis en exergue les forces motrices - paysans, femmes - du mouvement qui a pulvérisé «l'Algérie française». Cependant... Pour Fanon, le paysan est la force révolutionnaire en œuvre dans le mouvement de décolonisation définie comme l'«exigence d'une remise en question intégrale de la situation coloniale». Et l'action de cette force induit dans la société des changements révolutionnaires, notamment dans la famille, par l'émergence et l'engagement remarqué de la femme dans la lutte ; et dans la société par l'attitude nouvelle face au progrès technique et scientifique, rejeté auparavant comme personnification de l'ennemi colonial. Évidemment, Fanon tranche théoriquement et dans les faits, en faveur du paysan, en tant que damné de la société n'ayant que son «indigénéité» à perdre ; alors que le travailleur (dans les usines ou les services de la colonie), contrairement à son homologue européen, ne peut tenir ce rôle puisqu'il a trop à perdre de ses acquis socioéconomiques, sinon politiques, liés à la place nécessaire qu'il occupe dans le fonctionnement du système colonial... Berque, nous l'avons vu, apprécie aussi le rôle du paysan, mais... pour se démarquer de la démarche théorique de Fanon. «Le petit paysan, dit-il, le fils du fellah, en général l'homme du bled, auront été de cette guerre, des participants parmi les plus énergiques. Certes, il ne manque pas à cela de raisons «révolutionnaires», que l'avenir déploira. Et il est un peu rapide d'opposer cette initiative à la prétendue inertie d'autres éléments sociaux précédemment plus combatifs, le prolétariat urbain par exemple. Fanon l'a fait*. Nous ne pouvons le suivre sur ce terrain à défaut d'investigations qui, à notre connaissance, n'ont pas seulement été commencées.»4 Il donne, en note, la référence au pas de trop fait (*), selon lui, par Fanon (Les Damnés de la terre, 1961, p. 46 sq., 97 sq.). Et pour enfoncer le clou du haut de son autorité scientifique et intellectuelle, il ajoute les indications suivantes: «Cf. pour un exposé plus historique, Amar Ouzegane, Le Meilleur combat, 1962, 1ère partie. Abdoulaye Ly, Les Masses africaines et l'actuelle condition humaine, 1956, p. 55 sq., considère que la paysannerie russe a fait les frais de la révolution. Résurgence perpétuelle du Narodnik !» En plus d'opposer à Fanon deux auteurs africains, il ajoute la petite remarque «assassine» sur le Narodnik. Pour rappel, le Narodnik est un populiste (russe) partisan du socialisme agraire, dont le mouvement s'est illustré dans les années prérévolutionnaires 1860 : la révolution, en Russie, a dû le dépasser pour réussir avec Lénine. Par cette allusion au Narodnik, J. Berque laisse plus qu'entendre que les prétentions théoriques de Fanon sur le caractère révolutionnaire de la paysannerie relèvent d'un romantisme d'autant plus dépassé qu'il prône la violence condamnée déjà du temps des bolcheviks comme dangereuse pour la Révolution. Pour appuyer sa position, Berque a étudié5 ce qu'il a appelé les «deux événements, ou rétablissements : celui de l'humanité coloniale et celui de l'humanité prolétarienne», tendant à réparer le déni des droits de l'homme lié au phénomène de l'aliénation inhérent à la domination du système impérialiste sur le monde. «Dans les métropoles industrielles, dit-il, prolétaires et déracinés récupèrent jusqu'à un certain point, la richesse qu'ils créent. Le paysage qui se transforme autour d'eux est leur œuvre après tout. Ils sont aliénés, déracinés, mais non pas dénaturés. Or c'est ce qui arrive à l'indigène quand la puissance étrangère accapare sa nature à lui, en détache sa culture, et le dénomme, significativement, «primitif» ou «naturel», parce qu'il n'est plus qu'objet de la culture des autres.» Revenant ailleurs