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Qui aurait pensé
il y a quelques mois seulement qu'un acte de désespoir commis par un citoyen
tunisien mettrait en ruine des régimes implantés voilà près de quarante ans, dont
la pérennité était supposée définitivement acquise?
Ni le mouvement islamiste aussi puissant que les frères musulmans en Egypte, ni l'embargo imposé par les Etats-Unis à la Libye, ni même les compromis avec Israël, en dépit des injustices commises par celui-ci à l'endroit des Palestiniens et des Libanais, n'ont fait vibrer d'un iota les bases des systèmes politiques arabes. L'onde de choc provoquée par le soulèvement du peuple tunisien défonça toutes les frontières des pays dits arabes et même non-arabes. Bientôt cette frénésie populaire se transforma en révolte, voire en révolution. Ce début du changement soulève beaucoup d interrogations : quel sera son impact sur les sphères économique et socioculturelle ? Quel sera son effet sur la stabilité régionale, notamment en termes de sécurité ? Quelle sera la nature des relations futures avec l'Occident ? Quid des relations avec Israël ? Les réponses à toutes ces questions passent nécessairement par l'examen de la probable mouture que prendraient les nouveaux régimes en lieu et place des anciens. Le changement ?peut-être est-il prématuré de parler de révolution- n'étant pas une fin en soi, il s'agit de savoir si les évènements que vivent les pays arabes sont de nature à créer une dynamique, un syncrétisme à même de relever les défis d'ordre économique, sécuritaire et social. Dans cette perspective, l'élection de l'assemblée constituante prévue le 23 octobre 2011 en Tunisie prend tout son sens car elle constitue un début de réponse à ces questions, source d'inquiétudes, somme toute légitimes pour le reste du monde. Elle éclairera peut-être aussi le chemin des pays, Ô combien nombreux, qui choisissent la même voie pour se reconstruire. L'ORGANISATION DES ELECTIONS Le décret-loi du 10 mai 2011 signé par le président par intérim Fouad Mebazaa définit les conditions de l'élection de l'assemblée constituante ainsi que ses attributions. Le code électoral relatif aux modalités de l'élection de l'assemblée constituante est , quant à lui, le résultat des travaux de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, présidée par Yadh Ben Achour. Le scrutin proposé est proportionnel avec 33 circonscriptions dont six prévues pour la communauté tunisienne vivant à l'étranger. Le nombre des électeurs est estimé à près de huit millions, dont cinq cent mille vivants à l'étranger. L'assemblée est composée de 217 membres dont 18 réservés aux Tunisiens vivant à l'étranger. Les électeurs auront à choisir parmi 1300 listes candidates en Tunisie et une centaine à l'étranger, comme indiqué par Larbi Chouikha, responsable de l'Instance supérieure indépendante pour les élections. Les candidats (environ 11 000) sont, soit indépendants (près de 45%), soit désignés par leurs partis politiques (55%). L'embarras du choix auquel est confronté l'électeur tunisien, qui n'est pas habitué à cette pléthore de candidatures a même donné lieu à la création d'un comparateur de programmes accessibles en ligne ! Il n'est sans doute pas inutile que les Tunisiens s'informent au mieux des programmes des candidats qu'ils auront à choisir. L'enjeu est fondamental ?il s'agit de la rédaction de la nouvelle constitution de la Tunisie post-Benali- ; même si le contexte dans lequel se déroulera le scrutin et les innombrables sensibilités politiques ouvrent la voie à plusieurs scénarios possibles. C'est peut-être pour cela que l'élection du 23 octobre suscite les débats les plus passionnants : Tandis que certains s'interrogent sur la durée et les prérogatives de celle-ci1 , craignant de remplacer une autocratie par une autre ; d'autres insistent sur l'interprétation des dispositions légales relatives au règlement du contentieux de l'élection.2 Ces débats ponctuels et circonstanciels ne doivent pas cependant mettre sous le boisseau des questions plus fondamentales -car elles