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Comment
comprendre l'apparition en Syrie de plusieurs groupes djihadistes, changeant,
s'alliant et se dés-alliant, et au premier rang desquels Jabhat-al-Nosra ou
Front de la victoire et l'Etat islamique (Deach), constitué de territoires
conquis à cheval entre l'Irak et la Syrie, qui s'est proclamé «califat» le 30
juin 2014 ?
1ère partie Depuis la fin du califat ottoman, en 1924 par Atatürk, le monde musulman a changé, et depuis ce sont les États-nations qui président aujourd'hui aux destinées des peuples. Le «califat islamique», par conséquent, relève de l'Histoire. Et l'instauration de l'Etat islamiste qui menace le pouvoir de Bagdad et de Damas montre que la proclamation unilatérale de califat obéit plus à des considérations tactiques que religieuses. Ce qui présuppose que la guerre anti-Deach en Irak et en Syrie sera difficile et une solution demandera beaucoup de volonté et de raison pour dépasser les clivages entre les puissances. 1. AUX ORIGINES DE LA CRISE ACTUELLE Tout remonte à la dernière intervention américaine en 2003. La guerre menée par les États-Unis contre l'Irak, depuis la dislocation de l'URSS dès les années 1989-1990, a bouleversé le fragile équilibre en ouvrant la voie à de troubles graves pour la région. Cette guerre menée par les États-Unis, sans le feu vert des Nations unies, aura été un des malheurs les plus tragiques de l'histoire du Moyen-Orient. Après l'accord-cadre du 16 novembre 2008 (Status of Forces Agreement ou Sofa) et le désengagement américain (retrait des dernières forces américaines en décembre 2011), la situation politique en Irak était ouverte à tous les dangers. Ingérences des puissances régionales et mondiales, aides militaires et diplomatiques multiformes entraîneront progressivement la déliquescence de l'Etat irakien. D'autant plus que l'Irak suscite des convoitises extérieures permanentes pour son pétrole et sa position géostratégique (voisin de l'Iran). Mais cette évolution chaotique de l'Irak, sans sortie de crise, sera confrontée à une nouvelle donne, le «Printemps arabe». En janvier 2011, l'immolation du marchand ambulant Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010, un homme qui se sentait humilié au plus profond de sa dignité s'est donné la mort par le feu. Ce qui n'était qu'un fait divers allait devenir redoutable pour l'ensemble des pays arabes. Les manifestations qui ont suivi en Tunisie se sont soldées par la fuite précipitée du président tunisien vers l'Arabie saoudite. Peut-on croire que c'est la rue arabe qui a pris le dessus et fit ployer le système politique et sécuritaire et pousser le dictateur dehors ? Ces régimes autoritaires arabes auraient comme d'habitude tué dans l'œuf toute agitation populaire. Et s'ils ne l'ont pas fait, et c'est le cas du régime policier tunisien, c'est qu'une donne inespérée est entrée en jeu et a grippé la machine répressive. Et elle ne peut venir que d'une force qui ait une grande influence sur le système. La Tunisie et l'Egypte ont des liens étroits avec les États-Unis. La seule réponse qui apparaît, c'est que les États-Unis ont «conseillé» les décideurs de la sécurité à ne pas bouger. On comprend la suite. La révolution en Egypte, la démission de Moubarak, les troubles au Yémen, etc. Quant aux pays sur qui les Américains n'ont pas de prise, l'action subversive a pris un tournant très violent. Le désordre et l'ingérence extérieure a plongé la Libye, la Syrie et le Yémen dans des guerres civiles terribles pour les populations. Des remarques cependant à retenir sur ce processus historique. Tout d'abord, les États-Unis, s'ils ont évité aux peuples arabes de Tunisie et d'Egypte un bain de sang, ils l'ont fait au regard de leurs intérêts. Ce qui compte pour la superpuissance, c'est l'hégémonie qu'elle veut maintenir sur le monde. Et cette hégémonie a été mise à mal en Irak, durant l'occupation. Il fallait donc un changement de donne. D'autant plus que les régimes autoritaires arabes