sur cette même idée, il en tire la conclusion suivante : «Cette distinction est d'une grande importance théorique et pratique. Notre temps constate une solidarité de fait entre la révolution sociale et la décolonisation. Mais, ajoute-t-il, quiconque entendrait dépasser en l'espèce le plan de la métaphore sentimentale et de la controverse politique, affronterait un formidable problème à la fois historique et philosophique. Celui d'analyser l'unité et la différence de ce double processus. Cette analyse, dont est justiciable, en définitive, le débat russo-chinois, n'a pas encore été suffisamment poussée, que l'on sache...» Pour rappel encore, cette controverse politico-idéologique a opposé les partis communistes chinois et soviétique et les deux puissances communistes mondiales sur la façon de conduire la lutte pour le socialisme. Le PC chinois (Mao) a, justement en tant que parti menant une lutte de libération anticoloniale, estimé que la théorie marxiste ? l'économie politique telle que développée à partir des réalités européennes ? ne pouvait éclairer le chemin de la révolution en Chine et dans les pays non européens ; notamment la théorie et le concept de «mode de production asiatique», développés par Marx lui-même. Et dans les premiers temps, le PCUS reconnaissait cette spécificité... Les déboires économiques du «grand bond en avant» et ceux politico-idéologiques de la «Révolution culturelle» avaient semblé disqualifier les prétentions chinoises. Mais de telles exigences et leur prise en charge se sont exprimées dès la conférence de Bandoeng... Et il est revenu à Frantz Fanon d'élaborer dès ces années 1950, à partir de sa position de colonisé, une autre grille de lecture que celle des orientalistes les plus bienveillants à l'égard de la libération des peuples colonisés. Comme Berque, par exemple. Par son engagement tout entier dans notre guerre de libération ? qui affronte une «prolongation dramatique de la mission impériale occidentale»6 dans notre région ? Fanon produit un savoir scientifique nouveau... dont Sartre salue7, sur-le-champ, le bien-fondé, mais que Berque raille en 1964, en lui opposant sa belle analyse de la décolonisation, plus en coquetterie avec le marxisme... Face à cette autorité dominante de Berque, Fanon n'avait aucune chance de faire école dans le champ sociologique français et de sa succursale algérienne. Jusqu'à présent, il y reste inaudible, quasiment absent... Et quand Berque ajoute l'argument de l'insuffisance d'analyse du «débat russo-chinois», il ferme encore plus le champ scientifique devant Fanon... Cette hostilité polie de Berque à l'encontre de Fanon et de son effort théorique peut s'expliquer par le fait que Berque défend là son pré carré. Il a une si grande intimité avec ce Maghreb où il est né et a fait presque toute sa carrière, avec cette Algérie qu'il aime et dont il dénonce, comme il peut, les méfaits de la colonisation qui la frappent8 ; il a accumulé un savoir si précis et une si profonde connaissance de la société algérienne qu'il s'estime posséder un savoir que ce psychiatre à peine débarqué dans le pays ne pourra jamais acquérir par lui-même... Prétentions légitimes... Sauf qu'il oublie ou ne tient pas compte du fait que Fanon est un colonisé ? et doublement, peut-on dire, puisqu'il est noir ? et que de ce fait, ce qui est l'objet des recherches pour le sociologue orientaliste Berque, Fanon le psychiatre colonisé le vit profondément et il est scientifiquement bien armé pour l'analyser. Ce qui ajoute à l'autorité de Berque, c'est que comme l'a relevé Ed. Saïd, dans L'Orientalisme9, toute l'œuvre de Berque est marquée par une «identification aux «forces vitales»» qui inspirent son étude de notre société, (p. 297) ; il y fait «preuve, d'abord d'une sensibilité directe à la matière qui s'offre à [lui], puis d'un examen continuel de [sa] propre méthodologie et de [sa] propre pratique, d'une tentative constante pour que [son] travail réponde à la matière et non à des doctrines préconçues.» (p. 352). «Ils ne sont pas sortis de l'auberge... mais...» : Fanon et Fr. Jeanson «Reconnaissance de Fanon». C'est sans doute face à cet ostracisme que Francis Jeanson s'est cru obligé, en hommage à Fanon, de produire en 1965, une postface à Peau noire, masques blancs10, texte-hommage à l'auteur, où il affirme que : «sa pensée retentit aujourd'hui sur des continents entiers avec une force telle qu'il est devenu impossible (ou extrêmement suspect), traitant des problèmes du Tiers-Monde, de n'y pas faire au moins quelque allusion» ! F. Jeanson fait constater, en le citant, que «ce n'est point [...] un adversaire qui nous parle», lui qui reconnaît que: «»L'Europe a fait ce qu'elle devait faire et somme toute elle l'a bien fait ; cessons de l'accuser mais disons-lui fermement qu'elle ne doit plus continuer à faire tant de bruit. Nous n'avons plus à la craindre, cessons donc de l'envier.»» Proposition que Fanon précise par l'exhorte suivante : «Pour l'humanité, camarades, nous devons tourner la page, nous devons élaborer de nouveaux concepts et essayer de mettre sur pied un homme nouveau». F. Jeanson défend Fanon, son engagement militant et son œuvre théorique dont il «épingle», dit-il, «quelques passages, à regret parmi tant d'autres qu'il faudrait aussi relire» pour donner une idée du souffle révolutionnaire qui l'anime, pour montrer la continuité de la démarche, de Fanon-l'Antillais (Peau noire, masques blancs), qui pose, là, un diagnostic, à Fanon-l'Algérien (Les Damnés de la terre) ? qui propose, là, une thérapie. F. Jeanson s'autorise une autocritique concernant l'attitude de la science métropolitaine envers les «fanoniennes «chimères»», que «nous ne devrions pas nous hâter de stigmatiser», dit-il, «au nom de la réalité benbelliste...». Car «il m'apparaît de plus en plus que nous passons notre temps, nous autres Européens, à jouer à cache-cache avec les réalités ? au nom de notre idée de la Révolution : quand il s'agit de nous, ce n'est pas le moment ; quand il s'agit des autres, ce n'est point ainsi qu'il eut fallu s'y prendre. Et pour nous en tenir au cas des Algériens, Dieu sait toutes les déceptions qu'ils nous ont procurées...» (Cnqs) «Je parle ici d'un effort difficile, poursuit-il, auquel notre amour-propre répugne. Car nous avons tout pensé, bien sûr, jusqu'à la situation de nos propres esclaves (si nous ne les forcions pas nous-mêmes à travailler, nous n'en profitions pas moins de leur travail), et jusqu'aux normes de leur éventuelle libération : ayant enfin reçu du marxisme leur signification pratique, nos sciences parfaites et nos techniques sans rivales nous ont rendus capables de dire à tout moment tout ce qui peut être dit, dans le monde où nous sommes et en ce point de l'histoire, sur n'importe quel phénomène humain qui se propose à notre observation.»11 F. Jeanson conclut sur ce point : «J'entends dire - esprit français pas mort - que le peuple algérien n'est pas encore sorti de l'auberge... C'est vrai : pour lui, tout reste à faire. Et c'est faux : car il a choisi d'en sortir, il y a dix ans, au point qu'il est déjà dehors, quels que soient les liens qui le retiennent encore à l'intérieur...» «Personne n'accepte facilement...» : Fanon et Rodinson Une décennie va passer. Oubliée cette défense de Fanon ? En mai 1974 et juin 1975, sous le titre «Ethnologie et orientalisme : politique et épistémologie, critique et autocritique...», la sociologie française fait un état de ses lieux12. Rodinson