engagent l'avenir de toute la nation tunisienne- ; comme celle du type de régime à instituer, de la place de l'Islam, de la stratégie économique...Et c'est de la couleur politique que prendra l'assemblée constituante que dépend la réponse à toutes ces questions. Quels sont donc les programmes et les projets en compétition ? Quel est leur niveau de popularité, c'est-à-dire leur hypothétique représentativité au sein de la constituante ? PARTIS POLITIQUES ET CANDIDATS INDEPENDANTS Il est bien difficile d'analyser le clivage politique au sein la société tunisienne, et ce pour plusieurs raisons dont la plus importante est l'absence depuis plusieurs décennies de consultation électorale libre et par ricochet le faible degré d'institutionnalisation du système partisan. La seconde raison tient au type de régime incarné par Ben Ali, consistant à insérer des mécanismes disciplinaires dans les dispositifs et les pratiques économiques ; reléguant ainsi les aspirations politiques et idéologiques au second plan. La troisième enfin, d'ordre méthodologique, vient de ce qu'on s'efforce de transposer le fonctionnement des démocraties occidentales à des contextes historico-culturels fondamentalement différents. Il existe 112 partis politiques en Tunisie, d'obédiences très variées : islamiste, centriste, communiste, socialiste, nationaliste, libérale, centre droit, écologiste... Les sondages d'opinion réalisés à l'occasion de l'élection de l'assemblée constituante accréditent les indépendants de 31% d'intentions de vote, le parti islamiste Ennahda de près de 25%, le PDP, d'orientation centre gauche de 16% et le parti social-démocrate Ettakatol de 14%3 . Examinons donc les choix et les préférences des Tunisiens et leur impact sur l'avenir de la Tunisie. LES CANDIDATS INDEPENDANTS Syndicalistes, militants des associations comme celles des droits de l'Homme ou personnalités influentes dans la sphère culturelle, les candidats indépendants ont un rôle majeur à jouer dans la consultation électorale. Le philosophe Youcef Seddik, par exemple, est un candidat indépendant à la circonscription de l'Ariana. Il est partisan d'un islam libéral affirmant qu'il est légitime pour tout musulman de relire et d'interpréter le Coran de son point de vue personnel4. Fait partie également de cette catégorie de candidats, la cinéaste Salma Baccar, en sa qualité de tête de liste du Pôle démocratique moderniste dans la circonscription de Ben Arous. Le Pôle démocratique moderniste est une alliance regroupant quatre partis et cinq initiatives qui revendique ouvertement la séparation de la religion de l'Etat Son programme est axé exclusivement sur des propositions socioéconomiques. Les positions idéologiques de quelques candidats sans identité partisane reconnue, font dire à certains que cette catégorie d'acteurs constitue quelques fois, un déploiement stratégique de certains partis politiques. LES ISLAMISTES Face aux candidats indépendants, il y a bien entendu le parti islamiste Ennhada. Sans tomber dans l'alarmisme, la place influente qu'aura à occuper la mouvance islamiste dans le paysage politique post-Benali est une quasi-certitude ; d'autant plus que le phénomène du succès politique des mouvements se revendiquant de l'islam est constaté à chaque moment marqué par l'agitation sociale et l'ouverture politique. Même si le vocable « islamisme » renvoie à des réalités sociopolitiques infiniment diverses et variées ; son avantage fédérateur est un atout incontestable. La doctrine du mouvement islamiste tunisien incarné par Ennahda et son leader Rachid Ghannouchi s'est construite sur une vision commune, celle des frères musulmans égyptiens. Elle s'en est progressivement démarquée en incluant des références spécifiques si bien qu'aujourd'hui elle fait de la justice sociale son cheval de bataille. Rachid Ghannouchi fait savoir qu'il se reconnaît dans l'idéologie islamo-conservatrice de la mouvance de l'AKP turque. Il est fait référence, dans l'introduction de son programme, à l'islam en tant que référentiel fondamental et accorde aux volets social et