apparaissaient, à cette époque, contre-productifs pour la superpuissance. Sentis comme des boulets, ils n'apportaient rien au soutien nécessaire au leadership américain. Ces pays nageaient entre deux eaux, l'Amérique et la Chine. «Bouger la rue arabe et changer les régimes politiques» pouvaient être une stratégie qui payait pour les Américains. La deuxième remarque porte sur les systèmes politiques libyen, syrien et égyptien qui n'étaient ni viables ni fiables. Le temps de la Guerre froide est passé, d'autres enjeux se jouent dans le monde, la mondialisation s'avère redoutable pour l'ensemble des nations. Les peuples arabes touchés par les progrès technologiques, l'ouverture au monde que permet la révolution des TIC (internet, réseaux sociaux, etc.), les idéologies qui portaient naguère ne le sont plus aujourd'hui. Personne ne croit au socialisme, au communisme, au libéralisme, et même le nationalisme a perdu de son aura. Les peuples ont pris conscience de leurs droits et cherchent à vivre, à trouver un emploi, en clair une vie décente. Et l'Islam apparaît pour une grande masse arabe l'ultime refuge. Mais le problème est que l'islamisme est manipulé par les grandes puissances occidentales. Et c'est par l'islamisme radical que la Libye, la Syrie et l'Irak ont «clashé» à partir de 2011. L'Egypte n'a pu s'en sortir que par une reprise par les forces militaires et une aspiration d'une grande partie du peuple. Et le processus n'est pas terminé, le pouvoir continue de lutter contre ce nouveau phénomène qui a pris de l'ampleur depuis le «Printemps arabe». Alors qu'avant cette date, le phénomène islamiste n'avait pas l'ampleur qu'il a aujourd'hui surtout en Irak et en Syrie. Moins en Libye parce que ce pays est entouré de pays où l'ingérence des puissances est très faible. Enfin, la troisième remarque, les bouleversements en Tunisie et en Égypte nous rappellent un cas historique déjà vécu. Le shah d'Iran lâché par les États-Unis, et une armée muselée de l'intérieur, a laissé libre cours à la rue d'agir pour instaurer une «république islamique» en Iran, en 1979. Comme ce qui s'est passé en Tunisie et en Égypte, ce n'est pas la Savak, la police politique, ni l'armée du shah qui ont failli, mais la superpuissance américaine, bien introduite dans le système militaro-sécuritaire du shah, qui a «conseillé» de ne rien faire contre le peuple. Sauf que la Tunisie et l'Égypte se sont ressaisis et n'ont pas subi le destin de l'Iran. D'ailleurs même le destin de l'Iran a un sens. Elle est devenue une République islamique parce que, au regard de l'histoire et des enjeux redoutables qui se jouent dans cette région centrale, c'était nécessaire. Une «loi de la Nécessité», doit-on dire, et qui peut s'expliquer. Si on regarde comment les événements se sont agencés, depuis le début du XXe siècle, pour donner le monde d'aujourd'hui, on constate qu'il existe, en fin de compte, un certain ordre herméneutique dans l'évolution de l'humanité. Que l'on soit d'accord ou non avec cette assertion, les subversions, les conflits armés, les crises, les guerres, ou tout simplement les malheurs des peuples, sont en quelque sorte les «aliments de l'histoire». Ils participent à la marche de l'histoire, dont la finalité échappe aux hommes. Ce n'est qu'après coup que l'histoire s'est faite, que l'on comprend qu'il a fallu ces événements pour avoir cet événement et donc ce nouvel état. Par exemple, «il a fallu la guerre d'Algérie pour avoir l'indépendance de l'Algérie». Remontant plus profondément dans l'histoire, «il a fallu les deux guerres mondiales pour affaiblir les puissances coloniales et amener les peuples du tiers-monde à se libérer des chaînes de la colonisation». Il y a un processus de cause à effet logique dans la marche du monde. 