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Cette
contribution est une tentative d'attirer l'attention des lecteurs sur
l'importance et l'utilité vitale de cette science qu'est la sociologie. Elle
est publiée en hommage à notre cher collègue et ami, le regretté Abdelkrim
Bezzaz, sociologue de l'université d'Annaba, qui nous a quittés il y a quelques
semaines seulement.
La question que nous posons ici est loin d'être superflue ou injustifiée. Car, il semble bien qu'à la différence des discours et des déclarations entendus ici et là, à telle ou telle occasion, où on ne manque pas de louer l'importance de cette discipline et son utilité pour la société, la sociologie chez nous est très loin encore d'être considérée comme une science à part entière. Bien au contraire, tout porte plutôt à croire qu'à travers l'attitude et le comportement de ses acteurs sociaux, à tous les niveaux, notre société semble, inconsciemment ou non, prête à sacrifier cette branche du savoir et se passer de ses services «inutiles». Alors, peut-on vraiment se passer de la sociologie ? Pour tenter une réponse à cette question, nous estimons qu'il va falloir d'abord rappeler en quoi consiste cette science. Quelle est sa définition est quel est donc son objet ? Qui sont les acteurs qui pourront être intéressés par ses productions ? Ensuite, et à la lumière de cela, chacun de nous pourra en déduire si oui ou non la société peut se passer de la sociologie. Qu'est-ce donc la sociologie ? En fait, il existe plusieurs définitions de cette science. Certains y voient un indice de peu ou carrément de «non scientificité» de cette discipline. De l'avis de la plupart des sociologues, il n'en est rien. Ce serait plutôt un signe de sa richesse et celui de la complexité de son objet. On définit la sociologie, par exemple, comme étant «l'étude scientifique des phénomènes sociaux». D'autres disent que c'est «la science des actions sociales» ou des «rapports sociaux». Ou bien encore, c'est «l'étude des institutions sociales». On la définit aussi comme étant «l'étude scientifique de la vie en société», etc., etc. Au-delà de cette divergence, qui n'est en fait qu'apparente, ces définitions ne sont pas en fait très différentes. Bien au contraire, toutes s'accordent à reconnaître, d'une manière ou d'une autre, que la sociologie est bel est bien une science qui permet à l'homme de mettre en question sa vie sociale elle-même et donc, ses structures, ses institutions, ses normes, ses croyances, ses valeurs, ses habitudes, etc. La sociologie est donc la science qui l'aide à mieux connaître les conditions de la vie sociale et les logiques et systèmes qui la sous-tendent. C'est pour cela que l'une des meilleures définitions de la sociologie est, à mon avis, celle qui la considère comme étant la «science qui permet à la société d'être consciente d'elle-même». La sociologie est donc un moyen indispensable pour permettre à cette entité qu'on appelle communément «société» de devenir un sujet «historique». C'est-à-dire une entité consciente de son existence, de son passé, de son présent, de son avenir, des défis auxquels elle est confrontée et qui agit en conséquence. A quoi sert la sociologie ? Beaucoup de sociologues ne cessent de rappeler que cette question est souvent posée par ceux qui se montrent curieux de connaître cette discipline. En réalité, et comme ne manquent pas de le souligner ces mêmes sociologues, dans l'esprit de ceux qui posent cette question, la sociologie se présente comme une branche qui ne sert vraiment à rien. La sociologie ne sert-elle vraiment à rien, comme semblent le croire un grand nombre de gens même parmi les plus instruits, voire au sein des milieux universitaires et des élites et surtout comme semble le confirmer la place de cette discipline dans les politiques de gestion et d'organisation adoptées par notre pays ? Les sociologues et beaucoup d'intellectuels ne cessent de prouver le contraire. Même une observation objective de ce que l'absence de cette science dans notre expérience vécue a provoqué et provoque encore comme dégâts, catastrophes, gâchis et échecs démontre exactement l'opposé de cette croyance, souvent implicite, en son inutilité. En effet, quelle est la science critique et non réductrice qui nous permettrait d'étudier notre expérience de développement social et économique et celle de la construction de notre Etat ? Comment pourrait-on dévoiler les systèmes, les agencements, les mécanismes, etc., qui structurent et expliquent en bonne partie l'état et le fonctionnement de notre société ? Comment arriverait-on à cerner et expliquer les causes sociales les plus profondes et donc les plus puissantes, les plus inconscientes et les plus difficiles à découvrir qui empêcheraient par exemple à l' «entreprise» de