économique une place de choix. Les lignes directrices du parti sont appuyées par moment par des sourates5. LES CENTRISTES Il ne faut pas que l'avance octroyée par les sondages au parti d'Ennahda masque les autres forces politiques à fort enracinement populaire, à commencer par le Parti Démocrate Progressiste (PDP). Fondé en 1983, le PDP est un parti toléré sous l'ère Benali qui se réclame de diversité regroupant à la fois des libéraux et des progressistes. Son programme réclame une constitution démocratique respectueuse des droits et des libertés, cherchant à consacrer le principe de séparation des pouvoirs. Ses grandes orientations portent sur l'économie et le social prônant l'amélioration du pouvoir d'achat et des mesures d'urgence pour l'emploi. Ahmed Néjib Chebbi, leader pragmatique du parti ambitionne de faire du PDP un acteur incontournable dans le nouvel échiquier politique tunisien. Interrogé sur le retour de Rachid Ghannouchi sur la scène politique, il dira : « Il représente une sensibilité qui n'est pas la nôtre, mais il a sa place sur l'échiquier politique... J'espère simplement que son retour ne contribuera pas à polariser encore davantage le climat politique»6. LES SOCIAUX-DEMOCRATES Dans cette catégorie, figure les candidats du Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés, communément appelé Ettakatol. C'est un parti dont le programme est articulé principalement autour des questions socioéconomiques. Ses 100 propositions concernent l'instauration d'un Etat de droit, la mise en œuvre de nouvelles approches en matière de relations étrangères, la relance urgente de l'activité économique contribuant à fonder une société juste permettant une vie digne.7 La moitié des propositions sont consacrées au développement par une économie solide et solidaire. Son président Mustapha Ben Jaafar souhaite que le choix des électeurs porte sur de vrais projets de société.8 La dynamique sociopolitique Post-Benali, à la veille de l'élection de l'assemblée constituante révèle l'émiettement du paysage politique tunisien ; faisant du consensus autour d'un projet commun l'enjeu fondamental. Elle montre aussi la mobilité du critère de différenciation entre les acteurs politiques, signe révélateur de la fraîcheur de l'expérience démocratique en Tunisie. Cette fraîcheur n'est pas toujours favorable au processus de démocratisation, eu égard aux échecs auxquels elle peut aboutir dans certains cas.9 Elle témoigne de la relative faible implantation des partis libéraux, comme le met en exergue la cartographie des partis politiques tunisiens10. Ceci est probablement un trait majeur de la culture politique de la Tunisie, basée sur la compétition socioéconomique porteuse d'espoir et de suffrages. Elle indique enfin la responsabilité des futurs élus à faire de la nouvelle Tunisie non seulement un modèle de réussite de la transition démocratique mais aussi la preuve de la viabilité d'un régime autre qu'autocrate dans les pays arabes et musulmans. *Cadre universitaire 1- L'idée d'un référendum a même fait son chemin avant qu'elle ne soit tranchée par la signature des partis représentés au sein de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution de la déclaration du processus transitoire. 2- Voire l'analyse coordonnée par Béatrice Hibou, intitulée : Tunisie. Économie politique et morale d'un mouvement social. 3- Résultat du sondage réalisé avant la campagne électorale, qui a débuté le 1er octobre. 4- Jeune Afrique du 05 février 2009. 5- Programme accessible à travers le lien : http://www.365p.info/livre/copie_fr.pdf . 6- Jeune Afrique du 18 février 2011. 7- Page 10 du programme du parti, lien : http://www.ettakatol.org/programme/Prog_fr/. 8- Jeune Afrique du 15 septembre 2011. 9- C'est l'une des conclusions du colloque sur le thème de la paix et de la démocratie, organisé par l'Unesco en 2004, lien : http://unesdoc.unesco.org/images/0013/001354/135498f.pdf . 10- La cartographie la plus complète est accessible via le lien http://www.fhimt.com/wp-content/uploads/2011/04/CartePartisPolitiques-v4.001.png. |