intervient sur : «Situation, acquis et problèmes de l'orientalisme islamisant». Il fait un bilan de l'orientalisme, de ses acquis et défauts, de sa crise et des problèmes à quoi il est confronté suite à «l'entrée dans l'arène scientifique» de spécialistes issus des pays étudiés ? desquels vient la contestation de l'européocentrisme, de l'exotisme et des accointances colonialistes de la science orientaliste. «On comprend, dit-il que personne n'accepte facilement qu'après une vie d'étude spécialisée quelqu'un vienne lui dire : «Tout cela n'est pas valable, retournez à l'école et repartez à zéro.»» Regrettant «de la part des orientalistes aussi, le maniement d'arguments de facilité face à leurs contestataires»..., il propose des «voies de l'avenir et du progrès : - ne pas abandonner l'acquis, continuer l'ascèse scientifique, et la recherche de l'objectivité, [...] - écouter les savants «nationaux» et collaborer avec eux à égalité quelles que soient les difficultés... - s'insérer, même si c'est là le plus difficile, dans les courants d'idées contemporains des peuples concernés, dans leurs représentations de leurs propres problèmes non pour se soumettre servilement à leurs modes ou à leurs tendances idéologiques mais pour tirer fruit de leurs interrogations...» ! (Cnqs) On ne peut qu'être frappé et gêné par la réticence de ce grand sociologue au débat loyal. Formellement absent, en tant qu'égal, de cette grande controverse, on devine que Fanon fait partie des «savants «nationaux»» incriminés par les orientalistes qui les accusent de contester la science «internationale» ... Notable, également, est la contribution de Pierre Bourdieu à l'une des séances13 de cette rencontre : A suivre Notes : 1. J. Berque, Arabies, Stock +, 1978, Paris, p. 271-272. 2. «Quelques considérations sur le 1er Novembre », El Watan du 26 novembre 2017... 3. J. Berque, Dépossession du monde, Op. cit., Paris, p. 169. 4. Dépossession du monde, Op. cit., pp. 168-169. (Cnqs) 5. Dans deux autres chapitres de Dépossession... «Colonisation, nature et diversité» et «Supplément au voyage de Bougainville», pp. 105 et 116-117. 6. Ed. Saïd, Culture et impérialisme, Fayard, 2000, p. 369. 7. À travers les extraits de la préface percutante qu'il a écrite pour Les Damnés de la terre, dont il avait publié dans Les Temps modernes le texte «De la violence», avant qu'il ne soit intégré comme premier chapitre de l'œuvre majeure de Fanon. 8. Ne disait-il pas : «ma vie tout entière a été une vie oppositionnelle, depuis mes vingt ans où je me révoltais contre la Sorbonne jusqu'à mes quatre-vingt deux ans où je m'oppose à la politique officielle de mon pays. Rares ont été les périodes où je me suis senti en accord avec la guidance» ? J. Berque, Il reste un avenir, (Arléa, 2002, p. 104). 9. Le Seuil, Paris, 1980. Partant de cette constatation, Ed. Saïd estime que Berque et ses amis de l'école orientaliste de Massignon sont capables de se débarrasser de la «camisole de force» orientaliste qui bride leurs travaux. 10. Le Seuil, 1952, dont il avait écrit la Préface... 11. F. Jeanson avoue à ce propos : «Dans la mesure, sans doute, où j'ai mis bien du temps à m'en délivrer, où je ne suis même pas tout à fait sûr d'y être parvenu, je voue à cette attitude une haine profonde». 12. Dont les travaux ont été publiés dans Le Mal de voir, Cahiers Jussieu n° 2/Université de Paris 7, coll. 10/18, UGE, 1976. Rodinson est intervenu sur : «Situation, acquis et problèmes de l'orientalisme islamisant», pp. 242-257... 13. Celle du 5 juin 1974, sur «Ethnologie et politique au Maghreb», où il a traité des «conditions sociales de la production sociologique : sociologie coloniale et décolonisation de la sociologie», Le Mal de voir, Op. cit., pp. 416-427... |