s'implanter enfin dans notre société ? Quelle est la science qui nous aiderait à élucider les raisons qui expliqueraient la nature et le fonctionnement de notre vie politique, éducative, culturelle, etc. ? A vrai dire, les thèmes sociologiques, aussi importants et urgents les uns que les autres, sont très longs et toujours incomplets. La prise de conscience de la société d'elle-même, de sa nature, de ses structures, de ses acteurs, de son fonctionnement, de ses conflits, etc. est sans doute la première condition de toute tentative sérieuse d'une action d'amélioration de son état. Une action plus claire quant à ses objectifs, plus concertée, plus adaptée à la réalité de la société et aux ambitions réelles et profondes de ses différentes composantes. Car, il faut le rappeler, au-delà de son étude critique et aussi objective que possible de l'ordre établi, tout ordre établi, le politique n'en est qu'un et peut-être pas le plus important, car il dépend lui aussi de plusieurs autres ordres, l'objectif ultime de la sociologie est l'amélioration de la vie sociale. Sinon, cette science, comme l'a souligné Durkheim, ne mériterait pas une seule heure de peine. Justement, comment utilise-t-on dans la vie concrète les connaissances sociologiques ? Rappelons encore une fois que, de l'avis de beaucoup, l'une des conditions de la production d'un savoir sociologique susceptible de contribuer à l'amélioration de la société est que la sociologie doit toujours rester une science critique et non normative. Autrement dit, elle doit toujours se contenter ou plutôt s'obliger, en dépit de toutes les tentations qui sont nombreuses et très fortes, à aider les acteurs sociaux à comprendre ou mieux expliquer les phénomènes sociaux, la nature et le fonctionnement des structures sociales, des systèmes, des institutions et des mécanismes qui régissent leur vie en commun. Elle ne doit donc pas en tant que telle dicter ce qu'il faut faire. Cela est du ressort des disciplines normatives telles que la politique et la gestion par exemple. C'est pour cela que certains ont estimé que le sociologue est appelé à jouer, vis-à-vis des différents acteurs responsables, le rôle du «fou du roi». Autrement dit, il serait appelé à lui dire, après analyse et étude bien sûr, ce que les autres ne peuvent ou ont peur de lui dire. En réalité, l'intervention concrète du sociologue et l'utilisation des connaissances sociologiques par les acteurs sociaux concernés est très complexe et diversifiée ; elle peut prendre en outre plusieurs formes et se pose à différents niveaux. C'est pour cette raison que si on tente de montrer comment cela pourrait se passer, on doit reconnaître qu'il y a donc plusieurs niveaux d'analyse sociologique et que chaque niveau correspond à un genre de savoir avec ses problématiques et ses questionnements propres et pourrait être destiné à des utilisateurs précis. En simplifiant un peu, on peut dire qu'il existe au moins trois niveaux d'analyse sociologique. Le premier est celui que l'on pourrait appeler «microsociologique». Il correspond aux études dont les questionnements se posent à un niveau restreint de la vie sociale. Cela peut être un groupe, une région, une ville ou les relations qui naissent et se nouent entre les individus dans la vie quotidienne. Ici, le cadre de l'analyse et référentiel n'est pas la société dans son ensemble mais une partie seulement. Comme exemple à cela, on peut citer les études se rapportant à des groupes sociaux limités habitant une région, tels que les groupes ethniques où on s'intéresserait à leurs cultures, leurs intérêts, leur histoire, leurs codes, leurs hiérarchies, leurs luttes, etc. Ce genre de travaux, qui s'approchent des études ethnographiques, intéresse particulièrement, et non seulement bien sûr, les responsables locaux, les administrations territoriales, les entreprises, les agences de développement local, etc. Ainsi, les connaissances qui sont produites à ce premier niveau aideraient ces acteurs à prendre les aspects sociaux importants mais souvent ignorés ou marginalisés dans toutes leurs actions de développement régional, d'implantation d'usines, de lancement de projets divers, etc. Le second niveau est celui que l'on peut nommer le «socio-organisationnel». Le savoir y afférent est celui qui, de l'avis de beaucoup, pose le plus de problèmes en ce qui concerne son statut épistémologique. Ainsi, on se demande souvent si ce savoir peut être considéré comme une connaissance sociologique critique ou simple application formelle et superficielle des techniques et méthodes de recherche sociologiques au service des responsables d'organisations diverses pour mieux asseoir leur domination et leur contrôle sur les autres acteurs se trouvant sous leur autorité. A vrai dire, ce n'est pas le