2. DU «PRINTEMPS ARABE» AU RENVERSEMENT DE L'EQUILIBRE DES FORCES DANS LES PAYS DU LEVANT Qu'en est-il proprement dit de l'apport du «Printemps arabe» au conflit irakien ? En revenant à la crise irakienne, il faut s'interroger d'abord sur la situation de l'Irak après le retrait des troupes américaines en décembre 2011. Le pouvoir central à majorité chiite à Bagdad a créé un déséquilibre flagrant avec les sunnites. La partie chiite disposant de l'essentiel du pouvoir, et de surcroît disposant d'un soutien de poids, l'Iran, ne pouvait que causer «un préjudice à l'unité nationale» à terme. Les Kurdes, moins mélangés aux sunnites et aux chiites, se repliant dans leurs régions du Nord, bénéficiaient d'une large autonomie. Donc moins touchés par le pouvoir central de Bagdad. Le territoire kurde était reconnu. De plus le Kurdistan irakien dispose, depuis la chute de Saddam Hussein en 2003, d'un statut fédéral, d'un gouvernement régional du Kurdistan (GRK), présidé par Massoud Barzani, et surtout d'une armée composée de Peshmerga, forte de 190.000 hommes (donnée de son effectif, 2015). Cette armée est aussi un rempart contre les velléités de domination de l'autorité de Bagdad. (2) Le Kurdistan est presque indépendant de Bagdad puisqu'il exploite, commercialise et exporte son pétrole. On comprend dès lors l'affrontement qui va suivre entre la communauté chiite et la communauté sunnite en Irak. Une situation de ni guerre ni paix va s'ensuivre après la fin des hostilités contre la puissance occupante. Les actes terroristes, contre-terroristes et représailles ne vont pas discontinuer. Surtout que les sunnites irakiens se sont retrouvés très affaiblis politiquement et militairement depuis que la milice sunnite (Réveil) de la province d'Al-Anbar, un ancien fief de l'insurrection sunnite, forte de 90.000 hommes, a été quasiment «dissoute», en 2009. Le déclassement des régions sunnites (Falloujah, Ramadi, Tikrit?) ont nourri un ressentiment tel qu'il provoquera dès 2012 des troubles incalculables. Insurrections, contre-insurrections et guerres confessionnelles mineront la légitimité du gouvernement radical à majorité chiite du Premier ministre Nouri al-Maliki. Précisément l'irruption du «Printemps arabe» aura à bouleverser le rapport des forces entre sunnites et chiites irakiens. Et c'est la déstabilisation progressive de la Syrie qui va impacter très négativement l'Irak. A partir de mars 2011, la répression sanglante du mouvement de contestation par Damas aboutit à la constitution d'une Armée syrienne libre (ASL). Le soutien occidental à l'ASL et l'afflux de candidats d'origine étrangère au djihad se soldent par la formation de nombreux groupes djihadistes islamistes. L'Armée syrienne libre dépassée, le conflit armé va s'installer dans la durée entre l'opposition islamiste et le pouvoir loyaliste syrien. La guerre sera terrible entre les deux factions. Le déchirement intercommunautaire est à son comble. Dix millions de Syriens déplacés dont 4 millions à l'extérieur seront comptabilisés en 2015. Une similitude dans le schéma de contestation en Syrie et en Irak est visible. «Une opposition armée entre les alaouites, une branche proche des chiites, et les sunnites, en Syrie. Même schéma en Irak, une opposition entre sunnites et les chiites.» L'Irak sera touché fin 2012. L'arrestation du ministre sunnite des Finances, Rafa Al-Issaoui, et ses 120 gardes du corps, la mise à l'écart de leur communauté, met en conflit ouvert les sunnites avec les chiites. Il laissera libre la violence entre les deux communautés. Les affrontements armés se généralisent, et en avril 2013 une alliance de groupes armés djihadistes avec une grande partie des tribus sunnites aboutit à la création de l'«Etat islamique en Irak et au Levant» (EIIL ou EI), en arabe «ad-dawla al-islâmiyya fi-l-iraq wa-sham ou Daesh ». La situation sur le plan politique et militaire en Irak se retourne complètement. Le 6 mars 2014, prise de Racca en Syrie ; le 10 juin 2014, prise de Mossoul, 2ème ville d'Irak ; le 29 juin 2014, proclamation du «califat» , prise de Tikrit et de Sinjar en Syrie. Après les persécutions des Yézidis, une coalition internationale occidentale (États-Unis, France, Royaume-Uni, Espagne, Canada, Arabie