niveau organisationnel auquel il est appliqué qui définit la nature critique ou directionnelle de ce savoir. Il s'agit plutôt de la manière et la nature des questions posées par le chercheur s'intéressant à des problèmes organisationnels. Cela pourrait prendre une tendance normative dans la continuité des travaux des relations humaines fondée dans les années 1930 aux Etats-Unis par Elton Mayo et ses disciples. Cela pourrait prendre aussi une tendance de sociologie des organisations où le chercheur s'intéresserait à des questions de pouvoir, de conflits mais en prenant comme cadre d'analyse non pas la société dans son ensemble mais l'organisation sous formes d'un système d'action tel que défini par le sociologue français Michel Crozier. Cela pourrait prendre enfin une tendance sociologique critique où les problèmes de l'organisation sont posés dans le cadre de la société dans son ensemble. Mais il faut tout de même souligner que, généralement, les études se rapportant au domaine organisationnel ont souvent tendance à s'inscrire dans le cadre des sciences normatives telles que le Management et au mieux de la sociologie des organisations. Rarement, ces travaux prennent une tendance sociologique critique. D'ailleurs, ce sont souvent les dirigeants des organisations : ministères, grandes entreprises, etc., qui commandent ces travaux, les financent et donc les orientent d'une façon ou d'une autre. En tout cas, c'est sous forme de théories générales ou restreintes, de rapports et comptes-rendus de recherche que les organisations reçoivent les résultats de ces travaux et essayent de les appliquer. Dans notre pays, la relation entre les sociologues des organisations et celles-ci est, à notre connaissance, loin d'être une réalité. Ou bien les organisations se passent complètement des services de ces sociologues, et c'est la règle, ou bien on se dirige vers les bureaux et consultants internationaux pour les grands projets ou les grandes entreprises. Les travaux réalisés par les chercheurs locaux, généralement sous forme de thèses, rapports de recherche, etc., restent, au niveau des bibliothèques des universités et des centres de recherche, complètement ignorés. Cela ne contribuerait jamais à l'amélioration de la qualité de ces travaux et ne permettra aussi jamais à nos organisations : entreprises, hôpitaux, administrations diverses ?, de sortir de l'état déplorable dans lequel elles se trouvent. Quant au troisième niveau, il est peut-être, de l'avis de beaucoup de sociologues, le plus important du point de vue qui nous intéresse ici. Car, pour eux, c'est le seul niveau d'analyse qui permet de produire une connaissance méritant le statut de connaissance sociologique stricto sensu. C'est le niveau où les problématiques et les questionnements touchent la vie sociale dans son ensemble ou, comme disent les sociologues, le «système social global». En effet, c'est là où la connaissance sociologique côtoie la pensée philosophique sans pour autant s'y confondre car elle reste fondée essentiellement sur des recherches empiriques et des méthodes de la recherche scientifique. Cette connaissance ne prend pas nécessairement, selon l'expression du sociologue américain W. Mills, la forme de «métathéories» comme par exemple le marxisme, le structuralisme, le fonctionnalisme, etc. C'est une sociologie dont les problématiques se posent au niveau de la société tout entière et c'est pour cela que cette connaissance doit parvenir et être à la portée des acteurs sociaux dont l'action se situe au plus haut niveau de l'organisation et la gestion de la société, de ceux qui y aspirent ou de ceux qui sont appelés à leur préparer les décisions ou même ceux qui les critiquent ou les orientent. Cela concerne, bien sûr, tout intellectuel voulant soulever ou étudier les problèmes de sa société. Il peut être un écrivain, un journaliste, un essayiste, etc. Il peut être également un responsable politique au pouvoir ou dans l'opposition ou tout autre acteur civil ou militaire. Cela est loin d'être facultatif. Bien au contraire, nous estimons que, pour tous ces acteurs, une culture scientifique sociologique, continuellement mise à jour est indispensable. Il est une règle, dans les pays développés, que les sociologues sont lus et consultés. Souvent même, dans ces pays, des relations très étroites existent entre les plus importants responsables et des sociologues de renom. Bien sûr, c'est la connaissance sociologique qui, seule, permettrait aux acteurs divers, responsables ou non, d'être plus conscients des fondements de leur société, des pesanteurs qui régissent les rapports entre ses différents groupes, des conflits, cachés ou apparents, réels ou potentiels, des enjeux, des systèmes de relations dans tel ou tel domaine. C'est elle aussi qui permettrait de mettre au jour les structures, souvent inconscientes et latentes, qui déterminent la nature et la forme des pensées et des comportements sociaux et empêchent les changements, souvent à l'insu des acteurs, quel que soit leur génie. C'est elle également qui permettrait par voie de conséquence de mieux connaître les aspirations des citoyens, des forces et faiblesses de la société, de ses atouts, etc. C'est cette connaissance qui donne donc la possibilité d'orienter ou, du moins, aider la réflexion et l'action des différents acteurs à tous les niveaux, dont certains détiennent entre leurs mains les destinées de la société. C'est aussi elle qui donne cette possibilité à ceux qui aspirent de prendre un jour en main ces responsabilités ou tout simplement à ceux qui, sans chercher à gérer les affaires publiques, militent et travaillent pour l'amélioration de la situation sociale, économique, politique, culturelle de leur société. Certes, les convictions qui orientent les projets et les programmes politiques sont différentes et parfois contradictoires. Toutefois, une connaissance scientifique, en l'occurrence sociologique, pour guider ces programmes, soit au niveau de la réflexion, soit au niveau de l'action, est indispensable dans le monde actuel. On ne peut plus se fier uniquement à ce que d'aucuns appellent «la sagesse empirique» qui, par définition, ne peut être que partielle et partiale. En outre, et c'est ce qui constitue sa principale faiblesse, voire son danger, c'est que, au contraire de la connaissance scientifique, elle ne se remet jamais en question. De ce qui précède, nous sommes en mesure de bien nous rendre compte combien en fait il est important et nécessaire d'édifier, perfectionner et répandre la connaissance sociologique au sein de la société au moins parmi son élite. Combien il est vital d'encourager sa pratique et d'améliorer sa qualité. Bien sûr, il ne s'agirait pas d'accepter tout juste sa présence formelle et de tolérer officiellement son enseignement dans les écoles et les universités, de prévoir des modules de sociologie dans la formation des ingénieurs, des techniciens et des administrateurs, par exemple. La sociologie a d'abord besoin d'être reconnue comme science indispensable dans la société à part entière. Comme un savoir nécessaire pour rendre intelligible la vie sociale et permettre par voie de conséquence son amélioration dans tous les domaines et ce, au même titre que les autres sciences fondamentales, telles que : la physique, la biologie et les mathématiques. Certes, la tâche est loin d'être facile. Car, du fait même que son objet est justement la vie en société, la sociologie rencontre toujours du rejet et du refus de la part des acteurs sociaux, le plus souvent inconsciemment mais toujours avec ténacité afin de l'empêcher d'en dévoiler les «secrets». Elle est rejetée car elle «dérange», selon les termes de Pierre Bourdieu. Entre autres, elle dérange l'ordre établi. Mais quel ordre ? Nous estimons que si l'ordre établi politique en est un, il n'en est pas pour autant le seul tel que nous l'avons déjà souligné. D'autres ordres existent et ils sont peut-être les plus importants. La sociologie dérange donc aussi la sclérose, la stérilité, l'apathie, la stagnation, l'immobilisme, l'ignorance et l'inconscience sociale. Empêcher la sociologie de prendre sa place au sein de sa société, c'est empêcher celle-ci d'en être consciente, de s'en débarrasser et d'y faire face. La sociologie est rejetée car elle risque de montrer aussi combien la vie sociale est «dominée» par la domination. C'en est même son objet, selon le même Bourdieu. En effet, c'est la domination des forts sur les faibles, des riches sur les pauvres, des privilégiés sur les défavorisés, des hommes sur les femmes, etc., qu'il s'agit. Mais il est une autre domination que la sociologie permet de dévoiler et donc de combattre. C'est la domination des autres sociétés sur sa propre société. Celle des puissantes sur les faibles. Elle s'exerce souvent sournoisement, intelligemment et de diverses manières. Dans un monde de plus en plus mondialisé dont les rapports ont toujours été en faveur des plus forts, empêcher la sociologie de se développer et exercer convenablement son travail, c'est décider de laisser sa propre société comme un enfant au milieu d'un groupe d'adultes hostiles et donc exposé à tous les risques de domination, d'exploitation, d'agression et même de viol. L'histoire nous le prouve. Dans les années 1830, durant lesquelles la France occupait notre pays, Auguste Comte, l'un des fondateurs de la sociologie et inventeur de ce terme, parachevait les fondements de cette discipline, soulignait son importance et contribuait avec succès à lui réserver une place parmi les plus prestigieuses sciences. |