saoudite, Qatar, Bahreïn, Maroc, Jordanie?) s'est formée pour contrer l'expansion sunnite. Au total 22 pays dont 4 en soutien en équipements. Malgré les frappes aériennes, l'Etat islamique continue son expansion. Le 31 mars 2015, le gouvernement irakien annonce que la ville de Tikrit est reprise. Après de nouveaux combats, la ville de Ramadi en Irak passe, le 17 mai 2015, sous le contrôle de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EI). Le 20 mai 2015, la ville de Palmyre est prise par l'EI. Que constate-t-on dans cette montée en puissance de l'Etat islamique en Irak et au Levant ? Qu'en l'espace deux années, de la mi-2013 à la mi-2015, la communauté sunnite a renversé l'équilibre de puissance, et cela grâce au formidable appui occidental et des pays du Golfe. L'EI, puissamment armé, a repris de nombreuses villes essentiellement à majorité sunnite. Malgré les milliers de frappes aériennes de la coalition occidentale soutenue par les monarchies arabes, le Deash a continué d'avancer et d'élargir son territoire. En Syrie, les groupes islamiques du Front al-Nosra ont eux aussi affaibli les forces loyalistes, pourtant épaulées par le Hezbollah et les forces iraniennes. La mi-2015, la situation militaire en Syrie devenait dangereuse, Damas était réellement menacée par les combattants islamistes. Le 30 septembre 2015, la Russie lance pour la première fois des frappes aériennes contre l'opposition islamiste en Syrie, pour desserrer l'étau sur la capitale. Elle répond à la demande officielle du président syrien Bachar al-Assad d'aide militaire, faite en date du 30 septembre 2015. La Russie annonce : «Les opérations militaires russes en Syrie ont été lancées dans le but de «stabiliser l'autorité légitime» du gouvernement syrien qui était menacé. Dans un entretien diffusé sur la première chaîne de télévision russe, dimanche 11 octobre, Vladimir Poutine a justifié les frappes aériennes entreprises par son aviation sur le territoire syrien depuis le 30 septembre par le fait que le président Bachar al-Assad est «pratiquement en état de siège» face à des combattants «au bord de Damas», qui «n'ont aucun désir de négocier». Le chef du Kremlin avait tenu le même discours lors de son tête-à-tête avec François Hollande, à Paris le 2 octobre : le pouvoir syrien, avait-il alors affirmé, est sur le point de tomber.» (3) A suivre... Notes : Cette analyse qui fait suite aux articles déjà parus dans Le Quotidien d'Oran, El Watan et résumés dans http://www.sens-du-monde (site de l'auteur) cherche à donner une lecture herméneutique, explicative dans son essence par une dialectique historico-évolutive dont les événements récurrents aux différents temps et lieux géographiques sont mus par une même et «juste» dynamique historique, par une même «incarnation de principes supérieurs humains» régissant «le Soi supérieur, le Soi dans son essence» des peuples. Et cette synergie événementielle constitue l'«essence même de la marche de l'histoire». - «Des guerres interconfessionnelles au Moyen-Orient aux bouleversements géostratégiques du XXIe siècle : Les véritables dimensions des conflits armés», par Medjdoub Hamed. Le 14 septembre 2014. Le Quotidien d'Oran - «Le Chaudron moyen-oriental», par Medjdoub hamed. Le 07 octobre 2014. Le Quotidien d'Oran. - «Les Occidentaux risqueront-ils une confrontation avec la Syrie ?» Par Medjdoub Hamed. Le 04 août 2012. El Watan. - «Le Moyen-Orient, nouveaux Balkans du XXIe siècle ? Une logique d'embrasement ?» Par Medjdoub Hamed. Le 02 septembre 2012. El Watan. 2. «Moyen-Orient. Les Kurdes : une nation, quatre pays, une myriade de partis», par France 24. Le 30 juillet 2015 http://www.france24.com/fr/20150727-kurdes-nation-quatre-pays-myriade-partis-pkk-ypg-pyd-turquie-syrie-irak-iran-kurdistan 3. «Poutine justifie ses raids contre les rebelles», Le Monde, du 12 octobre 2015. H3ttp://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/10/12/poutine-justifie-ses-raids-contre-les-rebelles_4787664_3218.html#jLjWj3wDDeedskP3.99 |